Ce document est la postface qui a été rédigée pour la réédition prochaine de Sur la dictature du prolétariat (2017).
7 ans après la publication de Sur la dictature du prolétariat (2017), nous pensons que la dictature du prolétariat est toujours la ligne de démarcation principale dans le mouvement communiste en France.
Ce qui fait de la dictature du prolétariat la ligne de démarcation principale, ce n’est pas sa reconnaissance en mot, mais sa reconnaissance en fait. L’on ne compte plus les organisations communistes déclarant la nécessité de la dictature du prolétariat mais agissant comme si celle-ci devait tomber du ciel, ou n’était qu’un problème scolastique. Or, le problème de la dictature du prolétariat ne vole pas haut dans le ciel, il est terre-à-terre, il n’est pas lointain, il est immédiat.
La « dictature du prolétariat » n’est pas une figure de style, un slogan, une exagération, une profession de foi. La dictature du prolétariat est la formulation de notre stratégie pour la réalisation du communisme : c’est une solution concrète à un problème concret.
Reconnaître la dictature du prolétariat, c’est la reconnaître dans sa stratégie. La dictature du prolétariat est une ligne de démarcation dans le discours, mais surtout dans l’action ! En effet, il y a une différence qualitative entre faire l’éloge de la dictature du prolétariat, d’une part, et se préparer à la réalisation de la dictature du prolétariat, d’autre part.
Reconnaître la dictature du prolétariat, c’est affirmer que nous ne sommes rien sans le pouvoir politique : l’autorité. La stratégie de tous les communistes doit être dirigée toute entière vers la conquête effective des outils de la coercition et de la violence politique. Or, comment allons-nous inverser le rapport de force qui nous oppose à la bourgeoisie pour conquérir lesdits outils ? Autrement dit, comment allons-nous mener et gagner la guerre civile de classe contre la classe dominante ? Pour cette dernière, nous sommes une menace existentielle qui motivera toutes les extrémités.
Reconnaître la dictature du prolétariat, c’est savoir que l’ennemi est organisé et armé, et que nous ne pourrons le vaincre qu’en étant plus organisés et plus armés que lui. Comment être plus armé que l’État bourgeois impérialiste ? L’Histoire a déjà répondu à cette question : avec les masses et par la guerre asymétrique — la guérilla. Les communistes du siècle dernier, qui furent victorieux, n’avaient pas peur de parler du problème concret — militaire — de la prise du pouvoir politique par les armes, et de s’y préparer. Les bolcheviques, par exemple, étaient forts de leur expérience de la clandestinité et de la guerre de partisan de 1905. Si ces derniers purent compter sur les soldats conscrits mutinés en Octobre 1917, cela ne fit pas la différence pour leurs camarades allemands en Novembre 1918.
Le travail des communistes est donc — ni plus ni moins — de préparer la guerre civile de classe pour la gagner. Cela signifie bien sûr se préparer aux problèmes militaires de la conquête du pouvoir, mais surtout aux problèmes politiques et théoriques de la révolution : l’armée révolutionnaire doit être dirigée par un parti révolutionnaire, et un parti révolutionnaire doit être dirigé par une théorie révolutionnaire. Une armée sans la direction d’un Parti communiste est une armée inutile pour la révolution. Cependant, un Parti communiste sans armée à diriger est inutile aussi. Le Parti et l’armée ne sont pas deux choses séparées, qui pourraient être construites l’une après l’autre. L’armée est une partie du Parti communiste. Un Parti communiste sans armée n’est pas simplement temporairement embarrassé, le temps de s’en trouver une, mais un Parti communiste condamné par lui-même. Un Parti communiste qui n’a pas été construit avec son armée est un Parti communiste incapable de diriger une armée ! D’une part, sans pratique militaire, les problèmes de la guerre restent abstraits, la théorie militaire ne peut pas être réellement comprise et appliquée en temps voulu. D’autre part, un Parti sans pratique militaire est un Parti qui ne prend pas au sérieux la prise du pouvoir par la force, donc un Parti réformiste de facto.
Quel sens y aurait-il à reconnaître la dictature du prolétariat, sans reconnaître le seul moyen possible pour réaliser la dictature du prolétariat ? Cela reviendrait à répondre à la question « comment transformer le capitalisme en communisme ? » sans répondre à la question « comment prendre le pouvoir avec lequel transformer le capitalisme en communisme ? » Cela serait absurde ! Pourtant, beaucoup de communistes en France se rendent coupables de cette absurdité. Les communistes qui imaginent un potentiel révolutionnaire dans la France contemporaine sont aussi souvent celles et ceux qui imaginent la révolution communiste comme une manifestation ou une grève hors de l’ordinaire — un Grand Soir.
