La déviation structuraliste, l’impérialisme et la guerre russo-ukrainienne

Introduction

Le début de la guerre russo-ukrainienne en février 2022 a contraint les organisations communistes à prendre position sur la nature de classe de la Russie et de l’Ukraine, et donc de leur conflit. À cette occasion, nombre de déviations politiques ont été observées : social-chauvinisme, social-impérialisme, pacifisme, etc. Dans cette dernière décennie, la guerre russo-ukrainienne a probablement été l’une des lignes de démarcation mondiale les plus importantes dans le mouvement communiste, avec la guerre israélo-palestinienne depuis l’offensive du 7 octobre 2023.

Sur la question de la guerre inter-impérialiste (et de l’impérialisme en général), la faillite politique d’un certain nombre d’organisations politiques a été l’occasion et la conséquence d’une faillite théorique. Ainsi, plusieurs organisations et individus ont essayé de définir la nature de classe de la guerre russo-ukrainienne à partir de la place dans le système mondial de la production et des échanges de la Russie et de l’Ukraine. Par exemple, pour certains, la Russie ne serait pas impérialiste, parce qu’elle serait économiquement arriérée par rapport aux USA ou à la France (le PIB de la Russie est comparable à celui de l’Espagne). Ou alors, l’impérialisme russe serait un moindre impérialisme, ce qui reviendrait au même, donc il faudrait le défendre contre les impérialismes plus puissants (dont le nôtre). À l’inverse, l’Ukraine devrait être soutenue parce qu’elle serait beaucoup plus faible que la Russie. Etc.

À l’origine de ces conclusions politiques erronées opposées, il y a généralement une même méthode erronée, qui occulte l’analyse de classe matérialiste dialectique. Les déviations méthodologiques qui conduisent des communistes à adopter des positions politiques opportunistes sont multiples et complexes, mais la déviation structuraliste se retrouve systématiquement dans celles-ci.

Soit la nature de classe d’un conflit pourrait être déterminée par la comparaison de la place dans le système-monde ou de l’envergure économique des belligérants, soit la question de la nature de classe serait en fait théoriquement superflue, et toutes les réponses seraient déjà contenues dans la compréhension du système-monde et des rapports de force économique bruts entre pays.

Le structuralisme serait supérieur à la méthode matérialiste dialectique, ou a minima compatible avec celle-ci. Or, nous soutenons que le structuralisme possède d’importantes apories méthodologiques (parce qu’il n’est ni matérialiste ni dialectique) et que lorsque son analyse de l’impérialisme est appliquée aux problèmes politiques du mouvement communiste, il conduit à d’importantes erreurs opportunistes.

Cela ne signifie pas que les auteurs et autrices structuralistes ne devraient pas être étudiés — la science marxiste doit se nourrir de la science bourgeoise. Cependant, la seule étude de ces auteurs et autrices, sans étude de la méthode matérialiste dialectique (plus complexe et moins familière que la méthode structuraliste), doit nécessairement mener à des impasses théoriques, qui, en pratique, se caractérisent par des impasses politiques.

I. Définition

1. La méthode structuraliste

Brièvement, qu’est-ce que le structuralisme ? Selon le structuralisme, la qualité d’un objet pourrait être comprise en étudiant l’ensemble des relations qui le déterminent, c’est-à-dire sa place dans le système dont il fait partie et l’ensemble de ses liens dans cette structure. Chaque élément d’une structure se définit par tous les autres. Il n’existe aucune qualité extérieure à celle de la détermination structurelle.

Le structuralisme est une méthode hégémonique dans la science bourgeoise, c’est-à-dire le champ académique intégré à l’appareil d’État bourgeois, sous domination politique et idéologique (!) de la bourgeoisie.

Le structuralisme considère unilatéralement la cause externe (la cause interne ne serait que sa conséquence ou son produit), la contingence et le relatif (les seuls nécessités et absolus seraient l’absence de nécessité et d’absolus).

Selon le structuralisme, l’objet (le concret, la matière) ne serait pas principal dans sa relation dialectique avec le sujet (l’abstrait, l’idée), et la base matérielle avec la superstructure sociale. Il n’y aurait qu’une somme de déterminants structurels qui pourraient être listés à l’infini. Car le structuralisme ne saisit pas l’unité et l’identité des contraires, il ne peut pas hiérarchiser les déterminants entre eux, parce que cela reviendrait à considérer unilatéralement un aspect dans sa relation à un autre, ce qu’il fait pour sa méthode (la nécessité est l’opposé de la contingence, il n’y a pas de nécessité qui ne soit pas une contingence, donc il n’y a que la contingence), mais ce qu’il refuse pour ses objets d’études (impossible de radicalement départager l’objet et le sujet, la matière et l’idée, etc., donc impossible de hiérarchiser l’objet et le sujet, la matière et l’idée).

Dans le meilleur des cas, le structuralisme se contente donc de décrire la hiérarchie des déterminants qui existent dans une situation particulière, mais il ne présente généralement qu’une somme de relations triviales (où le tout est déterminé par le tout). En face de l’infinie variété et complexité des structures, le structuralisme est méthodologiquement limité dans la reproductibilité des situations particulières qu’il étudie, et donc dans son pouvoir d’induction.

Ainsi, le post-structuralisme (ou post-modernisme) n’est que la conclusion méthodologique logique du structuralisme : après l’abandon de l’induction, l’abandon de la prévision scientifique. Parce que la transformation du monde est considérée comme une option épistémologique, la prédiction, coûteuse en hypothèse, est abandonnée. D’une option, la transformation du monde devient une impossibilité épistémologique, c’est-à-dire qu’elle est abandonnée à son tour. Parce que la prédiction est abandonnée, la description devient une fin en soi, et la déduction ne peut plus être que l’interprétation restreinte (absolument relative) et a posteriori (absolument descriptive) du réel. La compréhension du monde est pensée et appliquée unilatéralement, extraite de sa dialectique avec la transformation du monde, et la compréhension autant que la transformation du monde sont donc liquidées. Idem, la théorie est extraite de la pratique et la description est extraite de la prédiction, et parce que la théorie et la description sont considérées unilatéralement (indépendamment de leur aspect contraire), elles sont liquidées avec leur aspect contraire. Le post-structuralisme, parce qu’il est absolument théorique et descriptif, ne comprend que l’absolument particulier et abandonne le général.

