Introduction
Le mercredi 27 novembre dernier, l’Organisation de libération du Levant (Hayat Tahrir al-Cham, HTC), a lancé une vaste offensive contre les positions du régime de Bachar al-Assad. Le vendredi 29 novembre dernier, le HTC est rentré dans Alep, et le lendemain, il contrôlait la ville alors que les troupes gouvernementales se retiraient. Actuellement, le HTC continue son offensive vers Damas, conjointement avec l’Armée nationale syrienne. Le HTC et l’Armée nationale syrienne sont aujourd’hui les deux principales forces antigouvernementales en Syrie.
Fondé en 2017, le HTC est issu directement du Front Fatah al-Cham, qui est la scission d’Al-Qaïda en Syrie (le Front al-Nosra) d’Al-Qaïda en 2016 ; et de la fusion de divers groupes islamistes, dont certain issus de la décomposition de l’État islamique en Syrie. Depuis sa fondation, le HTC contrôle Idlib et dirige le Gouvernement de salut syrien.
Le HTC a profité de l’état de faiblesse du Hezbollah au Liban et de la Russie (soutiens du régime de Bachar al-Assad), affaiblis dans leur guerre respective contre Israël et contre l’Ukraine, pour lancer son offensive sur une ligne de front alors figée depuis plus de 5 ans. Cependant, le HTC se prépare à une telle offensive depuis au moins 2020. La débandade des troupes gouvernementales, n’opposant aucune résistance sérieuse aux troupes rebelles à Alep, a stupéfait autant les observateurs internationaux que syriens — dont le régime de Bachar al-Assad lui-même.
L’avancée fulgurante de HTC en Syrie, et la perspective prochaine de voir le régime de Bachar al-Assad chuter après plus d’une décennie de guerre civile, ont suscité beaucoup de réactions.
La « libération nationale » ?
Pourquoi défendre la lutte de libération nationale de HTC en Syrie ?
Dans un précédent article1, nous avons posé la question « pourquoi défendre la libération nationale », et nous avons ainsi défini ce qu’est une lutte de libération nationale, et pourquoi les communistes doivent en tout lieu et en tout temps être à l’avant-garde de celles-ci. Les communistes doivent se battre avec et à la place de la bourgeoisie pour le contenu démocratique de la libération nationale, dont la révolution communiste a besoin. Sans révolution démocratique là où elle est nécessaire, la révolution communiste est impossible — d’une part, elle n’est tout simplement pas à l’ordre du jour politique des masses, et d’autre part, le développement du mouvement communiste est freiné par l’absence de droits démocratiques. Lorsque la bourgeoisie abandonne les tâches révolutionnaires bourgeoises, le prolétariat doit s’en emparer et les réaliser.
La libération nationale, au sens marxiste, est une lutte nationale démocratique. Mais toutes les luttes nationales ne sont pas des luttes démocratiques, c’est-à-dire que toute libération d’une nation n’est pas une libération nationale au sens où nous l’entendons. Il peut exister des luttes de libération nationale qui ne sont pas des luttes démocratiques, c’est-à-dire dont le contenu démocratique est secondaire, et dont le contenu compradore ou féodal est principal. Cependant, ces luttes ne sont alors généralement pas qualifiées de « libération nationale », parce qu’elles laissent alors les communistes indifférents. Pourquoi ? Parce que cette « libération » n’est pas démocratique, elle est la libération d’une fraction des classes réactionnaires contre une autre.
La lutte de « libération nationale » de HTC en Syrie est une de ces luttes.
La Syrie est une semi-colonie dominée par les impérialismes russe et chinois, et disputée par les impérialismes occidentaux. La Syrie est un lieu de lutte directe entre les impérialistes challengers (russe et chinois) et les impérialistes hégémoniques (occidentaux), qui est à ce titre analogue à l’Ukraine.
En toute circonstance, les communistes doivent appliquer une analyse de classe. La Syrie est aujourd’hui un pays semi-colonial, dominé par le capitalisme compradore (bureaucratique) et les vestiges féodaux.
Quelles sont les classes en lutte aujourd’hui en Syrie ? L’État syrien que dirige Bachar al-Assad représente la bourgeoisie bureaucratique compradore. Le HTC représente les féodaux. Ni la bourgeoisie bureaucratique compradore de l’État syrien, ni les féodaux de HTC ne portent un contenu démocratique, car ce ne sont que deux classes réactionnaires en lutte pour la domination de la Syrie, c’est-à-dire la gestion du capitalisme compradore (bureaucratique).