Reconnaître la dictature du prolétariat, c’est donc être conscient qu’il n’y a qu’un chemin vers la victoire politique : la guerre civile de classe. Or, la victoire politique que nous visons n’est pas simplement un nouveau gouvernement bourgeois, un nouveau régime bourgeois, mais le renversement d’une classe par une autre. En conséquence, il faut accepter à la fois qu’elle ne peut pas être réalisée par une organisation d’élite mais seulement par les masses, et qu’elle ne peut pas être réalisée spontanément mais seulement par une direction politique communiste. La reconnaissance de la dictature du prolétariat est donc la condamnation de tous les spontanéismes et économismes ! Cela exclut l’ensemble des organisations communistes dont la pratique de lutte et d’organisation politique est indistinguable de celle des partis bourgeois ou des syndicats, c’est-à-dire du réformisme respectivement électoraliste et syndicaliste ! Les organisations qui adhèrent au programme de transition trotskiste, qui est révolutionnaire en théorie (à défaut d’être une théorie révolutionnaire) et réformiste en pratique, le sont donc d’emblée. Idem pour l’anarchisme ou l’autonomisme. Le spontanéisme — parce qu’il soumet la conscience de classe à la conscience spontanée des masses — et l’économisme — parce qu’il soumet la lutte politique à la lutte économique — sont des tactiques réformistes qui nient la stratégie de la dictature du prolétariat. La nécessité de la dictature du prolétariat, c’est la nécessité de la prise du pouvoir politique par une classe consciente d’elle-même (animée par l’idéologie communiste). La lutte politique consciente (communiste) n’est ni spontanée ni créée spontanément par la lutte économique. La nécessité de la dictature du prolétariat est aussi la nécessité de la lutte politique consciente dans les masses : la conscientisation des luttes spontanées, et la politisation des luttes économiques.
Reconnaître la dictature du prolétariat, c’est défendre le sens de celle-ci contre toutes celles et ceux qui cherchent à le vider ! « Dictature du prolétariat » signifie la dictature, c’est-à-dire l’exercice exclusif du pouvoir politique, du prolétariat, c’est-à-dire pour l’intérêt exclusif de cette classe. La dictature du prolétariat est un suprématisme de classe. La classe en question n’est pas n’importe laquelle, c’est la seule qui peut réaliser le communisme. Nous devons assumer que la classe ouvrière a besoin d’une dictature pour imposer ses intérêts sur toutes les autres classes, y compris le reste des masses populaires.
Reconnaître la dictature du prolétariat, c’est renoncer à tous les fantasmes démocratistes, selon lesquels la démocratie serait une fin en soi. Les dictatures du prolétariat ont historiquement été plus démocratiques que les dictatures bourgeoises (même en ne considérant que leur métropole, sans leurs colonies !). Ceci dit, il est vain de projeter sur elles les utopies de démocratie directe — qui ne sont ni possibles ni souhaitables. L’objectif de la dictature du prolétariat n’est pas la démocratie, pas plus que la dictature. Elle est démocratique et dictatoriale selon l’intérêt de classe des ouvriers, tout comme la dictature bourgeoise est démocratique et dictatoriale selon l’intérêt de classe des capitalistes. L’objectif de la dictature du prolétariat, c’est l’intérêt de classe historique du prolétariat, le communisme : la dialectique entre dictature et démocratie, sous la dictature du prolétariat, n’existe que comme moyen à cette fin. La dictature du prolétariat est démocratique, elle a besoin d’être démocratique, mais elle ne trouve pas sa valeur politique dans sa qualité démocratique, pas plus que dans sa qualité dictatoriale.
La dictature du prolétariat, si elle ne peut pas exister sans la plus complète démocratie prolétarienne, ne peut pas être une démocratie bourgeoise sans la bourgeoisie (comme l’État prolétarien n’est pas un État bourgeois sans la bourgeoisie). La république prolétarienne n’est pas une république bourgeoise « perfectionnée », qui aurait été délivrée du crétinisme parlementaire. Certes, la dictature du prolétariat est délivrée du crétinisme parlementaire, mais elle n’est pas alors un régime parlementaire guéri de son crétinisme ! La démocratie prolétarienne n’est pas le remède miracle aux problèmes de la démocratie sous le capitalisme, c’est le dépassement des problèmes de la démocratie bourgeoise. Cette négation n’est pas mécanique, mais dialectique : la démocratie prolétarienne est la solution aux problèmes de la démocratie bourgeoise, parce que ces problèmes ne se posent alors plus ! Voilà pourquoi il est vain de projeter sur la dictature du prolétariat ses espérances relatives aux frustrations de la démocratie représentative bourgeoise. Évidemment, d’autres problèmes se posent alors, mais ceux-ci ne peuvent pas être résolus par la panacée universelle d’une démocratie plus directe ou représentative, donc plus « parfaite », « idéale », « achevée ». Le démocratisme n’est pas plus la solution aux problèmes politiques de la lutte des classes sous le capitalisme que sous la transition socialiste. La dictature du prolétariat n’est pas la démocratie représentative bourgeoise, mais elle n’est pas non plus la démocratie directe bourgeoise. L’Histoire enseigne que les problèmes de la lutte des classes ne se résolvent que par la lutte de classe. Ne l’oublions jamais.
Reconnaître la dictature du prolétariat, c’est la découvrir comme elle est, c’est-à-dire comme l’Histoire l’accouche, pas comme elle devrait être dans l’imagination des rêveurs et dans les discours des hypocrites. L’accepter, c’est l’accepter comme elle est, c’est-à-dire en tant que produit violent de la lutte des classes violente. En face de la Commune de Paris, Marx et Engels ont révisé leur théorie. Nous pensons qu’en face des expériences socialistes du XXe siècle, les communistes doivent la réviser de même. La théorie juste se trouve dans la pratique réelle : c’est dans la pratique de la dictature du prolétariat que nous devons trouver la théorie de la dictature du prolétariat. Tout comme Marx et Engels ont étudié la Commune de Paris pour comprendre sa défaite, et ainsi proposer une stratégie supérieure au prolétariat, nous devons étudier l’URSS et la Chine populaire — entre autres. La méthode scientifique découvre les lois objectives dans le réel, elle se corrige dans le réel — ce n’est pas le réel qui doit se « corriger » selon nos croyances subjectives. Pour transformer le réel, il faut d’abord le comprendre comme il est. Les expériences historiques qui n’ont pas retenu les leçons de la Commune ont connu le même destin. Elles n’ont pas compris cette expérience, donc elles l’ont reproduites. Les expériences historiques qui ne retiendront pas les leçons de l’URSS et de la Chine populaire connaîtront le même destin.