Le structuralisme tend méthodologiquement vers l’hypercritique : face à la récurrence et à la reproductibilité des faits (l’expérience), il ne recherche pas la théorie la plus rationnelle pour comprendre le monde (la plus parcimonieuse), il ne recherche que la théorie la moins critiquable (la plus minimale). Parce que les structures sont infiniment complexes, leurs modèles sont infiniment critiquables ! Aucune description du réel ne peut être assez satisfaisante pour le prédire, et donc pour le transformer. La cognoscibilité totale des structures est impossible, donc la critique théorique est permanente et illimitée. La critique n’est plus un moyen rationnel pour la compréhension et la transformation du monde, mais une fin en soi.

Le structuralisme est une théorie :

  • anti-moderne, elle nie l’unité de la compréhension et de la transformation du monde et la cognoscibilité de celui-ci par la raison, qui est fatalement limitée dans son pouvoir descriptif et prédictif par l’hypercritique (d’où l’impossibilité d’une théorie de l’Histoire) ;
  • anti-matérialiste, elle nie l’universalité et la primauté de la matière et ne lui reconnaît que d’être un déterminant structurel entre autres déterminants structurels, elle est alors au mieux pseudo-matérialiste (la matière serait un déterminant structurel lourd) ;
  • anti-dialectique, les aspects sont considérés isolément et unilatéralement, comme autant de déterminants structurels en relation (d’où l’impossibilité d’un matérialisme structuraliste conséquent, car la matière est comprise séparément de l’idée).

Le structuralisme est épistémologiquement pauvre par son incapacité à généraliser ses résultats en départageant le principal du secondaire, le nécessaire du contingent, l’universel du particulier, etc.

La méthode structuraliste plafonne à désigner un déterminant lourd A ou B de l’enchevêtrement des déterminants structurels, dans X ou Y structure irréductiblement particulière. (Extraire A ou B relation non-triviale du X ou Y système des relations triviales.)

S’il faut intégrer les travaux structuralistes scientifiquement pertinents dans le matérialisme dialectique, il ne faut pas intégrer le structuralisme dans le matérialisme dialectique, c’est-à-dire le substituer au marxisme.

2. La politique structuraliste

Le dogmatisme marxiste doit être dépassé, mais il ne doit pas être substitué par un dogmatisme structuraliste. La manifestation la plus pure de ce dernier se trouve dans les discours des universitaires qui se proclament du camp de la raison et de la nuance afin de systématiquement réfuter toute proposition politique portant une réelle volonté de transformation de l’état actuel des choses, en prétextant la trop grande complexité d’un sujet. Cependant, le dogmatisme structuraliste est aussi incarné chez des militantes et militants théoriquement peu ou mal formés, qui transposent leur éducation universitaire dans leur militantisme marxiste, sans voir la contradiction (la dialectique) entre la science marxiste (le matérialisme dialectique) et la science bourgeoise (en l’occurrence, le structuralisme).

Le structuralisme est une théorie de l’agnosticisme théorique, et donc, de l’agnosticisme politique, d’où son adhésion positive ou négative au réformisme. Positive comme Bourdieu, activement et consciemment contre-révolutionnaire. Négative comme Foucault, pour qui la réforme est in fine la seule action politique émancipatrice possible.

L’hypercriticisme structuraliste est non seulement une erreur anti-rationaliste, mais il a été et est toujours un outil de la bourgeoisie dans sa lutte théorique et idéologique contre le communisme.

Dans la France d’après la 2de Guerre mondiale (où régnait le consensus keynésien), le structuralisme a été le fer de lance de l’anti-marxisme dans le champ académique bourgeois, et en tant que tel une théorie réactionnaire cause de recul politique.

La stérilité théorique et politique du marxisme structuraliste, représenté en France par Althusser, Poulantzas, Godelier, Friot ou Lordon, a été démontrée par plus d’un demi-siècle de vacuité pratique et théorique.

Historiquement, le marxisme structuraliste a été la théorie et l’idéologie de la décomposition et du recul du mouvement communiste dans les pays impérialistes, dont la production est restée parfaitement scolastique (à l’image d’Althusser, qui tout en faisant l’éloge de la Révolution culturelle chinoise n’a jamais rompu avec le Parti communiste français et s’est contenté de poursuivre sa carrière universitaire) et parfaitement en accord avec l’hégémonie opportuniste que nous connaissons (à l’image de Friot ou Lordon, qui derrière leurs phraséologies pseudo-radicales, réinventent Bernstein et Liberman).

Plus généralement, les autres courants politiques issus du structuralisme, comme l’intersectionnalité, sont aussi restés des mouvements exclusivement universitaires, idéologiquement petit-bourgeois et politiquement réformistes.

II. La théorie de l’impérialisme

1. La déviation structuraliste

Le structuralisme est une déviation commune dans l’analyse marxiste de l’impérialisme, mais elle est méthodologiquement plus discrète et politiquement plus prudente en économie que dans d’autres champs d’étude que recouvrent les sciences bourgeoises : la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, les sciences politiques, etc. La déviation structuraliste dans l’analyse de l’impérialisme n’est pas un idéalisme, mais un matérialisme vulgaire (mécaniste). En économie, le structuralisme reconnaît l’universalité et la primauté de la matière, il n’est pas anti-matérialiste (contrairement à ce qu’il est dans les autres champs d’études bourgeois cités ci-dessus). En conséquence, cette déviation du marxisme est plus difficilement reconnaissable en tant que telle : ses erreurs et son opportunisme apparaissent moins évidents.

Or, définir un pays comme impérialiste ou non n’est pas possible en étudiant uniquement les échanges économiques, c’est-à-dire sa place dans le système-monde (la structure de l’impérialisme).

Par exemple, d’un point de vue strictement économique, le Canada exploite l’Angleterre (comme démontré par Emmanuel dans L’Échange inégal, 1969) et l’Inde exploite le Népal. L’Angleterre est un pays dominé dans sa relation avec le Canada et l’Inde est un pays dominant dans sa relation avec le Népal. Peut-on donc dire que l’Angleterre est un pays dominé et que l’Inde est un pays dominant ? Non. Doit-on donc dire que la quasi-totalité des pays du monde sont des pays dominants à divers degrés, et qu’il n’existerait plus qu’un spectre entre pays plus ou moins dominés et plus ou moins dominants ? Non plus.

L’impérialisme ne peut pas être compris seulement comme une relation entre deux pays, ni comme une place dans un système de relations mondiales. L’impérialisme est une qualité qui a des causes internes et des causes externes. Dans cette relation, ce sont les causes internes qui sont principales, parce que ce sont elles qui déterminent les causes externes et leurs effets. (Plonger un œuf dans de l’eau bouillante le durcit, plonger une pomme de terre dans de l’eau bouillante la ramollit, l’eau bouillante n’a aucune propriété ni de durcissement ni de ramollissement, ce sont les propriétés internes respectives de l’œuf et de la pomme de terre qui déterminent les effets externes de l’eau bouillante.) Or, étudier le système-monde ne nous informe que sur la structure de l’impérialisme, pas sur ce que cette structure contient : la cause interne ne doit pas être occultée par la cause externe.