Qu’est-ce que le « capitalisme semi-féodal » ? Comment le capitalisme peut-il être « semi-féodal » ? Prochainement, un article dédié au problème de la relation entre féodalisme et libération nationale donnera une réponse satisfaisante à ces questions. Cependant, nous pouvons déjà affirmer ce qui suit :
Le mode de production féodal a disparu avec l’apparition et l’extension mondiale du mode de production capitaliste. Cependant, dans les pays semi-coloniaux, le capitalisme qui s’est développé est un capitalisme semi-féodal, à la campagne. Ces pays sont semi-coloniaux semi-féodaux, parce que leurs modes de production sont le capitalisme semi-colonial et le capitalisme semi-féodal. Dans ce dernier, des élites sociales précapitalistes, issues du mode de production féodal, dominent toujours. Ces élites sociales dites « féodales » sont les propriétaires terriens. Dans les semi-colonies, même lorsque le capitalisme semi-féodal cesse d’être dominant à la campagne (par exemple, des suites d’une réforme agraire), et que le capitalisme compradore (bureaucratique) devient dominant sur tout le territoire (y compris à la campagne), les rapports de production semi-féodaux et les élites féodales peuvent subsister dans des vestiges féodaux.
En Syrie, les élites féodales sont les chefs religieux et les chefs tribaux (cheiks). Ce sont les élites féodales syriennes qui sont la direction politique de HTC.
La lutte nationale de HTC n’a pas de contenu démocratique, elle est principalement réactionnaire.
Soutenir le HTC dans sa lutte contre le régime de Bachar al-Assad, c’est soutenir une alliance dirigée par des élites féodales dans sa lutte contre la bourgeoisie bureaucratique compradore, c’est-à-dire prendre parti dans la lutte réactionnaire entre deux classes dominantes pour la domination du semi-colonialisme en Syrie. Le HTC n’a pas d’autres projets que d’intégrer la bourgeoisie bureaucratique compradore et de devenir sa fraction dominante à la place de celle de Bachar al-Assad.
La lutte de libération nationale de HTC n’est pas une lutte démocratique. Elle n’est dirigée que contre la fraction au pouvoir de la bourgeoisie bureaucratique compradore, et ne subvertit en rien le semi-colonialisme. Est-ce que le HTC combat l’impérialisme, le capitalisme compradore (bureaucratique) et les vestiges féodaux ? Non. Au contraire, il se propose d’être leur nouveau champion en Syrie.
Le « moindre réactionnaire » ?
Certains communistes défendent que soutenir la lutte réactionnaire d’une classe réactionnaire serait justifié en Syrie par l’ignominie du régime de Bachar al-Assad. Si personne ne peut contester ladite ignominie, cela ne représente en rien un argument de classe, c’est-à-dire la justification d’une position révolutionnaire !
Les spéculations selon lesquelles le HTC serait préférable au régime de Bachar al-Assad ne sont basées sur rien de sérieux, et surtout, sur aucune analyse de classe ! Le HTC promet de respecter les minorités religieuses et de mettre fin au régime de terreur de Bachar al-Assad, mais depuis quand les communistes sont-ils réduits à écouter et croire les promesses qu’une classe réactionnaire fait dans sa lutte pour l’accession au pouvoir ?
Les communistes doivent défendre l’autonomie politique de classe du prolétariat, et ne pas se rabaisser à soutenir le « moindre réactionnaire », qui finit toujours par ne plus être « moindre ». Lorsque des tâches révolutionnaires démocratiques existent, comme c’est le cas dans les pays (semi-)coloniaux, (semi-)féodaux ou fascistes, les communistes doivent adapter leur stratégie révolutionnaire aux conditions concrètes de la lutte. Dans la révolution démocratique, les communistes peuvent s’allier avec la bourgeoisie progressiste pour réaliser les tâches démocratiques. Mais cette alliance, ce n’est jamais soutenir une classe moins réactionnaire qu’une autre dans sa lutte réactionnaire. Premièrement, les communistes ne doivent défendre que ce qu’il y a de progressiste dans la lutte de la bourgeoisie, c’est-à-dire sa lutte pour les droits démocratiques (contre l’oppression nationale, le féodalisme ou le fascisme). Deuxièmement, les communistes ne doivent jamais se placer sous la direction de la bourgeoisie progressiste, c’est-à-dire ne jamais sacrifier l’autonomie politique de classe du prolétariat. Les communistes doivent mener la lutte démocratique pour leurs propres fins, et dans celle-ci ils doivent trouver autant d’alliés que possible, mais ils doivent diriger leur alliance pour que celle-ci serve leurs fins. Aucune analogie avec la stratégie du front uni démocratique ne peut justifier de soutenir « le moindre réactionnaire ».
Choisir le « moindre réactionnaire », ce n’est jamais une position révolutionnaire, et ce n’est jamais une position scientifique non plus. Croire sur parole ce qu’affirme le HTC, ce n’est ni plus ni moins qu’un exercice de pensée désidérative (wishful thinking), c’est-à-dire accorder du crédit au HTC parce que nous désirons qu’il soit préférable à Bachar al-Assad, et non pas parce que nous avons de bonnes raisons de le penser. Cela revient à ignorer l’analyse de classe et à lui préférer les discours. Bien sûr, l’horreur réactionnaire du régime de Bachar al-Assad rend compréhensible une telle déviation, mais le rôle des communistes est précisément de maintenir une position de classe révolutionnaire. Sinon, nous sommes condamnés à abandonner toute stratégie et à nous contenter d’allers-retours permanents entre « moindres réactionnaires ».