Pour toutes ces raisons, nous pensons que la dictature du prolétariat est toujours la ligne de démarcation principale dans le mouvement communiste en France.
7 ans plus tard, le fond politique de ce document est toujours celui de notre organisation.
Cependant, nous voulons profiter de cette réédition pour y apporter des corrections et des précisions.
Nous pouvons regretter une insuffisante clarification de la différence entre la dictature démocratique du peuple et la dictature du prolétariat, c’est-à-dire entre l’étape démocratique-populaire et l’étape communiste-prolétarienne de la révolution communiste continue par étape. Cependant, nous considérons que cette confusion ne gêne pas la compréhension d’ensemble de ce document, et laisse intact son fond politique.
Nous rassemblons l’ensemble des stratégies d’alliance démocratique du prolétariat avec d’autres classes non prolétariennes sous le terme « dictature démocratique du peuple ». Cette dernière a été théorisée par Lénine dans Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (1905) pour réaliser la révolution démocratique dans l’Empire russe, où les féodaux dominaient toujours mais où la bourgeoisie était déjà devenue impérialiste, donc réactionnaire. Selon Lénine, la réalisation des tâches historiques bourgeoises échoyait donc au prolétariat allié avec les masses populaires, principalement les paysans encore soumis à un régime semi-féodal. C’est selon cette stratégie que Lénine a formulé les Thèses d’avril (1917) puis les mots d’ordre qui animèrent Octobre 1917. Depuis, la stratégie de Lénine dans la révolution démocratique a fameusement été déclinée. Staline et Dimitrov ont établi la stratégie du front populaire antifasciste et de la démocratie populaire, dans la révolution démocratique contre le fascisme.1 Mao a établi la stratégie du front uni démocratique et de la nouvelle démocratie, dans la révolution démocratique contre le colonialisme et le semi-colonialisme semi-féodalisme.2
L’expérience historique nous enseigne que les révolutions communistes possèdent toujours un aspect démocratique et que le prolétariat prend toujours le pouvoir allié avec les masses populaires — les classes dominées non prolétariennes. Ainsi, ce qui est affirmé au sujet de la dictature démocratique du peuple n’est pas faux au sujet de la dictature du prolétariat, même si la première n’est pas la seconde. Sous la dictature démocratique du peuple comme sous la dictature du prolétariat, le prolétariat n’a pas d’emblée l’exclusivité du pouvoir politique, mais les classes non prolétariennes doivent perdre progressivement leur pouvoir politique. Aucune dictature du prolétariat ne peut tout de suite être une dictature intégrale sur toutes les autres classes (la bourgeoisie comme les masses populaires). L’exclusivité prolétarienne du pouvoir politique est progressivement conquise. Il y a toujours une transition du partage populaire du pouvoir politique vers l’exclusivité prolétarienne du pouvoir politique. Ceci dit, il n’est jamais superflu de rappeler que le prolétariat, s’il doit toujours d’abord partager le pouvoir, doit toujours le contrôler, c’est-à-dire être hégémonique. De la dictature démocratique du peuple jusqu’à la dictature intégrale du prolétariat, le prolétariat dirige.
La Commune de Paris, que Marx et Engels qualifièrent de première dictature du prolétariat de l’Histoire, est selon nous un exemple de ce que nous décrivons ci-dessus.
« Au début, ce mouvement fut extrêmement mêlé et confus. Y adhéraient des patriotes qui espéraient que la Commune reprendrait la guerre contre les Allemands et la mènerait à bonne fin. Il était soutenu par les petits commerçants menacés de ruine si le paiement des traites et des loyers n’était pas suspendu (ce que le gouvernement leur avait refusé, mais que la Commune leur accorda). Enfin, au début, il bénéficia même en partie de la sympathie des républicains bourgeois qui craignaient que l’Assemblée nationale réactionnaire (les “ruraux”, les hobereaux sauvages) ne restaurât la monarchie. Mais dans ce mouvement, le rôle principal fut naturellement joué par les ouvriers (surtout par les artisans parisiens) parmi lesquels une active propagande socialiste avait été menée durant les dernières années du Second Empire et dont beaucoup appartenaient même à l’Internationale.
Les ouvriers seuls restèrent fidèles jusqu’au bout à la Commune. Les républicains bourgeois et les petits bourgeois s’en détachèrent bientôt : les uns effrayés par le caractère prolétarien, socialiste et révolutionnaire du mouvement ; les autres lorsqu’ils le virent condamné à une défaite certaine. Seuls les prolétaires français soutinrent sans crainte et sans lassitude leur gouvernement ; seuls ils combattirent et moururent pour lui, c’est-à-dire pour l’émancipation de la classe ouvrière, pour un meilleur avenir de tous les travailleurs.
Abandonnée par ses alliés de la veille et dépourvue de tout appui, la Commune devait inéluctablement essuyer une défaite. Toute la bourgeoisie de la France, tous les grands propriétaires fonciers, toute la Bourse, tous les fabricants, tous les voleurs grands et petits, tous les exploiteurs se liguèrent contre elle. Cette coalition bourgeoise soutenue par Bismarck (qui libéra 100 000 prisonniers français pour réduire Paris) réussit à dresser les paysans ignorants et la petite bourgeoisie provinciale contre le prolétariat parisien et à enfermer la moitié de Paris dans un cercle de fer (l’autre moitié étant investie par l’armée allemande).