Pour comprendre l’impérialisme, et donc la nature impérialiste ou non d’un pays, il faut étudier les causes internes et les causes externes. Pour un pays, la cause interne de l’impérialisme est les classes qui le composent. Ce sont les classes qui rendent possible ou impossible l’exploitation d’un pays par un autre, c’est-à-dire la dépendance et l’échange inégal. Pour déterminer la nature d’un pays, la première entreprise à mener est d’étudier ses classes et leurs relations entre elles.

Un pays composé d’une importante proportion de paysans précapitalistes dominés par des élites précapitalistes (féodales) ne peut être qu’un pays dominé, car le semi-féodalisme freine le développement économique et conserve une production dépendante et à bas coût (en situation d’oligopsone sur le marché mondial).

Un pays dirigé par une bourgeoisie compradore ne peut pas être un pays impérialiste, car la bourgeoisie compradore ne peut pas accumuler de surprofits : dans l’exploitation internationale du travail et l’accumulation internationale de la valeur, elle ne joue un rôle que d’intermédiaire pour la bourgeoisie impérialiste, et elle est elle-même dominée.

Une dictature du prolétariat soumise à la dépendance et à l’échange inégal n’est plus un pays dominé, parce que le prolétariat n’est plus économiquement soumis à la production de surprofit impérialiste et que l’État n’est plus politiquement soumis aux puissances impérialistes (l’impérialisme devient secondaire parce que la bourgeoisie compradore n’est plus au pouvoir), et ce même avant que ce pays ne se soit extrait de la dépendance et de l’échange inégal par la transition socialiste.

Un pays ne peut pas créer et reproduire une relation de dépendance et d’échange inégal avec d’autres pays par sa propre force seulement, mais parce que ces pays possèdent eux-mêmes des classes et une configuration des relations entre ces classes qui rendent possibles et qui maintiennent cette dépendance et cet échange inégal.

Ainsi, les causes de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 doivent être trouvées dans les classes dominantes russes et ukrainiennes : une bourgeoisie bureaucratique respectivement impérialiste et compradore. La bourgeoisie impérialiste russe cherche à conserver et à affirmer sa domination sur la bourgeoisie compradore ukrainienne, et ce en concurrence avec les bourgeoisies impérialistes occidentales qui ont progressivement étendu leur domination sur celle-ci depuis les années 2000.

En quoi les bourgeoisies russe et ukrainienne sont bureaucratiques ? Ces bourgeoisies sont issues de la décomposition du capitalisme d’État soviétique lui-même issu de la décomposition du socialisme soviétique. Le développement de ces bourgeoisies s’est fait dans et par l’État soviétique. Lorsque les contradictions entre les bourgeoisies bureaucratiques nationales se sont intensifiées à l’intérieur de l’union, celle-ci a éclaté en plusieurs États et marchés nationaux correspondant aux intérêts capitalistes nationaux de ces bourgeoisies. Le développement du capitalisme en Russie et Ukraine ne s’est pas fait principalement en dehors de l’État soviétique, mais principalement à l’intérieur de celui-ci. En conséquence, ces bourgeoisies sont bureaucratiques, c’est-à-dire que l’État et la classe capitaliste russe et ukrainienne sont fusionnés (les bourgeois et fonctionnaires sont confondus), que l’autonomie relative de l’État bourgeois est réduite (mais pas supprimée !), que le contrôle de la bourgeoisie sur son État est plus direct, donc que ses conflits d’intérêts sont eux-mêmes plus direct aussi — la lutte pour le partage de la « rente étatique », la corruption —, et que la lutte inter-capitaliste en Russie et en Ukraine se fait principalement à l’intérieur de l’État (administration, parlement, etc.) et non pas en dehors de celui-ci (marchés des actions, etc.).

La corruption existe dans tous les États capitalistes, en quoi un capitalisme serait-il donc plus bureaucratique qu’un autre ? Dans un capitalisme bureaucratique, la concurrence inter-capitaliste est principalement intra-étatique, et non pas extra-étatique comme elle l’est dans un capitalisme libéral, où son développement a été organique (concurrentiel), et où l’État n’a donc été pour la bourgeoisie qu’un arbitre et un garant. Par exemple, on s’aperçoit rapidement que quand une faction affichant dans son programme la « lutte contre la corruption » prend le pouvoir, elle ne fait strictement que remplacer la faction adverse dans la gestion de la corruption (dans les pays dominés, une autre faction de la bourgeoisie compradore ayant des intérêts divergents, généralement sur la bourgeoisie impérialiste à laquelle il faudrait soumettre le pays). De plus, dans les pays dominés (semi-coloniaux), la lutte pour la rente étatique est la principale forme de lutte inter-capitaliste, parce qu’elle est le principal moyen d’accéder aux investissements et au profit (qui se concentrent dans les pays dominants).

Évidemment, les causes internes et les causes externes ne peuvent pas être isolées ou séparées unilatéralement (leur relation est dialectique), mais ce sont les causes internes qui priment en général sur les causes externes, parce que ce sont celles qui sont premières et qui contiennent les contradictions qui déterminent les possibles évolutions futures : par exemple, subir ou mener une lutte de repartage impérialiste du monde, ou connaître une révolution socialiste, de nouvelle démocratie ou nationaliste bourgeoise.

Le matérialisme dialectique ne propose pas de considérer isolément la cause interne, le matérialisme dialectique affirme au contraire que ni la cause interne ni la cause externe ne peuvent être considérées isolément (elles sont contradictoires mais uniques), sans qu’une telle abstraction ne soit absurde (métaphysique). Le structuralisme est un unilatéralisme que le matérialisme dialectique doit corriger.

Comment des pays de la semi-périphérie peuvent-ils être impérialistes, comme la Chine ou la Russie, et d’autres semi-coloniaux, comme la Turquie, l’Inde ou l’Iran ? La place de ces pays dans le système-monde est identique, pourtant leur nature est différente. Pourquoi ? Parce que dans le cas de la Chine et de la Russie, c’est une bourgeoisie nationale (bureaucratique et impérialiste) qui est au pouvoir et qui possède les moyens de production et d’échange, alors que dans le cas de la Turquie, de l’Inde ou de l’Iran, c’est une bourgeoisie compradore (bureaucratique) qui est au pouvoir et qui possède les moyens de production et d’échange : l’une bénéficie directement de la dépendance et de l’échange inégal, l’autre n’en bénéficie qu’indirectement, l’une peut accumuler des surprofits, l’autre ne le peut pas.

