30 anniversaire de la chute de l’URSS (3/4)

Partie III : les conséquences

Du fait d’un phénomène assez classique d’inflation, la 3e partie a du être divisée en deux pour la rendre plus lisible. Il y aura donc 4 parties au total.

La catastrophe économique et sociale

Henri Alleg, déjà mentionné plus haut, a fait le récit du naufrage de l’URSS. La fin de l’Union signe le début d’une foire d’empoigne. Les partisans de la « thérapie de choc », comme l’économiste Américain Jeffrey Sachs, veulent faire passer instantanément les nouvelles républiques à une économie de marché hautement privatisée, sur le modèle des reaganomics, cette économie politique de la période Reagan. Il bénéficie de l’appui du FMI et de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le développement. Dès 1992, les privatisations sont massives, puis après 1994 on estime que plus de 50 % du secteur public est entre les mains du privé.

Sous la pression conjointe de la mafia, des futurs oligarques et des puissances étrangères, le patrimoine industriel et immobilier de l’URSS est bradé.

Cette opération n’est pas sans conséquences pour la population. Le niveau de vie est divisé par deux. Le chômage, inférieur à 0,1 % (en dépit du sous-emploi), passe à 7,5 %. Dans le même temps, l’accès aux soins se réduit drastiquement, tandis que l’alcool, et particulièrement l’alcool frelaté, devient un fléau. La prostitution, le trafic de drogues, le trafic d’armes devient un moyen de survie pour une partie de la population, quelque soit son âge. L’espérance de vie s’effondre tandis que le taux de mortalité augmente. L’inflation, incontrôlable, atteint 2600 %.

Cette situation catastrophique enrichit une poignée d’oligarques, lesquels s’organisent en clans concurrents. Cette nouvelle stratification sociale, marquée par l’émergence des nouveaux Russes d’un côté et des pauvres de l’autre, se traduit dans les statistiques : le coefficient de GINI, marqueur des inégalités salariales, était de 0,24 en 1988 (plus on est proche de 0, plus l’égalité est parfaite. Aucun pays n’en a un aussi bas aujourd’hui.), il est passé à 0,48 en 1993 (équivalent à celui du Guatemala ou du Congo).

Certaines républiques résistent mieux que d’autres. Ainsi le Bélarus modifie assez peu ses institutions, avec un pouvoir fort et un grand contrôle de l’État sur la structure économique. Cette politique mi-sociale mi-paternaliste lui permet d’encaisser progressivement le choc sans pour autant aller vers le socialisme.

La guerre omniprésente

De plus, l’effondrement de la Russie suscite des troubles. Plusieurs guerres ont lieu dans le Caucase, où l’enchevêtrement ethnique se marie mal avec la volonté affirmée de créer des états-nation. Arménie et Azerbaïdjan se livrent ainsi un conflit meurtrier, tandis que la Géorgie est séparée entre plusieurs parties. En Russie même, la situation est compliquée. Si Eltsine a laissé faire le séparatisme, il a posé des limites. Ainsi les Tchétchènes, qui refusent de signer le traité constitutif de la Fédération de Russie, doivent rester de force dans la fédération. Ils sont la garantie de pouvoir faire circuler le pétrole de la Caspienne à l’océan mondial. Entamée le 11 décembre 1994, la première guerre de Tchétchénie est une humiliation pour l’armée russe. Ses conscrits se heurtent à des vétérans de la guerre d’Afghanistan, rompus à l’usage des armes modernes, et font payer chèrement la tentative de reprise de contrôle par Moscou. En représailles, l’armée fait usage de la force brute. Ce premier acte se termine en 1996, date charnière dans l’histoire de la Russie post-soviétique.

1993-1996 : l’épreuve de force

Dans la capitale, la grogne se cristallise. Les tensions entre le Congrès, plutôt pro-soviétique et la présidence se tendent. Le 21 septembre 1993, la crise éclate. Eltsine fait dissoudre le Parlement, lequel, à son tour, démet le Président de ses fonctions. L’armée, en dépit de certaines réticences, intervient en faveur du pouvoir central. Sous les applaudissements des occidentaux, environ 1 500 personnes sont tuées. Les images spectaculaires des chars, des unités spéciales et de la « Maison Blanche » en feu marquèrent les esprits. Si cette date est parfois vue comme un marqueur de la victoire de la démocratie à l’occidentale, elle illustre surtout le fait que le nouveau régime n’hésite pas à se passer des règles constitutionnelles quand l’enjeu est trop important. Dans l’ensemble la majorité de la population approuve l’écrasement de la vieille garde de l’URSS.