Dans certaines grandes villes de France (Marseille, Lyon, Saint-Étienne, Dijon et ailleurs), les ouvriers tentèrent également de s’emparer du pouvoir, de proclamer la Commune et d’aller secourir Paris, mais ces tentatives échouèrent rapidement. Et Paris, qui leva le premier le drapeau de l’insurrection prolétarienne, se trouva réduit à ses seules forces et voué à une perte certaine.
Pour qu’une révolution sociale puisse triompher, deux conditions au moins sont nécessaires : des forces productives hautement développées et un prolétariat bien préparé. Mais en 1871 ces deux conditions faisaient défaut. Le capitalisme français était encore peu développé et la France était surtout un pays de petite bourgeoisie (artisans, paysans, boutiquiers, etc.). Par ailleurs, il n’existait pas de parti ouvrier ; la classe ouvrière n’avait ni préparation ni long entraînement et dans sa masse, elle n’avait même pas une idée très claire de ses tâches et des moyens de les réaliser. Il n’y avait ni sérieuse organisation politique du prolétariat, ni syndicats ou associations coopératives de masse… »3
À côté du prolétariat, les masses populaires (la petite-bourgeoisie) exerçaient aussi le pouvoir. Les élus petits-bourgeois (boutiquiers, avocats, etc.) étaient « des représentants reconnus des ouvriers »4. L’importance des courants proudhoniens doit être expliquée par une arriération idéologique du prolétariat, mais aussi par une influence de classe petite-bourgeoise sur celui-ci.
À côté des tâches communistes, le prolétariat a réalisé des tâches démocratiques : « des réformes, que la bourgeoisie républicaine avait négligées par pure lâcheté, mais qui constituaient pour la libre action de la classe ouvrière une base indispensable »5, c’est-à-dire les tâches révolutionnaires bourgeoises abandonnées par la bourgeoisie.
De plus, les causes de la défaite de la Commune de Paris doivent être trouvées dans son échec à s’allier avec les masses populaires françaises, c’est-à-dire à les extraire de la direction de la bourgeoisie réactionnaire (isoler celle-ci).
Selon Lénine :
« [C]e qui mérite une attention particulière, c’est cette remarque très profonde de Marx que la destruction de la machine bureaucratique et militaire de l’État est “la condition première de toute révolution véritablement populaire”. Cette notion de révolution “populaire” paraît surprenante dans la bouche de Marx : et, en Russie, les adeptes de Plékhanov ainsi que les mencheviques, ces disciples de Strouvé qui désirent passer pour des marxistes, seraient bien capables de qualifier son expression de “lapsus”. Ils ont réduit le marxisme à une doctrine si platement libérale que, en dehors de l’antithèse : révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, rien n’existe pour eux ; encore conçoivent-ils cette antithèse d’une manière on ne peut plus scolastique.
Si l’on prend, à titre d’exemple, les révolutions du XXe siècle, force sera de reconnaître que, de toute évidence, les révolutions portugaise et turque sont bourgeoises. Mais ni l’une, ni l’autre ne sont “populaires”, puisque la masse du peuple, son immense majorité, n’intervient d’une façon visible, active, autonome, avec ses revendications économiques et politiques propres, ni dans l’une, ni dans l’autre de ces révolutions. Par contre, la révolution bourgeoise russe de 1905-1907, sans avoir remporté des succès aussi “éclatants” que ceux qui échurent de temps à autre aux révolutions portugaise et turque, a été sans conteste une révolution “véritablement populaire”. Car la masse du peuple, sa majorité, ses couches sociales “inférieures” les plus profondes, accablées par le joug et l’exploitation, se sont soulevées spontanément et ont laissé sur toute la marche de la révolution l’empreinte de leurs revendications, de leurs tentatives de construire à leur manière une société nouvelle à la place de l’ancienne en cours de destruction.
En 1871, le prolétariat ne formait la majorité du peuple dans aucun pays du continent européen. La révolution ne pouvait être “populaire” et entraîner véritablement la majorité dans le mouvement qu’en englobant et le prolétariat et la paysannerie. Le “peuple” était justement formé de ces deux classes. Celles-ci sont unies par le fait que la “machine bureaucratique et militaire de l’État” les opprime, les écrase, les exploite. Briser cette machine, la démolir, tel est véritablement l’intérêt du “peuple”, de sa majorité, des ouvriers et de la majorité des paysans ; telle est la “condition première” de la libre alliance des paysans pauvres et des prolétaires ; et sans cette alliance, pas de démocratie solide, pas de transformation socialiste possible.
C’est vers cette alliance, on le sait, que la Commune de Paris se frayait la voie. Elle n’atteignit pas son but pour diverses raisons d’ordre intérieur et extérieur.