La place de ces pays dans le système de la production et des échanges mondiaux est identique, mais leur rôle dans le circuit mondial de la valeur et de son accumulation est différent. La structure de classe de ces pays détermine leur nature plus que leur place dans le système-monde (la cause interne est principale dans sa contradiction avec la cause externe).

De plus, il est à noter que l’Italie et l’Espagne, qui sont de vieux pays impérialistes, sont aussi des semi-périphéries (selon Wallerstein) : si demain, une guerre entre les USA (le centre du centre impérialiste) et l’Italie venait à survenir, celle-ci n’en serait pas moins une guerre inter-impérialiste. L’asymétrie entre l’impérialisme italien et américain changerait-elle quoi que ce soit à la nature de cette guerre ? Non, car les bourgeoisies italienne et américaine resteraient des bourgeoisies impérialistes.

La guerre en Ukraine est une guerre inter-impérialiste indirecte (par proxy), pourquoi ? Premièrement, parce que la classe dirigeante ukrainienne est une bourgeoisie compradore, elle est soumise (dépendante et alliée) aux bourgeoisies impérialistes. Deuxièmement, parce que les classes dirigeantes en Russie et dans les pays qui dirigent l’alliance impérialiste atlantiste (l’OTAN) et européenne (l’Union européenne), c’est-à-dire aux USA, en France, en Allemagne, etc., sont des bourgeoisies impérialistes. Troisièmement, parce que ces bourgeoisies impérialistes concurrentes (russe et de l’alliance atlantiste et européenne) cherchent à étendre leur domination sur l’Ukraine, c’est-à-dire sur la bourgeoisie compradore ukrainienne. Si l’Ukraine ne possédait pas une bourgeoisie compradore, c’est-à-dire qui ne peut exister que dans son alliance politique et économique avec l’impérialisme, et que la Russie, les USA, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, etc., ne possédaient pas une bourgeoisie impérialiste, c’est-à-dire qui ne peut exister que par et pour l’impérialisme, alors la guerre en Ukraine ne pourrait pas exister telle qu’elle existe aujourd’hui.

Par exemple, si la bourgeoisie ukrainienne n’était pas compradore, mais impérialiste, alors la guerre en Ukraine ne serait pas inter-impérialiste par proxy (elle serait simplement inter-impérialiste). À l’inverse, si la bourgeoisie ukrainienne n’était pas compradore, mais d’une manière ou d’une autre une bourgeoisie nationale (indépendante politiquement et économiquement des bourgeoisies impérialistes), elle-même non-impérialiste, la guerre en Ukraine ne serait pas inter-impérialiste non plus (elle serait simplement impérialiste de la part de la Russie et anti-impérialiste de la part de l’Ukraine).

Seule la nature de classe d’une guerre nous informe de la nature de cette guerre, car elle nous informe des causes internes du mouvement économique et politique mondial.

Comprendre la primauté de la cause interne sur la cause externe, c’est comprendre les causes réelles du mouvement, c’est-à-dire l’ordre réel des contradictions. Comprendre correctement les contradictions sociales mondiales est nécessaire pour adopter des positions internationalistes, c’est-à-dire révolutionnaires.

2. Structuralisme et marxisme

En économie, dans l’analyse de l’impérialisme, le structuralisme a principalement été représenté par Immanuel Wallerstein, Arghiri Emmanuel et Samir Amin. Le courant des théories de la dépendance, dans lequel ces auteurs et leurs modèles sont rassemblés et où ils font références, est toujours très vivant aujourd’hui. Nous pouvons citer par exemple la revue Monthly review, qui publie régulièrement des autrices et auteurs appartenant à ce courant.

Les thèses structuralistes en économie sont moins radicales que dans les autres champs d’études bourgeois (sociologie, anthropologie, histoire, sciences politiques, etc.). Par exemple, le post-structuralisme n’y est pas représenté, le système-monde n’est pas un système de relations triviales, l’induction et la prévision scientifiques n’ont pas été abandonnées, etc. Cette « modération » de la théorie structuraliste est à attribuer à l’importance du marxisme dans les théories de la dépendance, qui est le socle théorique sur lequel leurs travaux sont fondés (théorie de la valeur), et à l’engagement politique anti-impérialiste de leurs autrices et auteurs (difficile de dissocier compréhension et transformation du monde concernant l’impérialisme). Pour ces raisons, la modération méthodologique du structuralisme en économie a aussi été une modération de son anti-marxisme. Le courant des théories de la dépendance a historiquement été un soutien aux États « anti-impérialistes » (États socialistes, révisionnistes et nationalistes bourgeois et petit-bourgeois), aux mouvements démocratiques anti-coloniaux, et dans une certaine mesure, au mouvement communiste international.

Contrairement à la sociologie ou à l’anthropologie structuraliste, où le marxisme structuraliste est un sous-courant minoritaire, l’économie structuraliste est un courant marxiste structuraliste dans son ensemble (les théories de la dépendance et l’institutionnalisme). De plus, le premier est pseudo-matérialiste (idéaliste), le second est matérialiste vulgaire.

Arrivé à ce stade de notre développement nous devons poser une question : si historiquement la relation du marxisme avec le structuralisme a principalement été une hybridation et une dissolution dans celui-ci, quelle doit être la relation entre travaux et méthodes marxistes et structuralistes, notamment sur la question de l’analyse de l’impérialisme ?

Nous-mêmes, à Unité communiste, nous faisons largement référence aux travaux des autrices et auteurs structuralistes dans l’analyse de l’impérialisme, notamment à ceux de Emmanuel et de Amin. Ainsi, par exemple, nous utilisons le modèle centre-périphérie, de la dépendance et de l’échange inégal, pour comprendre l’économie mondiale.

Y a-t-il une contradiction entre, d’une part, notre condamnation du structuralisme comme théorie fausse et idéologie essentiellement bourgeoise, et d’autre part, notre adhésion à des autrices et auteurs structuralistes ? Oui, il existe une contradiction, celle entre la science marxiste et la science bourgeoise, mais cette contradiction n’est pas une incohérence. Cette contradiction est aussi vieille que le marxisme lui-même, et aucun marxiste n’y a échappé.

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine (1916) est généralement présenté comme l’équivalent pour l’analyse de l’impérialisme de ce que Le Capital de Marx est pour l’analyse du capitalisme, c’est-à-dire comme un ouvrage fondant une orthodoxie matérialiste dialectique. Cette prétention n’est pas usurpée, l’ouvrage de Lénine est en effet un classique du matérialisme dialectique, mais elle ne doit pas nous mener à le considérer pour ce qu’il n’est pas.

