Bloody Sunday, 50 ans d’un bain de sang

30 janvier 1972, une manifestation traverse Derry, grande ville frontalière d’Irlande du Nord. Les irlandais et les irlandaises du Nord, qui subissent depuis des siècles la domination de l’Angleterre réclament des droits démocratiques basiques. Droit de vote, droit à l’emploi, droit au logement, fin des discriminations racistes et religieuses.

L’armée dévie la trajectoire des manifestants, déploie les barricades, et parque la foule dans le Bogside, ghetto des Irlandais catholiques. La tension monte, et l’armée britannique ouvre le feu sur la foule, tout en faisant charger des véhicules blindés sur les manifestants. 14 sont tués et de nombreux sont blessés. C’est le bloody sunday.

L’Irlande du Nord n’est pas une région naturelle de l’île d’émeraude, elle est un terrain d’occupation. Sa frontière a été tracée par le sang et les larmes. Lorsque l’Irlande arrache son indépendance en 1921 au terme d’une longue guerre brutale, le traité de Londres laisse l’Irlande du Nord aux mains des Anglais. C’est un balcon sur l’île, qui lui permet de garder une griffe dans les affaires irlandaises. La guerre civile éclate entre pro et anti traité, mais celui-ci s’applique en 1923. L’Irlande du Nord, région aux nombreux ports stratégiques, devient un jouet de vengeance pour le Royaume-Uni, face à l’humiliation provoquée par l’indépendance de la large majorité de l’île. Dans les Années 60, les conditions de vie des Irlandais, piégés dans l’enclave de l’empire britannique, sont révoltantes.

Derry, nommé à titre d’humiliation Londonderry par les unionistes (fidèles à la Couronne anglaise), est l’épicentre d’une guerre de 30 ans, la plus récente – avec l’indépendance des Basques – d’Europe de l’Ouest. Les quartiers catholiques sont des prisons en plein air, militarisées, ceints de murs infranchissables, de barbelés, de rondes, où les milices unionistes font la loi. Et gare à celles et ceux qui mettent les pieds dans la mauvaise rue.

Les Peace Walls, murailles établies après la fin des Troubles pour “empêcher les affrontements”, emblématiques de la ségrégation en Irlande du Nord.

Les Irlandais n’avaient pas le droit de voter, pas le droit d’être propriétaire de leur logement, pas d’accès à l’emploi dans la majeure partie des secteurs, pas le droit d’être élu. Il n’était pas rare de voir des panneaux indiquant « interdit aux chiens et aux Irlandais ». Si les droits civiques sont plus ou moins établis de nos jours, l’inégalité économique, sociale et politique entre catholiques et protestants est toujours béante. Les violences n’ont jamais vraiment cessé non plus. Aujourd’hui, avec cet anniversaire, elles reprennent de plus belle.

La guerre entre le Royaume-Uni et les organisations paramilitaires républicaines Irlandaises, les Troubles, a duré 30 ans et s’est temporisée avec l’accord du vendredi saint en 1998. L’IRA Provisoire rends les armes et passe au parlementarisme, d’autres milices se cachent, se regroupent, ou disparaissent, le conflit devient souterrain. Les troubles, c’était des scènes de massacres, des agressions quotidiennes, des attentats, des batailles de guérilla. C’était la mort de dizaines de prisonniers politiques en grève de la faim, torturés, ignorés et laissés morts par le gouvernement Thatcher en 1981. Les portraits, comme ceux de Bobby Sand, ornent encore les murs.

Portrait de Bobby Sands au siège du Sinn Féin, Belfast.

Des récits qui semblent surréalistes pour des Européens occidentaux en 2022, mais qui sont la réalité toujours fraîche dans la mémoire collective des Irlandais. Des scènes que l’on penserait refoulées à une époque où ce type d’actes de barbarie en Europe de l’Ouest était celle des régimes fascistes, de l’occupation, des guerres mondiales, des images muettes, en noir et blanc, des récits d’enfance de nos grands parents.

La raison de cette violence surréalistes est celle d’une réalité, l’Irlande du Nord est un territoire occupé par une des plus grandes machines de guerre de l’histoire humaine, l’empire britannique. Le Royaume-Uni se présenterait dans l’imaginaire libéral comme un pays démocratique et civilisé, élégant, avec en son cœur la figure sympathique d’une famille royale glamour. Une sorte de voisin et rival qu’on apprécie malgré tout ses caprices, un membre fondateur de la belle famille des démocraties d’Occident. Mais comme tout empire, l’état du Royaume-Uni est une démocratie pour sa métropole, pour ses dominions, c’est un bourreau sans pitié.

Aucune nation ne supporte d’être divisée par des forces d’occupation. Cette division reste une grande plaie qui peut s’ouvrir au moindre choc. Aujourd’hui, le Sinn Féin, la façade politique de l’IRA, est devenu un des acteurs majoritaire de la vie politique irlandaise. Avec le Brexit, les frontières entre Irlande du Nord et la République risquent de se refermer et se remilitariser. L’unité du Royaume-Uni est menacée de toute part, notamment en Écosse. La stabilité britannique touche-t-elle à sa fin ? Aux peuples d’en décider.

Notre solidarité va, sans la moindre équivoque, à celles et ceux qui se battent pour la liberté, et pour le droit des peuples à s’ériger en nations indépendantes. Le Bloody sunday n’est pas un acte aléatoire, il s’inscrit dans cet ensauvagement dénoncé par Aimé Césaire, celui du colonisateur.

La colonisation irlandaise et le Generalplan Ost Allemand sur l’Europe de l’Est, sans être de la même ampleur, possèdent une nature commune. Elle est la même que la colonisation des Indes, de l’Indochine, de l’Afrique ou de l’Amérique. Loin des mises en équivalence des deux violences (comme dans les chansons Zombie des Cranberries, ou Sunday Bloody Sunday de U2), nous considérons que la colonisation britannique de l’Irlande s’est basée, comme dans toutes les opérations de ce type, par la violence brute, l’agression culturelle, par la faim et le mépris de la vie de l’autre.

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