Ainsi donc, en parlant d’une “révolution véritablement populaire”, et sans oublier le moins du monde les traits particuliers de la petite bourgeoisie (dont il a beaucoup et souvent parlé), Marx tenait compte avec la plus grande rigueur des véritables rapports de classes dans la plupart des États continentaux d’Europe en 1871. D’autre part, il constatait que la “démolition” de la machine de l’État est dictée par les intérêts des ouvriers et des paysans, qu’elle les unit et leur assigne une tâche commune : la suppression de ce “parasite” et son remplacement par quelque chose de nouveau. »6
La stratégie de l’alliance du prolétariat avec les masses populaires n’est pas la négation de la dictature du prolétariat, sa substitution, mais sa condition. La Commune de Paris, dont les tâches historiques étaient principalement prolétariennes, démontre que l’alliance populaire n’est pas circonscrite aux tâches historiques bourgeoises (que ce soit celles des révolutions bourgeoises classiques de l’époque du capitalisme ascendant ou des révolutions démocratiques nouvelles de l’époque impérialiste). L’alliance du prolétariat avec toutes les classes dominées est une stratégie universelle pour la réalisation de la dictature du prolétariat, dans les pays où existent des tâches bourgeoises principales (coloniaux, semi-coloniaux semi-féodaux ou fascistes) comme dans ceux où il n’y en a pas. Cela fait partie des enseignements universels de la Commune, tels que mis en évidence par Marx puis Lénine.
Cependant, si la stratégie d’alliance est une nécessité, la direction politique de celle-ci par le prolétariat pour les tâches historiques prolétariennes en est une aussi. Ce qu’a aussi démontré la Commune de Paris, c’est que le prolétariat doit défendre, dans son alliance, son autonomie et son hégémonie politique de classe. Le prolétariat doit avoir des alliés pour prendre le pouvoir et établir sa dictature, mais ce faisant, il ne doit compromettre ni sa prise du pouvoir ni l’établissement de sa dictature. Si le prolétariat perd son autonomie et son hégémonie politique de classe, alors ce n’est plus son alliance qui le sert, mais lui qui sert son alliance ; ce ne sont plus les classes dominées qui sont ralliées à la dictature du prolétariat, mais le prolétariat qui est rallié à la dictature bourgeoise. Évidemment, l’autonomie et l’hégémonie politique ne sont jamais garanties dans une alliance, ce sont des luttes qui doivent être menées.
« En se soulevant contre l’ancien régime, le prolétariat a assumé deux tâches, l’une nationale et l’autre de classe : la libération de la France de l’invasion allemande et l’émancipation socialiste des travailleurs du capitalisme. Cette union des deux tâches constitue une caractéristique unique de la Commune.
La bourgeoisie avait formé un “gouvernement de défense nationale” et le prolétariat devait lutter pour l’indépendance nationale sous sa direction. En réalité, il s’agissait d’un gouvernement de “trahison nationale” qui se donnait pour mission de combattre le prolétariat parisien. Mais le prolétariat, aveuglé par les illusions patriotiques, ne l’a pas perçu. L’idée patriotique a son origine dans la Grande Révolution du XVIIIe siècle ; elle a influencé l’esprit des socialistes de la Commune ; et Blanqui, par exemple, révolutionnaire sansaucundoute et ardent partisan du socialisme, n’a pas trouvé de meilleur titre pour son journal que le cri bourgeois : “La patrie est en danger !”
Combiner des tâches contradictoires — le patriotisme et le socialisme — fut l’erreur fatale des socialistes français. Dans le Manifeste de l’Internationale, publié en septembre 1870, Marx avait mis en garde le prolétariat français contre la tentation de se laisser égarer par une fausse idée nationale ; avec la Grande Révolution, les antagonismes de classe s’étaient aiguisés, et alors qu’à l’époque la lutte contre toute la réaction européenne unissait toute la nation révolutionnaire, désormais le prolétariat ne pouvait plus combiner ses intérêts avec les intérêts des autres classes qui lui étaient hostiles ; que la bourgeoisie porte la responsabilité de l’humiliation nationale — la tâche du prolétariat était de lutter pour l’émancipation socialiste du travail du joug de la bourgeoisie.
Et en effet, la véritable nature du “patriotisme” bourgeois n’a pas tardé à se révéler. Après avoir conclu une paix ignominieuse avec les Prussiens, le gouvernement de Versailles s’est attelé à sa tâche immédiate : il a lancé une attaque pour arracher des mains du prolétariat parisien les armes qui le terrifiaient. Les ouvriers répliquent en proclamant la Commune et la guerre civile.
[…]
[D]eux erreurs ont détruit les fruits de cette splendide victoire. Le prolétariat s’est arrêté à mi-chemin : au lieu de se mettre à “exproprier les expropriateurs”, il s’est laissé égarer par les rêves d’établir une justice supérieure dans le pays uni par une tâche nationale commune ; des institutions comme les banques, par exemple, n’ont pas été reprises, et les théories proudhonistes sur le “juste échange”, etc. ont encore prévalu chez les socialistes. La seconde erreur fut une magnanimité excessive de la part du prolétariat : au lieu de détruire ses ennemis, il chercha à exercer sur eux une influence morale ; il sous-estima la signification des opérations militaires directes dans la guerre civile, et au lieu de lancer contre Versailles une offensive résolue qui aurait couronné sa victoire à Paris, il s’attarda et donna au gouvernement de Versailles le temps de rassembler les forces obscures et de se préparer à la semaine de mai baignée de sang. »7
Selon Lénine, l’erreur capitale des communards et communardes est d’avoir subordonné les tâches prolétariennes principales aux tâches démocratiques secondaires, et d’avoir ainsi tenté de s’allier avec la bourgeoisie. Or, en face des tâches prolétariennes, la bourgeoisie est devenue réactionnaire et a elle-même subordonné ses tâches démocratiques à l’écrasement du prolétariat révolutionnaire. Dans la France de 1871, les tâches prolétariennes étaient principales et la bourgeoisie ne pouvait donc pas être une alliée. Dans cette situation, la direction politique du prolétariat a failli. Du point de vue subjectif, ce qui a manqué aux communards et communardes était une conscience claire de la nécessité de la dictature du prolétariat — autant pour comprendre leurs tâches historiques que leurs impératifs politiques (la guerre civile).