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme est, des mots de son auteur, un « essai de vulgarisation ». La théorie de l’impérialisme de Lénine est elle-même entièrement fondée sur celles de deux auteurs, John Atkinson Hobson (théorie de l’impérialisme d’exportation de capitaux et de l’État rentier) et Rudolf Hilferding (théorie du capitalisme financier et monopoliste d’État), qui sont des théoriciens respectivement bourgeois et révisionniste. Certains léninistes, pensant défendre avec acharnement l’orthodoxie marxiste en défendant chaque virgule de cet ouvrage de Lénine, défendent en réalité avec acharnement Hobson et Hilferding, que Lénine a eu le mérite d’intégrer dans une conception matérialiste dialectique, mais qui ne sont plus depuis longtemps à l’avant-garde de la science bourgeoise.

Le reproche ironique qui est souvent avancé à l’encontre de celles et ceux qui cherchent à intégrer les avancées théoriques structuralistes à la théorie marxiste de l’impérialisme est que cela serait révisionniste, car les autrices et auteurs de ces travaux ne sont pas révolutionnaires et n’adhèrent pas à la théorie léniniste de l’impérialisme. Nous répondons que Lénine était alors lui-même révisionniste.

Lénine a eu raison de développer la théorie matérialiste dialectique en y intégrant les développements théoriques de la science bourgeoise en son temps. Le marxisme lui-même est fondé sur la science bourgeoise, et issue de celle-ci. Les travaux économiques de Marx auraient été impossibles sans ceux de Smith ou Ricardo, pour ne citer que les plus connus. Cependant, le marxisme doit constituer un dépassement de la science bourgeoise, et donc se fonder sur l’avant-garde de celle-ci. Aujourd’hui, les théories de l’impérialisme établies par Hobson et Hilferding sont largement désuètes dans la science bourgeoise, et elles le sont également pour la science marxiste.

Nous mobilisons Emmanuel ou Amin à notre époque comme Lénine a mobilisé Hobson et Hilferding à la sienne, c’est-à-dire comme avant-garde de la science bourgeoise dans l’étude de l’économie et de l’impérialisme. Notre analyse de l’impérialisme fondée sur les travaux de Emmanuel et Amin n’est pas plus structuraliste que l’analyse de Lénine fondée sur Hobson et Hilferding est social-impérialiste et réformiste.

Défendre l’orthodoxie marxiste, ce n’est pas défendre les erreurs et les insuffisances théoriques de Hobson et de Hilferding. Défendre l’orthodoxie marxiste, c’est défendre le matérialisme dialectique, c’est-à-dire défendre la théorie la plus juste selon la méthode marxiste.

Nous retenons de Lénine sa méthode marxiste, pas les erreurs qu’il a empruntées d’auteurs non marxistes, ni celles qu’il a pu commettre lui-même.

Le matérialisme dialectique doit continuer de se développer avec le développement de la science en général, marxiste et non marxiste. Il serait faux d’unilatéralement rejeter les travaux de Lénine sur l’impérialisme (et de ses continuatrices et continuateurs) parce qu’ils sont fondés sur des travaux dépassés, mais il serait tout aussi faux de rejeter les travaux sur l’impérialisme qui ne se fondent pas sur ceux de Lénine parce qu’ils ne sont pas matérialistes dialectiques. La science bourgeoise n’est pas matérialiste dialectique, cette affirmation est tautologique. Il est donc évident que le marxisme ne peut pas refuser les productions théoriques de la science bourgeoise parce qu’elles ne sont pas matérialistes dialectiques, sinon, le marxisme refuse unilatéralement d’apprendre de la science bourgeoise.

Cette erreur n’est pas moins grave et funeste que d’accepter tout aussi unilatéralement les productions théoriques de la science bourgeoise, sans les intégrer dans le matérialisme dialectique, et donc de l’abandonner. Ces deux déviations constituent une seule et même liquidation de la science marxiste, respectivement aux noms de l’orthodoxie et de la révision scientifique. Or, liquider le marxisme par dogmatisme ou éclectisme n’est ni une défense de l’orthodoxie marxiste ni une révision scientifique, précisément parce que l’orthodoxie marxiste est une science et que la révision scientifique est incompatible avec l’éclectisme (elle doit comparer le vrai et le faux pour affirmer le vrai sur le faux).

Un exemple de déviation dogmatique du marxisme qui aboutit à une liquidation de celui-ci est la théorie du néo-impérialisme, telle qu’avancée par le Parti marxiste-léniniste d’Allemagne (MLPD). Lénine retient l’exportation de capitaux comme un des 5 points qui qualifient l’époque de l’impérialisme (le « débordement » des capitaux des pays impérialistes vers les colonies et semi-colonies). Selon la théorie du néo-impérialisme, l’exportation de capitaux serait non seulement une caractéristique de l’époque impérialiste, mais une caractéristique d’un pays impérialiste. Le MLPD aboutit ainsi à qualifier de néo-impérialiste des pays dominés où une bourgeoisie compradore est au pouvoir, comme : l’Inde, l’Iran, le Mexique, etc. Or, au XXIsiècle, il n’existe presque plus aucun pays dans le monde qui n’exporte pas de capitaux. Par fidélité à la théorie léniniste de l’impérialisme, le MLPD aboutit à une conclusion absurde et anti-léniniste, qui reproduit paradoxalement une déviation structuraliste (la nature impérialiste ou non d’un pays se définirait par les flux de capitaux, c’est-à-dire par la place dans la structure mondiale de l’échange).

Le matérialisme dialectique ne doit ni céder à la science bourgeoise ni s’en couper. En tant que scientifique, une de nos tâches est de donner une compréhension matérialiste et dialectique du réel. Nous devons donc critiquer et intégrer la science bourgeoise pour développer notre compréhension du monde, en ce que la compréhension bourgeoise du monde est fausse, car méthodologiquement limitée, mais vraie, car issue (induite) du réel.

C’est selon cette attitude dialectique (le faux est et devient le vrai, et inversement) et scientifique que nous étudions et critiquons les autrices et auteurs structuralistes, notamment concernant l’impérialisme, pour les intégrer au matérialisme dialectique, et ainsi développer celui-ci. Cette attitude condamne toute méthode unilatérale dans la contradiction entre la science marxiste et la science bourgeoise (rejeter unilatéralement l’une ou l’autre).

