Le tournant ukrainien

À Stanitsa Louganska, dans la banlieue de Lougansk, région d’Ukraine tenue par les séparatistes, une école maternelle a été bombardée. Ukraine et séparatistes se renvoient les responsabilités de cette frappe criminelle. Est-ce là le prétexte dont la Russie va se saisir pour intervenir militairement en Ukraine ? Dans le brouillard de guerre qui tombe sur l’Europe de l’est, tous les scénarios sont envisageables. Toutes les issues aussi : négociation, guerre limitée, internationalisation, conflit ouvert et total.

Les jours apportent leurs lots de nouvelles contradictoires, d’informations et de désinformations. L’incertitude règne en maître.

C’est l’incertitude qui représente, en réalité, la donnée importante de cette période. La donnée nouvelle. Elle vient contribuer, parmi d’autres facteurs, à un changement d’âge pour notre continent.

Le retour de l’histoire

Comme nous l’avons écrit à plusieurs reprises, nous avons vécu des décennies dans une bulle. Cette bulle a été formée par des illusions. Illusion qu’avec la fin de la guerre froide les guerres seraient de l’histoire ancienne, tout comme les coups tordus orchestrés par les États. Illusion d’une richesse devenue pérenne, d’un avenir calme et de la possibilité de se projeter de l’avenir – en dépit d’ailleurs de la future catastrophe écologique. Illusion sur illusion ont donné cette impression trompeuse que nous venions d’arriver dans un nouvel âge d’or, dans lequel les choses suivraient désormais leur cours.

Mais l’Histoire, loin d’être finie, loin d’être terminée, revient en force. Et elle n’est pas ce chemin vers un avenir radieux, meilleur, mais au contraire : rien ne garantit que demain soit meilleur qu’aujourd’hui. Elle revient et s’accélère.

La pandémie de Covid-19, la crise économique et écologique font maintenant place au retour de la guerre. Pour nous qui vivons dans une puissance militaire et économique, aujourd’hui, non seulement notre impérialisme est en crise, et a subi plusieurs revers importants, mais la montée de nouveaux challengers rebat les cartes de la diplomatie mondiale.

Krieg oder nicht ?

Un jour les tensions montent, un jour elles retombent. Difficile donc d’y voir clair. Mais l’important est bel est bien ailleurs. Il n’est pas dans la concrétisation de la guerre, du moins dans l’immédiat, mais bien dans la possibilité qu’elle puisse exister. Que des acteurs se sentent suffisamment forts et qu’ils aient des rivalités suffisamment profondes pour justifier d’en recourir à la force armée.

Qu’il y ait guerre ou non, une étape a été franchie. La diplomatie et la guerre ouverte sont simplement les extrémités d’un large spectre qui comprend toutes les possibilités intermédiaires. C’est l’existence de ce spectre, la possibilité pour des antagonistes en Europe de recourir à l’ensemble de ces moyens, qui représente une rupture par rapport à avant. L’âge de la domination négociée est terminé : aujourd’hui, la symétrie entre les grandes puissances est suffisante pour que les nouveaux arrivés veuillent renégocier le système mondial. C’est donc, aussi, la fin d’une ère de « maintien de l’ordre » et de guerres menées par des corps expéditionnaires contre des forces asymétriques. Demain, des guerres frontales, opposant des divisions, des armées, les unes aux autres, seront possibles. Elles ne seront pas une promenade telle que l’invasion de l’Irak en 2003 l’a été pour la Coalition.

Un changement d’ère

Accepter cet état de fait revient à accepter notre propre mortalité. Notre mortalité en tant qu’individus, face à la violence, face à la tuerie de masse. Mais aussi notre mortalité « civilisationnelle », ou plutôt celle de notre « civilisation matérielle » faite d’une accumulation de richesses, faite d’un niveau de vie artificiellement dopé par l’impérialisme et ses retombées.

Ce changement d’ère serait terrible, mais on s’habitue, hélas, vite à l’ombre de la mort. Vladimir Poutine, tout comme la Chine, est persuadé que les Européens ne rentreront pas dans une guerre d’ampleur. Ils pensent que les Européens, en renonçant à la conscription et à l’armée de masse, ne seront pas capables de mobiliser leur population pour faire face à un risque de conflit. C’est une présomption parfois dangereuse : les nazis pensaient la même chose des Américains, qu’ils jugeaient “dévirilisés” et sans tradition militaire.

Le retour de la barbarie

L’âge de la barbarie pourrait revenir sans même que nous nous en rendions compte, juste en nous « ensauvageant » – selon la formule d’Aimé Césaire – graduellement. Nous voyons cet ensauvagement progresser déjà : au travers des discours exterminateurs de Zemmour.

En Ukraine, la paix est encore possible. Elle est animée par ceux qui ne veulent pas que le pays soit à nouveau le paillasson d’une invasion. « Nous devons vivre comme trois sœurs – l’Ukraine, le Bélarus et la Russie » déclare cette vieille retraitée. Mais la Guerre universelle, la Guerre comme principe du partage du monde, est inévitable tant que nous n’écrasons pas ses incitateurs.

La réalité est que si nous voulons mettre fin au retour incessant des cavaliers de l’apocalypse – Peste, Famine, Guerre et Mort – il n’existe qu’une seule solution. C’est par la destruction de l’impérialisme, du capitalisme qui lui donne naissance, et de l’appareil militaro-industriel. C’est par la fin de l’exploitation et de l’asservissement. C’est par la coopération internationale et intercontinentale et par le développement concerté et régulé. Cette possibilité de survie et d’avenir ne tombera pas du ciel : il faudra une révolution pour l’arracher des griffes de ceux qui font passer les profits avant l’Humanité.

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