Pour le prolétariat, toute stratégie d’alliance est possible, tant que celle-ci ne nie pas la dictature du prolétariat ! Chaque situation concrète rend nécessaire une certaine alliance de classe, mais le prolétariat doit en toute situation lutter pour diriger celle-ci. Cela implique d’isoler et de neutraliser la direction politique des classes alliées du prolétariat, pour leur substituer la direction de ce dernier, c’est-à-dire de supprimer leur autonomie et de confisquer leur hégémonie politique de classe. Ainsi, dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux semi-féodaux ou dans les pays fascistes, l’alliance avec la bourgeoisie respectivement nationale ou progressiste signifie la direction politique prolétarienne de celle-ci, d’une part, et l’isolement et la neutralisation de la direction politique bourgeoise par la direction politique prolétarienne, d’autre part.
Par exemple, en Chine populaire, il y a eu ainsi une révolution continue depuis le « bloc des 4 classes » avec la bourgeoisie nationale de la nouvelle démocratie, jusqu’à la dictature intégrale sur la bourgeoisie de la Révolution culturelle. Idem en Russie. La révolution d’Octobre a achevé la révolution démocratique, puis a débuté la révolution communiste. La fin de la révolution démocratique n’a pas été la fin de l’alliance ouvrière-paysanne (pourtant une alliance démocratique). Le pouvoir des soviets était un pouvoir « ouvrier-paysan », les soviets ne représentaient pas que les ouvriers, mais l’ensemble des masses populaires de l’Empire russe. « La paix, la terre et le pain » et « Tout le pouvoir aux soviets ! » n’étaient pas des mots d’ordre communistes-prolétariens, mais des mots d’ordre démocratiques-populaires ! Pourtant, ce sont avec ceux-ci que la révolution communiste d’Octobre a été menée et que la dictature du prolétariat soviétique a été instaurée.
Nous devons combattre la déviation lassallienne chez les communistes, qui nie tout rôle progressiste aux classes non prolétariennes, et rejettent ainsi toute stratégie d’alliance du prolétariat avec les classes dominées.
« “— L’affranchissement du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes NE forment QU’UNE MASSE RÉACTIONNAIRE.”
[…]
[U]ne citation lassallienne de la plus belle eau “la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une masse réactionnaire”.
Dans le Manifeste communiste, il est dit : “De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.”
La bourgeoisie est ici considérée comme une classe révolutionnaire, — en tant qu’elle est l’agent de la grande industrie, — vis-à-vis des féodaux et des classes moyennes [la petite bourgeoisie et les paysans] résolus à maintenir toutes les positions sociales qui sont le produit de modes de production périmés. Féodaux et classes moyennes ne forment donc pas avec la bourgeoisie une même masse réactionnaire.
D’autre part, le prolétariat est révolutionnaire vis-à-vis de la bourgeoisie parce que, issu lui-même de la grande industrie, il tend à dépouiller la production de son caractère capitaliste que la bourgeoisie cherche à perpétuer. Mais le Manifeste ajoute que “les classes moyennes… sont révolutionnaires… en considération de leur passage imminent au prolétariat”.
De ce point de vue, c’est donc une absurdité de plus que de faire des classes moyennes, conjointement avec la bourgeoisie, et, par-dessus le marché, des féodaux “une même masse réactionnaire” en face de la classe ouvrière.
Lors des dernières élections, a-t-on crié aux artisans, aux petits industriels, etc., et aux paysans : “Vis-à-vis de nous, vous ne formez, avec les bourgeois et les féodaux, qu’une seule masse réactionnaire” ?
Lassalle savait par cœur le Manifeste communiste, de même que ses fidèles savent les saints écrits dont il est l’auteur. S’il le falsifiait aussi grossièrement, ce n’était que pour farder son alliance avec les adversaires absolutistes et féodaux contre la bourgeoisie. »8
Dans la contradiction entre le populaire et le prolétarien, le prolétarien est principal (c’est l’aspect « nouveau »), mais dans la résolution de cette contradiction, l’aspect secondaire populaire devient temporairement principal — d’où la nécessité de la réalisation des tâches démocratiques. Là où les tâches démocratiques sont principales (comme dans les pays fascistes, coloniaux ou semi-coloniaux semi-féodaux), c’est la démocratie populaire (et le front populaire) ou la nouvelle démocratie (et le front uni démocratique) ; là où les tâches démocratiques sont secondaires (comme dans les pays capitalistes impérialistes), nous pensons que c’est l’alliance populaire. Dans le premier cas, la révolution communiste est continue par étape (avec une première phase de révolution démocratique), dans le second cas, la révolution communiste est simple (avec une seule phase). Mais même là où le pouvoir révolutionnaire doit être directement une dictature du prolétariat, celle-ci aura des aspects de dictature démocratique du peuple.
Il est important de ne pas négliger que la révolution dans un pays comme la France ne sera pas exclusivement communiste et prolétarienne. Mais il est important de bien retenir que la révolution dans un pays comme la France ne sera pas principalement démocratique et populaire, comme dans les pays semi-coloniaux semi-féodaux où la stratégie de la guerre populaire prolongée s’applique, mais principalement communiste et prolétarienne.