III. La guerre russo-ukrainienne

1. L’opportunisme structuraliste

De l’erreur théorique structuraliste dans l’analyse de l’impérialisme, c’est-à-dire d’un matérialisme vulgaire, est souvent déduite une erreur politique opportuniste dans la stratégie révolutionnaire, dans la forme du pacifisme réformiste et du social-impérialisme.

Le Nouveau parti anticapitaliste, après avoir justifié son alignement politique et idéologique avec l’impérialisme de sa bourgeoisie par la comparaison entre Hitler et Poutine1 (démontrant son absence de compréhension autant de la guerre actuelle en Ukraine que de la 2de Guerre mondiale), a invoqué la défense des sociaux-démocrates et des syndicalistes ukrainiens2 (justifiant ainsi son propre réformisme et social-impérialisme par le réformisme et le social-impérialisme des autres), puis « le caractère profondément asymétrique de la guerre »3. Or, toutes les guerres impérialistes sont des guerres asymétriques, car il est impossible qu’il existe un équilibre parfait des forces en présence ! Ce n’est pas le degré d’asymétrie entre les belligérants qui détermine la nature de leur conflit, mais la nature de classe de ces belligérants.

Dans les arguments invoqués pour soutenir l’Ukraine et l’effort de guerre de notre camp impérialiste, la défense du peuple ukrainien revient systématiquement. Affirmer la nécessité d’être solidaire avec le peuple ukrainien a également été notre premier réflexe au lancement de l’invasion russe4, et nous ne le regrettons pas. Cependant, est-ce que la résistance populaire ukrainienne contre l’impérialisme russe est la contradiction principale, aujourd’hui en Ukraine ? Non. En Ukraine, un aspect démocratique existe évidemment dans l’élément respectivement populaire et national ukrainien, mais cet aspect démocratique qui existe toujours à un certain degré dans l’élément populaire et dans l’élément national, existe aussi dans toutes les guerres inter-impérialistes, et n’est dans la guerre russo-ukrainienne que secondaire (comme dans les autres guerres inter-impérialistes) !

Voilà l’erreur grave que font selon-nous le Nouveau parti anticapitaliste, et dans une moindre mesure le Noyau d’étude marxiste, en invoquant le soutien respectivement à la résistance populaire anti-impérialiste et à la libération nationale ukrainienne5, refusant ainsi d’affirmer la nécessité du défaitisme révolutionnaire.

Est-ce que la solidarité avec le peuple ukrainien (dans son élément populaire et national), martyr de la guerre, est une position révolutionnaire satisfaisante ? Est-ce que cette tactique avance une stratégie révolutionnaire en Ukraine ? Nous ne le pensons pas. Nous pensons au contraire qu’à l’heure actuelle, dans la situation concrète ukrainienne, seul le défaitisme révolutionnaire est la stratégie qui est capable de transformer la guerre inter-impérialiste en guerre civile de classe (transformer la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat en contradiction principale).

Dans la lutte de l’Empire russe contre le IId Reich pendant la 1re Guerre inter-impérialiste mondiale, le rapport de force était tout à fait asymétrique au désavantage de la Russie, pays économiquement arriéré par rapport à l’Allemagne, de plus, la Russie ne faisait que se défendre contre l’agression allemande (qui lui a déclaré la guerre le 1er août 1914). En conséquence, aurait-il fallu défendre un « défensisme révolutionnaire » au nom de la solidarité avec le peuple russe ou de la libération nationale russe, contre l’invasion allemande ? Il existait bel et bien un élément populaire et national dans la lutte de l’Empire russe contre le IId Reich, et avec ceux-ci un aspect démocratique.

La stratégie du défaitisme révolutionnaire était-elle une stratégie anti-populaire et anti-nationale, donc anti-démocratique ? Au contraire, le défaitisme révolutionnaire, parce qu’il était déduit d’une analyse juste des contradictions en Russie et dans le monde, a saisi la vérité contradictoire selon laquelle la victoire de l’aspect démocratique ne pouvait alors être atteinte qu’en rejetant l’élément populaire et national (qui contenaient alors un aspect démocratique). Pourquoi ? Parce que ces contenants avaient un contenu principalement social-impérialiste, que le contenu démocratique ne pouvait donc être victorieux qu’en résolvant sa contradiction avec son contenant, et que cette résolution ne pouvait être amenée que par la transformation des conditions objectives et subjectives en Russie — d’où la prévision d’une vague révolutionnaire probable en cas de défaite militaire russe.

Aujourd’hui, défendre l’élément populaire (la résistance du peuple ukrainien) ou national (la libération nationale ukrainienne) comme stratégie révolutionnaire en Ukraine, est une erreur contre-révolutionnaire.

Le Nouveau parti anticapitaliste et le Noyau d’étude marxiste partagent une même erreur fondamentale : confondre le principal et le secondaire. D’une part entre l’aspect interne et externe de la causalité, et d’autre part entre la contradiction inter-impérialiste et la contradiction entre le peuple ukrainien (la résistance populaire et la libération nationale) et l’impérialisme russe.

Nous réaffirmons la nature inter-impérialiste de la guerre russo-ukrainienne, d’une part parce que la bourgeoisie ukrainienne est une bourgeoisie compradore liée aux bourgeoisies impérialistes occidentales, dans ses intérêts économiques et politiques, et d’autre part parce que la bourgeoisie russe est une bourgeoisie impérialiste. La lutte de la bourgeoisie compradore ukrainienne n’est ni plus ni moins qu’une lutte pour les impérialismes occidentaux (dont le nôtre), et la lutte de la bourgeoisie russe n’est ni plus ni moins qu’une lutte pour son propre impérialisme. En conséquence, nous réaffirmons également la nécessité du défaitisme révolutionnaire, comme méthode de résolution de la contradiction inter-impérialiste par le prolétariat révolutionnaire, pour transformer une guerre injuste en guerre juste : la révolution communiste.

L’opportunisme, c’est l’erreur qui sacrifie la victoire finale pour des victoires opportunes, les objectifs stratégiques pour des objectifs tactiques, la réussite de long terme pour des réussites de court terme, etc. L’opportunisme est une méthode fausse de compréhension et de transformation du monde.