Par exemple, pendant la 1re Guerre mondiale inter-impérialiste, il est vrai que la IIIe République était moins réactionnaire que le IId Reich, et il est vrai aussi que le IId Reich était moins réactionnaire que l’Empire tsariste. Idem, pendant la Guerre froide, il est vrai que l’URSS révisionniste et social-impérialiste était moins réactionnaire que les USA. Alors, que faire ? Pendant la 1re Guerre mondiale inter-impérialiste, aurait-il fallu défendre la guerre de l’impérialisme français contre l’impérialisme allemand, et la guerre de l’impérialisme allemand contre l’impérialisme russe ? Pendant la Guerre froide, aurait-il fallu défendre le révisionnisme et le social-impérialisme soviétique contre l’impérialisme américain ? Non.
La différence entre l’alliance et la liquidation, entre le compromis tactique et la compromission stratégique, c’est l’autonomie politique de classe.
La « résistance islamiste » ?
Certains communistes inscrivent le HTC dans la continuité d’un mouvement de résistance islamiste au Moyen-Orient, notamment parce que celui-ci a affirmé son soutien au Hamas et au Jihad islamique palestinien (JIP).
Dire qu’une organisation est « islamiste », c’est ne rien dire. Pas seulement parce que ce terme amalgame une infinie diversité religieuse et politique, mais parce qu’il ne nous dit rien de la nature de classe de l’organisation en question.
Ainsi, le Hamas est un mouvement nationaliste bourgeois ; le JIP est un mouvement nationaliste petit-bourgeois ; l’État islamique en Syrie et en Irak est (pour ce qu’il en reste) un mouvement fasciste-féodal ; et les talibans, Al-Qaïda et le HTC sont des mouvements féodaux.
Si chacun de ces mouvements peut être qualifié de « mouvement de résistance », la nature de classe de cette résistance diffère entre chacun d’eux, et avec elle, l’existence ou l’absence d’un contenu démocratique. Un mouvement de résistance peut être progressiste ou réactionnaire, c’est-à-dire mener une lutte démocratique de libération nationale ou non, selon sa nature de classe.
Par exemple, voilà ce que nous dit le Parti communiste (maoïste) d’Afghanistan sur le mouvement de résistance des talibans :
« Le C(M)PA ne considère pas les luttes armées des talibans contre les occupants américains et leur régime fantoche comme des luttes armées de libération nationale, mais les considère comme une guerre de résistance réactionnaire qui cherche à mettre fin à la situation coloniale du pays afin de préserver une situation semi-coloniale.
[…]
Il est évident pour nous que les luttes armées menées par les différents groupes d’Al-Qaïda et de l’État islamique contre les forces américaines et russes dans un certain nombre de pays arabes ne sont pas des “luttes armées de libération nationale”, mais plutôt une résistance réactionnaire contre elles. […] »2
De plus :
« Les forces réactionnaires panislamistes telles que l’État islamique, Al-Qaïda, les talibans d’Afghanistan et du Pakistan, ainsi que les mouvements islamistes qui s’appuient sur ces forces et en sont proches dans d’autres pays du Grand Moyen-Orient, y compris en Afrique du Nord, ailleurs en Afrique et en Asie centrale, [sont les] représentant [des] intérêts du féodalisme et de la bourgeoisie compradore, soit en guerre contre les forces d’occupation impérialistes, soit en relation avec les États réactionnaires de la région […]. »3
Comme vu plus haut, la nature de classe de HTC et de sa lutte le distingue nettement d’autres mouvements islamistes du Moyen-Orient, comme le Hamas et le JIP, qui mènent une lutte démocratique de libération nationale. Le Hamas et le JIP luttent contre le colonialisme en Palestine, le HTC ne lutte pas contre le semi-colonialisme en Syrie. Le Hamas et le JIP sont respectivement bourgeois et petits-bourgeois, le HTC est féodal. La lutte du Hamas et du JIP représente les intérêts matériels et politiques des masses populaires palestiniennes, la lutte de HTC représente les intérêts des féodaux syriens.
Évidemment, une partie des masses syriennes est engagée dans le HTC, ou le soutient, mais cela ne change pas sa nature de classe, c’est-à-dire les intérêts qu’il représente : ce qui importe, c’est sa direction politique. Par exemple, une partie des prolétaires et des petits bourgeois palestiniens sont engagés dans le Hamas, ou le soutiennent, mais cela ne change pas sa nature bourgeoise, parce que sa direction politique est bourgeoise.
Du point de vue révolutionnaire communiste, mais aussi du point de vue des masses syriennes, la victoire éventuelle de HTC ne serait pas une avancée par rapport au statu quo.
1 « Pourquoi défendre la libération nationale ? », Unité communiste, 4 juillet 2024.
2 « A Glimpse at the Joint International Statement of the Eight Latin American Maoist Parties and Organizations », Shola Jawid, juin 2018.
3 Ibidem.