Dans ce document, nous citions la stratégie de la guerre populaire prolongée comme « théorie qui synthétise les apports de la lutte révolutionnaire dans toute l’Histoire. » Nous le pensons toujours. Cependant, il convient de distinguer le particulier du général, c’est-à-dire ce qui dans cette théorie est particulier à la révolution de nouvelle démocratie dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux semi-féodaux, et ce qui est universel à la guerre révolutionnaire du prolétariat à l’époque du capitalisme impérialiste.
À ce titre, nous écrivions que la révolution communiste en France devrait traverser « grossièrement, trois étapes » : la défensive, l’équilibre et l’offensive stratégique. Nous ne pensons pas que ces trois étapes, qui s’appliquent dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux semi-féodaux, se transposent tels quels dans un pays comme la France (elles ne doivent pas être prises au pied de la lettre). En revanche, ce qu’il faut retenir, c’est que l’expérience historique nous enseigne que la conquête du pouvoir politique est longue. Idem, elle est la conquête d’un territoire par une guerre de mouvement qui engage toutes les masses populaires ! Par exemple, dans l’Empire russe, le pouvoir a été conquis par 3 ans de guerre civile, et la révolution prolétarienne a été gagnée par les masses populaires (l’alliance ouvrière-paysanne). Nous ne savons pas encore quelles seront les étapes de la conquête du pouvoir dans un pays capitaliste et impérialiste comme le nôtre. Cependant, nous savons déjà que celle-ci ne sera pas un coup de force décisif mené uniquement par le prolétariat, mais une lutte armée prolongée à la tête d’une alliance populaire.
Si la guerre populaire prolongée reste une stratégie de révolution démocratique restreinte aux pays coloniaux ou semi-coloniaux semi-féodaux, les enseignements politiques et militaires de la guerre populaire prolongée, eux, ne s’y restreignent pas ! Nous sommes toujours convaincus que les travaux de Mao sur la guerre populaire prolongée sont un trésor théorique où trouver des réponses universelles sur la stratégie politique et militaire de prise du pouvoir du prolétariat. L’œuvre conséquente de T. Derbent, Clausewitz et la guerre populaire (2004), récemment publiée par Foreign Languages Press dans une version enrichie (2024), nous apparaît comme une ressource de premier ordre dans cette entreprise, et vient confirmer notre conviction initiale. Une théorie créée pour un problème particulier n’est jamais qu’une théorie particulière. Si la perspective de la création de bases rouges qui encercleraient les villes, où s’exercerait le double pouvoir populaire et par lesquelles se construiraient le Parti, l’armée et le front uni, nous paraît plus qu’improbable en France, la perspective d’une insurrection urbaine « de type léniniste » ne nous paraît pas moins improbable.
Une chose est sûre, la question militaire n’a pas de réponse simple, toute faite, absolument universelle et définitive ! Dans les pays impérialistes, au XXIe siècle, c’est à nous de lui trouver une réponse.
Les premières révolutions prolétariennes de l’Histoire furent toutes entraînées par la guerre, et dans ce contexte purent toute s’appuyer sur les masses en armes : le rôle de la Garde nationale pendant la Commune de Paris de 1871 est là encore l’exemple type que reproduisirent la révolution d’Octobre 1917 et de Novembre 1918 (dont la révolte spartakiste de Berlin), et la République des conseils de Bavière et de Hongrie de 1919, qui furent initiées par des soldats. Cependant, 1 siècle plus tard, force est de constater que le cas russe est le seul exemple réussi de prise du pouvoir appuyée par des masses de soldats conscrits mutinés. Après le lendemain de la 1re Guerre mondiale, ce type d’opportunité révolutionnaire ne se reproduisit plus.
De plus, la vague révolutionnaire européenne de 1917-1923 a connu une impasse cuisante : l’insurrection de janvier 1918 en Finlande ; le bienno rosso (les « deux années rouges ») de 1919-1920 en Italie ; le mouvement des soviets de 1919-1923 en Irlande ; le soulèvement de la Ruhr de 1920, la Märzaktion de 1921 et la tentative d’insurrection d’Octobre 1923 en Allemagne ; et l’insurrection du 23 septembre 1923 en Bulgarie. Cela démontre, d’une part, que faire reposer l’action révolutionnaire sur la mobilisation de soldats conscrits mutinés signifie se condamner à l’inaction en leur absence, et d’autre part, qu’une organisation qui ne s’est pas préparée militairement, politiquement, théoriquement et idéologiquement à la lutte armée ne peut pas l’improviser.
Ultérieurement, la défaite du Frente popular en 1939 et la capitulation du Parti communiste français en 1945 (rendre les armes et participer au gouvernement bourgeois) sont d’autres démonstrations que la question militaire est une question politique, théorique et idéologique qui ne se limite pas à une question organisationnelle ou technique : le problème de l’armée révolutionnaire, ce n’est pas simplement de trouver des armes et des militants pour les manier. Les problèmes de la lutte armée sont contenus dans les problèmes de la théorie et de l’idéologie révolutionnaire. Une armée sans État-major préparé politiquement, théoriquement et idéologiquement n’est rien. La guerre révolutionnaire a besoin d’une stratégie qui n’oublie ni le politique ni le militaire, et d’une direction (un État-major) pour appliquer celle-ci. Pour les révolutionnaires, le politique est toujours politico-militaire. Le Parti communiste, parce qu’il doit être un centre politique, doit aussi être un centre militaire.