« L’opportuniste ne trahit pas son parti, il n’agit pas en traître, il ne l’abandonne pas. Il continue à le servir avec sincérité et zèle. Mais son trait typique et caractéristique est qu’il cède à l’humeur du moment, qu’il est incapable de résister à ce qui est à la mode, qu’il est politiquement myope et sans colonne vertébrale. L’opportunisme consiste à sacrifier les intérêts permanents et essentiels du parti à des intérêts momentanés, éphémères et mineurs. »6

L’erreur pratique précède toujours l’erreur théorique, une compréhension du monde fausse est toujours aussi une transformation du monde qui par son insuffisance ou son absence ne permet pas une meilleure compréhension du monde. Une théorie fausse ou bourgeoise correspond toujours à une pratique fausse ou bourgeoise, et donc à un intérêt distinct de l’intérêt du prolétariat révolutionnaire international. Nous n’accusons ni le Nouveau parti anticapitaliste ni le Noyau d’étude marxiste de ne pas être sincère dans leur engagement. Cependant, l’incapacité à comprendre la nécessité du défaitisme révolutionnaire ne peut pas être unilatéralement distinguée d’une incapacité pratique dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir, et donc d’un rapport abstrait et bourgeois à la révolution communiste (déconnecté de la réalité ou réformiste). En théorie et en pratique, rejeter le défaitisme révolutionnaire c’est rejeter l’intérêt de classe du prolétariat révolutionnaire international et adopter un intérêt bourgeois (social-chauvin/impérialiste, réformiste, pacifiste, etc.). Cela ne signifie pas que le Nouveau parti anticapitaliste ou le Noyau d’étude marxiste seraient consciemment des défenseurs de la bourgeoisie, mais que leurs erreurs pratiques et théoriques les amènent à défendre une position qui n’est pas révolutionnaire, qui défend objectivement la bourgeoisie en ce qu’elle est fausse — opportuniste.

2. Le défaitisme révolutionnaire

En quoi défendre le défaitisme révolutionnaire dans le cas de la guerre inter-impérialiste en Ukraine est-il différent d’une injonction vide de sens pratique ? Le défaitisme révolutionnaire, appliqué au cas de l’Ukraine, n’est-il pas une abstraction déconnectée des possibilités concrètes de lutte (une erreur théorique) ?

Il y a une différence fondamentale entre la méthode matérialiste et la méthode idéaliste. Schématiquement, la première part des problèmes concrets pour élaborer des solutions concrètes, et la seconde part des abstractions pour les imposer au réel : dans le premier cas, concret-abstrait-concret, dans le second cas, abstrait-concret-abstrait. Toute stratégie doit se fonder sur un examen théorique qui définit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire qui définit le mouvement réel dans une situation concrète particulière. C’est à partir de cette observation du réel qu’un objectif et un chemin vers celui-ci doivent être trouvés, et non pas l’inverse (un objectif et un chemin prédéfinis qui s’imposent au réel) : l’objectif et le chemin sont trouvés a posteriori dans une situation concrète particulière, ils n’existent jamais a priori. Une stratégie qui ne correspond pas au mouvement réel n’est qu’un énoncé scolastique.

Si nous défendons la stratégie du défaitisme révolutionnaire en Russie et en Ukraine, ce n’est pas parce que ce chemin nous paraît simple, mais parce qu’il n’existe que lui vers notre objectif : la révolution communiste. Cette solution aux problèmes concrets des communistes dans la guerre inter-impérialiste n’est pas immédiatement applicable avec succès en Russie et en Ukraine, mais elle est la seule possible. Il est juste d’affirmer que cette stratégie n’est actuellement pas réalisable, mais cela ne change rien au fait qu’elle est la seule méthode capable de transformer la guerre inter-impérialiste en guerre de classe (jusqu’à preuve du contraire).

Une stratégie est juste si elle est réalisable. Une stratégie qui n’est pas réalisable est fausse (elle est idéaliste). Cependant, la réalisation d’une stratégie n’est par définition jamais immédiate. Une stratégie juste doit être appliquée immédiatement, même si elle ne peut pas être immédiatement réalisée. Une stratégie juste applique ce qui est immédiatement réalisable pour réaliser ce qui est ultérieurement réalisable. Il y a un saut qualitatif entre la réalisation immédiate (tactique) et la réalisation ultérieure (stratégique). La réalisation existe, l’application fait exister. La réalisation de la stratégie est la fin, l’application de la stratégie est le moyen.

Toute stratégie n’offre que des possibilités et n’offre jamais de garanties. Rechercher une stratégie immédiatement applicable avec succès, c’est-à-dire réalisable sans application préalable, c’est rechercher une formule magique.

Actuellement en Russie et en Ukraine, nous disons que la stratégie du défaitisme révolutionnaire n’est pas réalisable, parce qu’elle ne peut pas déjà atteindre sa fin (gagner), mais nous ne disons pas qu’elle n’est pas applicable (lutter pour gagner).

La faiblesse du mouvement révolutionnaire en Russie et en Ukraine transforme la réalité de l’application de la stratégie du défaitisme révolutionnaire, c’est-à-dire de ce qu’il est concrètement possible ou non de faire, mais elle ne transforme pas la guerre inter-impérialiste elle-même, c’est-à-dire qu’elle ne change pas la nature du conflit et la méthode juste (qui est possible) pour que celui-ci devienne un conflit de classe. Autrement dit, parce que le mouvement communiste est moins avancé aujourd’hui qu’hier, le chemin est plus long et plus sinueux aujourd’hui qu’hier, mais entre l’état présent de la guerre inter-impérialiste et le communisme, il n’est pas différent.

La faiblesse du mouvement de résistance en Palestine ne lui permet pas de réaliser immédiatement la stratégie de libération nationale (envahir et détruire la colonie israélienne), mais la libération nationale est la stratégie juste à appliquer. La faiblesse du mouvement communiste en France ne lui permet pas de réaliser immédiatement la stratégie de reconstruction du Parti (organiser et diriger les masses), mais la reconstruction du Parti est la stratégie juste à appliquer. Etc.

En bref, l’état du mouvement communiste en Russie et en Ukraine change la perspective (« D’où partons-nous ? »), mais il ne change pas le chemin (« Où allons-nous ? ») : la stratégie à réaliser est identique, ce qui est à appliquer est différent. Le mouvement communiste doit transformer ses moyens pour rendre réalisable la stratégie juste, il ne doit pas transformer sa fin. La victoire du mouvement communiste en Russie et en Ukraine n’est pas dans l’abandon du défaitisme révolutionnaire, mais dans sa réalisation.

La dialectique interdit tout unilatéralisme dans la compréhension de la contradiction entre les moyens et la fin. Dans celle-ci, la fin est principale, c’est selon elle que les moyens qui la réalisent existent, mais elle n’existe que par les moyens qui la réalisent. C’est ce principe dialectique qui est exprimé dans la formule « plus rigide la stratégie, plus souple la tactique » : la tactique doit toujours se régler sur la stratégie, la stratégie ne doit jamais se régler sur la tactique. En politique, les moyens déterminent la tactique, la fin détermine la stratégie.