Russia's Unlearned Lessons From the Failed Revolt of 1993 | The Nation
L’incendie de la “Maison Blanche”.

Pourtant, lors des élections de 1996, le candidat du Parti Communiste de la Fédération de Russie, Guennadi Ziouganov, est donné largement victorieux. C’est d’ailleurs une situation assez récurrente dans la plupart des ex-Républiques Populaires, après une phase libérale, la plupart, de dépit, remirent en place l’ancienne équipe. Cependant, dans l’intervalle, les partis se sont largement social-démocratisés.

En février le KPRF rassemble 25 % des intentions de vote, contre 3 % pour Eltsine, haï par la population du fait de l’effondrement du niveau de vie et de la guerre en Tchétchénie. Face à cette catastrophe annoncée, le Kremlin fait feu de tout bois. Il met au pas les oligarques et leur impose une unité face à la menace. En échange, il invente un stratagème pour obtenir leur soutien : il brade à prix réduit les parts des compagnies d’État qui restent, en échange d’un don et d’un soutien pour la campagne. Cette méthode fait que les Russes ont payé de leur poche le spectacle démesuré de la réélection de Boris Eltsine. Celui-ci fait également appel à ses amis occidentaux. Bill Clinton lui obtient un prêt de 10,2 milliards de dollars, en plus de 2 milliards pour sa campagne propre. Alain Juppé ou Helmut Kohl viennent lui prêter main forte, tandis que le Club de Paris (un groupe informel de créanciers) et la Banque Mondiale lui accordent des facilité de remboursement et des prêts supplémentaires.

Avec l’appui de conseillers spéciaux, il mène une campagne brutale, dans laquelle le « vote ou perd » revient sans cesse, accompagné d’une débauche de propagande anticommuniste. Il fait des promesses à tout va, met fin à la guerre en Tchétchénie… Cependant, peu avant le scrutin terrifié de la situation, il prépare un décret pour faire intervenir à nouveau l’armée et arrêter les dirigeants du KPRF. Finalement l’immense effort de réélection porte ses fruits, avec l’appui de fraudes massives. Eltsine est réélu avec 53,82 % des voix.

Gorbatchev, candidat lui aussi, récolta d’un 0,5 % qui illustre l’amour que lui porte ses concitoyens.

Russia is back ?

Après cette élection, le pays est exsangue, vidé par l’immense braderie. En 1998, il s’enfonce dans une crise économique telle que 70 % des échanges sont faits sous la forme de troc, les salaires sont versés en nature aux employés… Cette crise est conjurée par plusieurs facteurs : le rebond de l’économie et la hausse du pétrole. Sa résolution arrive en même temps que l’irruption d’un nouveau personnage central de la vie politique russe, Vladimir Poutine.

Pour certains communistes, Poutine fait rêver, dans le sens où il incarne une revanche sur la victoire occidentale. Nous ne partageons pas cette joie. Le fait que nous reconnaissions son talent politique et géopolitique n’est en rien un soutien : c’est un constat.

Si Poutine apparaît souvent aux occidentaux comme un personnage occulte et monstrueux, il faut reconnaître qu’il a réussit un coup de maître : apparaître comme un sauveur au moment de la crise, comme un personnage fort. Incarnant la tradition du patronage russe, mettant au pas les oligarques, mais également comme une personne s’inscrivant dans l’héritage soviétique de grandeur, capable de réaliser une forme de césarisme. Ses résultats électoraux ne sont pas totalement usurpés. Aujourd’hui, la place de la Russie comme puissance internationale est étroitement liée à la figure de ce personnage.