Depuis l’épuisement de la vague révolutionnaire européenne de 1917-1923, il apparaît que la quasi-totalité des situations révolutionnaires fut des situations où les tâches bourgeoises étaient principales, et ce même dans les pays impérialistes. C’est le cas de la guerre d’Espagne de 1936-1939 et de la libération nationale de la France de 1944-1945, qui furent antifascistes.
Également, il apparaît que la totalité des victoires révolutionnaires prolétariennes de l’Histoire (prendre et conserver le pouvoir) fut des révolutions communistes continues par étape, c’est-à-dire avec une étape démocratique (où les tâches bourgeoises étaient principales). À ce titre, c’est l’URSS qui apparaît comme la norme historique, et la Commune de Paris comme l’exception. Par exemple, la révolution de démocratie populaire en Albanie et en Yougoslavie (la libération nationale de l’occupation fasciste italienne et allemande en 1944-1945), la révolution de nouvelle démocratie en Chine (la libération nationale de l’occupation colonialiste japonaise en 1945) et au Vietnam (la libération nationale de l’occupation colonialiste française puis américaine en 1946-1976), ou encore la Révolution cubaine. Toutes ces révolutions furent antifascistes ou anticoloniales et antiféodales, c’est-à-dire démocratiques, et sous la direction du prolétariat.
Nous n’affirmons pas que les révolutions communistes simples, c’est-à-dire sans étape démocratique (où les tâches prolétariennes sont principales), sont circonscrites à l’époque révolue du capitalisme ascendant et de l’impérialisme naissant (lorsque les conditions objectives étaient encore révolutionnaires dans les pays impérialistes). Cependant, selon l’expérience historique, celles-ci sont minoritaires.
Nous n’affirmons pas non plus que les situations révolutionnaires appuyées par des masses de soldats conscrits mutinés sont désormais impossibles. Cependant, selon l’expérience historique, les communistes ne peuvent pas laisser reposer leur stratégie sur celles-ci. Premièrement parce que ces opportunités sont rares, et deuxièmement parce qu’elles ne peuvent pas compenser ou substituer le manque de préparation politico-militaire, c’est-à-dire lorsque la question militaire n’est pas posée en même temps que la question politique de la prise du pouvoir.
Pour conclure, nous devons revenir sur une affirmation concernant les Grandes Purges soviétiques de 1937. Nous écrivions :
« Le seul véritable reproche qui peut être fait à cette campagne fut son caractère dirigé du haut vers le bas et institué d’une manière bureaucratique. Les masses soviétiques ont observé l’opération d’épuration, sans en être réellement actrices. »
Grâce aux travaux historiques de J. Arch Getty et de D. Priestland, nous savons aujourd’hui que cette affirmation est fausse. Les Grandes Purges ont été une véritable campagne de mobilisation populaire menée par la direction soviétique. Dans celle-ci, les masses ont non seulement eu une participation active, mais elles ont été des actrices autonomes de l’État soviétique. Il s’est pratiqué ce que Getty a baptisé « l’absolutisme populaire ».
Il est vrai que l’aspect bureaucratique du Grand Tournant ou des Grandes Purges était beaucoup plus important que dans les politiques de mobilisation qui se sont pratiquées en Chine maoïste : Grand Bond en avant, Cent Fleurs et Grande Révolution culturelle prolétarienne, pour ne citer que les plus importantes. Cependant, les masses soviétiques ont à plusieurs reprises dépassé le rôle que la direction soviétique leur attribuait, elles ne s’y sont pas restreintes. Le mouvement stakhanoviste, qui provenait des masses et était porté par les masses, est le meilleur exemple. Il ne faut pas voir seulement ce que la direction soviétique déclarait sans voir ce que les masses soviétiques faisaient indépendamment de celle-ci.
Les Grandes Purges et la Grande Révolution culturelle prolétarienne sont des expériences historiques qui partagent beaucoup plus de similitudes que ce qu’il a été cru par les maoïstes jusqu’à récemment. Surestimer la rupture entre l’URSS et la Chine populaire, entre Staline et Mao, et sous-estimer leur continuité est une erreur héritée de l’historiographie maoïste classique9. Cette erreur était très compréhensible avant les années 80, quand l’historiographie totalitaire dominait l’histoire bourgeoise de l’URSS, mais elle n’est plus tolérable aujourd’hui. Nous devons intégrer les productions historiques bourgeoises sur l’URSS pour dépasser les historiographies communistes (dont maoïste) dans une historiographie communiste supérieure.
1 Voir G. Dimitrov, L’offensive du fascisme et les tâches de l’Internationale communiste dans la lutte pour l’unité de la classe ouvrière contre le fascisme, 1935 ; La lutte pour la paix, 1935 ; et La démocratie populaire, 1948.
2 Voir Mao Z., De la nouvelle démocratie, 1940.
3 V. I. Lénine, À la mémoire de la Commune, 1911.
4 F. Engels, Introduction à La guerre civile en France, 1891.
5 Ibidem.
6 V. I. Lénine, « Chapitre III : l’État et la révolution. L’expérience de la Commune de Paris (1871). Analyse de Marx », L’État et la révolution, 1917.
7 V. I. Lénine, Leçons de la Commune, 1908.
8 K. Marx, Critique du programme de Gotha, 1875.
9 Par exemple, À propos de l’expérience historique de la dictature du prolétariat (1956) et Encore une fois à propos de l’expérience historique de la dictature du prolétariat (1957) publié par le Renmin Ribao.