Comme dit plus haut, la fin n’est pas une abstraction qui viendrait s’imposer au réel, mais une abstraction qui est d’abord induite du réel (« Quel est le mouvement réel ? Qu’est-ce qui est possible et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment ? ») avant de s’appliquer au réel. La fin est l’aspect principal dans sa dialectique avec les moyens, mais la volonté (le facteur subjectif) est l’aspect secondaire (plus déterminé que déterminant) dans sa dialectique avec la matière (le facteur objectif) !

L’asymétrie entre les moyens des communistes russes et ukrainiens et la fin révolutionnaire est immense, mais cette asymétrie ne doit pas nous conduire à abandonner la fin, à la rabaisser à nos moyens, mais à trouver la méthode correcte pour faire correspondre nos moyens à notre fin (réaliser les moyens de la réalisation de la fin).

En l’occurrence, il ne faut ni appliquer le défaitisme révolutionnaire en Russie et en Ukraine dans l’absolu et par principe, alors qu’il n’est actuellement pas encore réalisable (ce qui reviendrait à de l’action directe détachée des masses), ni liquider le défaitisme révolutionnaire, parce qu’il n’est actuellement pas encore réalisable (ce qui reviendrait à du social-chauvinisme/impérialisme). Les communistes russes et ukrainiens doivent appliquer une tactique immédiate qui rendra ultérieurement possible la réalisation du défaitisme révolutionnaire, c’est-à-dire trouver la méthode juste pour résoudre la contradiction entre leurs moyens et leur fin. Cette tactique, même si elle ne réalise pas directement le défaitisme révolutionnaire (transformer la guerre inter-impérialiste en guerre civile), fait déjà partie de cette stratégie, elle en est un moment et elle la réalise indirectement en potentiel (préparer une telle transformation). Cette tactique immédiate rend possible une tactique ultérieure supérieure, jusqu’à la réalisation de la stratégie. En conséquence, le défaitisme révolutionnaire peut et doit être appliqué immédiatement pour être réalisé ultérieurement.

Historiquement, en Russie tsariste, l’application de la stratégie défaitiste révolutionnaire a été un échec pendant 3 ans avant d’être une réussite décisive pendant la révolution d’Octobre 1917 : avant la révolution, la tactique a réalisé indirectement sa stratégie, qui n’était alors pas immédiatement réalisable ; pendant la révolution, la tactique a réalisé directement sa stratégie, qui était alors immédiatement réalisable. Si le défaitisme révolutionnaire s’est réalisé en Octobre 1917, c’est parce qu’il a préalablement été rendu possible par son application.

Tous les arguments qui peuvent aujourd’hui être avancés contre l’application du défaitisme révolutionnaire en Russie et en Ukraine pouvaient être avancés à l’identique dans l’Empire russe entre 1914 et 1917 (toutes proportions gardées) : le chauvinisme des masses, l’asymétrie des forces belligérantes, la faiblesse relative des communistes par rapport aux réactionnaires, etc.

Nous ne défendons pas le chemin du défaitisme révolutionnaire parce qu’il serait le plus facile et le plus direct, mais parce qu’il est selon nous le seul vers le communisme — tout simplement —, même s’il est ardu et sinueux.

Il ne faut jamais oublier la dialectique entre l’échec et la réussite, entre la défaite et la victoire : la défaite est et devient la victoire, et inversement. Une victoire opportune est une défaite révolutionnaire. Une victoire révolutionnaire est des défaites opportunes. Le succès de long terme est des sacrifices de court terme, c’est-à-dire qu’une réussite stratégique est des échecs tactiques. La stratégie juste est une défaite avant de se changer en victoire. La stratégie fausse est une victoire avant de se changer en défaite.

Voilà en quoi défendre le défaitisme révolutionnaire dans la guerre en Ukraine est différent de défendre, par exemple, l’union des prolétaires colonisés et des prolétaires colons, comme le fait Lutte ouvrière dans la guerre en Palestine. Dans le premier cas, la stratégie est possible parce qu’elle correspond au mouvement réel, et elle est applicable même si elle n’est pas immédiatement réalisable. Dans le second cas, la stratégie n’est pas possible parce qu’elle ne correspond pas au mouvement réel, elle n’est pas applicable et n’est réalisable ni immédiatement ni ultérieurement (dans les conditions du colonialisme).7

Ce qu’il faut en revanche rappeler pour conclure, c’est que l’affirmation du défaitisme révolutionnaire n’est pas une réponse exhaustive et définitive, mais l’introduction des problèmes concrets de son application : il reste à trouver la tactique qui correspond aux moyens. Un communiste ne peut pas se contenter de dire « défaitisme révolutionnaire ! » en l’air, puis être très satisfait de lui-même. Mais cette tâche, trouver les moyens de la fin, la tactique de la stratégie, ne peut revenir qu’aux communistes russes et ukrainiens eux-mêmes, parce qu’ils sont les seuls à expérimenter leur situation concrète, et donc à pouvoir trouver des solutions concrètes à leurs problèmes concrets.

Chaque nouveau contexte de lutte est inédit — parce qu’il est nouveau — et commun — parce qu’il appartient à une époque. Chaque nouvelle pratique de lutte appelle donc à être inédite et commune, pour correspondre autant à la nouveauté qu’à ce qui a déjà été vérifié dans l’Histoire. La pratique du défaitisme révolutionnaire n’y fait pas exception.

1 « Du bon usage du pacifisme de Jean Jaurès », L’anticapitaliste, 4 mars 2022.

https://lanticapitaliste.org/opinions/international/du-bon-usage-du-pacifisme-de-jean-jaures

2 « Les socialistes démocratiques ukrainiens favorables à l’envoi d’armes pour combattre l’“agression impérialiste” de la Russie », L’anticapitaliste, 23 mars 2022.

https://lanticapitaliste.org/opinions/international/les-socialistes-democratiques-ukrainiens-favorables-lenvoi-darmes-pour

3 « Comprendre le renforcement des tensions inter-impérialistes pour y faire face », L’anticapitaliste, 11 octobre 2022.

https://lanticapitaliste.org/actualite/international/comprendre-le-renforcement-des-tensions-inter-imperialistes-pour-y-faire

4 « Ukraine : la guerre commence », Unité communiste, 24 février 2022.

5 « Quelle est la position juste face à la guerre en Ukraine ? », Nouvelle époque, 14 mars 2023.

6 V. I Lénine, Le radical russe est sage après l’événement, 1906.

https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1906/oct/18.htm

7 Se référer à « Le temps maudit des colonies »,Unité communiste,4 novembre 2023, et à « Pourquoi défendre la libération nationale ? »,Unité communiste,4 juillet 2024.

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