Le bouleversement international

Le 11 septembre 1990, Georges H. Bush, devant le Congrès Américain, prononce un discours historique. On le résume souvent à cette expression qui fait encore frémir les conspirationnistes : le Nouvel Ordre Mondial. Ce terme renvoie cependant à une réalité. La disparition de l’URSS entraîne une série de conséquences. Les USA restent la seule superpuissance. Hubert Védrine parle alors d’hyperpuissance. 11 ans de Pax americana s’ouvrent, jusqu’à ce que, par un hasard de date, les attentats du 11 septembre 2001 y mettent fin.

Avec la chute de l’URSS, les USA et l’occident en profitent pour restructurer leurs relations, tant avec la Russie qu’entre eux. La politique du roll back, du refoulement, entraîne l’installation d’un nouveau cordon sanitaire autour du heartland russo-chinois. Ainsi, des pays comme les États Baltes, la Pologne, la Hongrie, l’Ukraine et la Géorgie sont courtisés pour entrer dans l’OTAN.

L’Union Européenne, alliance d’impérialismes européens, naît et étend son influence sur les anciennes républiques populaires. Cependant, tandis que les USA la soutenaient étroitement durant la guerre froide, des tensions économiques apparaissent.

Les autres pays se revendiquant du socialisme, quant à eux, sont abandonnés. La Corée du Nord, privée de soutien, en particulier en termes de produits chimiques et de pièces détachées, s’enfonce dans une douloureuse famine. Cuba doit faire appel au tourisme et à l’export de sa principale production : les médecins. Ce sont là des conséquences de la Division Internationale Socialiste du Travail. Sans contrôle sur leur propre économie, la défection du centre a laissé les périphéries seules.

Le début de l’été

La fin d’un monde bipolaire et le développement spectaculaire de la mondialisation des échanges laisse sans grille de lecture les analystes. Certains historiens et politologues, comme Francis Fukuyama, évoquent une « fin de l’histoire ». D’autres, qui préfigurent le renouveau réactionnaire, à l’image de Samuel Huntington, proposent une géopolitique raciale et culturelle, celle du choc des civilisation. Il en ressort cependant que le sentiment général est celui d’une ère de paix perpétuelle, dans laquelle les guerres symétriques sont rendues impossibles, et où le conflit se limite au maintien de l’ordre. Ce sentiment d’une coupure nette entre passé et présent donne naissance à ce que François Hartog nomme « le présentisme ». Demain est un autre aujourd’hui, et l’histoire a disparu. Pour les régimes démocratiques libéraux, c’est là une occasion magnifique : ils peuvent s’affirmer comme étant le stade suprême de l’histoire tout en créant une séparation avec leur passé maculé de sang.

Image illustrative de l’article Le Choc des civilisations
Le monde selon Samuel Huntington.
La fin d’un été de 30 ans.
A lire sur notre site.

Mais cette anesthésie maquille un travail de fond organisé par la bourgeoisie. Celle-ci, quoiqu’on puisse penser de l’URSS, avait du réaliser des concessions importantes sur le plan social et politique. Ces compromis, dont, en France, l’exemple le plus éclatant est le programme du CNR, avaient vocation à neutraliser les classes populaires en général et la classe ouvrière en particulier. En augmentant la taille des miettes des surprofits de l’impérialisme, en développant une politique de démocratisation et de protection sociale, les impérialistes ont réussit à acheter la paix. C’est d’ailleurs là un paradoxe souligné par Herbert Marcuse : l’existence de l’URSS obligeait le monde capitaliste à mettre en place des mesures de gauche, tandis que l’existence de l’encerclement capitaliste obligeait l’URSS à faire des concessions sur sa droite (ingénieurs, administrateurs, grands barons rouges). L’affaiblissement concomitant des PC et de l’URSS, en plus de la crise, avait déjà permis les Reagan et les Thatcher. Une fois débarrassés de leur ennemi, les bourgeoisies reprennent l’offensive. D’abord timidement, puis ouvertement. Seule victoire : la fin de la pression ne rend plus nécessaire le recours à des régimes tels que l’Apartheid d’Afrique du Sud. Ils peuvent désormais être conspués publiquement, boycottés, lâchés. Aujourd’hui, on célèbre ainsi Desmond Tutu et Nelson Mandela, mais il y a 30 ans, la France armait le régime ségrégationniste.

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