La fin d’un été de 30 ans.

La fin de l’été approche.

Cette fin approche, tant du point de vue du calendrier, avec l’arrivée de septembre, avec l’arrivée de l’automne, les retours de vacances, la reprise du travail…ect. Mais pas uniquement. Il existe aussi un autre été. Un été civilisationnel, un plateau de plus de trente années de stabilité.

Nous arrivons à la fin d’un été qui aura duré plus de trente années.

Il est un peu comme ceux de l’enfance, ces longs étés qui paraissaient durer éternellement, dans lesquels le temps était aboli, dans lequel les jours se mélangent pour ne former plus qu’un continuum. Une temporalité différente. Une temporalité dans laquelle la lourde chaleur d’une fin de mois d’août nous écrase, nous enveloppe, rendant tout cotonneux.

Cela ne veut pas dire que des événements importants, structurels, n’ont pas eu lieu. Ils ont d’ailleurs été annoncés comme étant historiques, transformants, catastrophiques ou autre… Mais demain arrivait quand même, certes plus dur, mais toujours vivable. Alors l’enivrement narcotique de cet été sans fin reprenait. Que signifiait « historique » ? Un slogan, tout au plus. L’histoire s’était évaporée devant un présent sans fin. Le futur, l’avenir, restait à venir. Abstrait.

Pourtant, insensiblement, les jours sont devenus plus courts, les nuits plus fraîches. Cette insensibilité à permis de s’y adapter progressivement, de faire œuvre de résilience. La vie est devenue plus dure, le futur plus anxiogène, mais le présent restait. Puisque demain existait, à quoi bon parler d’après-demain ?

Des colères, des révoltes ont éclaté, parfois. Mais elles étaient le plus souvent des colères pour d’autres, des solidarités, de l’humanitarisme. Ou elles s’intéressaient à combattre des faits abstraits : les réformes des retraites, par exemple. Ces luttes perçues comme donquichottesques ont mobilisé, mais peu. A quoi bon ?

Même des faits inéluctables comme le réchauffement climatique sont eux aussi des abstractions. Certes, cela ira mal, mais pour le moment ça va. Et quand ça ira mal, nous verrons bien. Notre cerveau, qui n’aime que la régularité, s’en contentait bien, même si le climat a sa propre temporalité et ses propres mécaniques1. Le déni et la distanciation reste une règle : c’est une toile d’araignée dans un coin sombre de notre esprit, mais nous le traitons comme s’il s’agissait d’un deuil d’une personne éloignée. Déni, colère, marchandage, dépression, et finalement acceptation, car les choses ne changeront pas tant que ça. Demain sera là. Après, on verra.

L’enivrement de l’empire.

Dans ce nuage cotonneux, il y a plusieurs choses. D’une part, il y a l’opium de l’impérialisme, de la richesse extorquée par le vol, par la surexploitation et par le crime. Cet opium anesthésiant provient de souffrances qui nous paraissent lointaines, dans une autre temporalité, et autour desquelles nous forgeons un consensus hypocrite : notre paix vaut bien cela. Dans tous les débats, dans toutes les discussions qui vont avoir lieu pour les élections, voilà l’absent : la structure centrale, vitale, de notre économie, son échange inégal avec toute une partie du monde.

Cette bulle masque toute une partie de la réalité économique et sociale. La pauvreté et la misère existent en France comme dans les pays développés. Elle est impitoyable et cruelle. Mais elle est sans commune mesure celle qui a cours dans la partie immergée de l’iceberg économique. Il existe un mur intangible entre ces deux réalités. L’été de notre monde est l’hiver des autres.

Le présentisme, ou la maladie de l’histoire.

De l’autre, il y aussi l’illusion de la fin de l’histoire, de l’été permanent d’un présent qui n’en finit jamais d’être.

Claude Levi-Strauss parlait ainsi des sociétés chaudes, historiques, avançant dans les pas de l’histoire, et des sociétés froides (improprement présentées par des détracteurs comme des sociétés sans histoire) dans lesquelles l’histoire était distanciée et n’avait pas de prise sur la vie.

Le positivisme, l’idée que l’histoire a un sens (auquel les marxistes ont involontairement contribué d’ailleurs), nous donne l’impression que nous arrivons sur un plateau : celui de la stabilité. Quant à la culture de l’immédiateté, elle accentue la rupture entre passé et présent. La prise de Kaboul date du 15 août, elle est déjà un passé terminé, historicisé, séparé d’une réalité qui ne s’y intéressera presque plus dans une nouvelle semaine.

François Hartog, dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, décrivait des « Régimes » qui structurent la manière dont on comprend le temps et l’histoire. « Un « régime d’historicité » n’est pas uniquement l’expression d’un ordre dominant du temps. Tissé de différents régimes de temporalité, il est une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps, des manières d’articuler passé, présent et futur et de leur donner un sens. » (Bertrand Lessault). Le notre, marqué par un présent continuel, est aussi celui de la stagnation.

Derrière cette définition peu accessible se trouve une réalité concrète, discernable, « historisante » elle aussi :

La fin de la guerre froide et l’annonce de la fin de l’histoire par Francis Fukuyama ont contribué à ce refroidissement de nos sociétés. Après 1991 et la fin de la séparation du monde en deux, ils ont annoncé le triomphe total et définitif de la démocratie libérale à l’occidentale. Le temps était venu de la fin du temps, du moins pour notre aire civilisationnelle : celle des riches pays impérialiste que rien ne vient menacer. En 1967, Guy Debord écrivait :

« Les sociétés froides sont celle qui ont ralenti à l’extrême leur part d’histoire ; qui ont maintenu dans un équilibre constant leur opposition à l’environnement naturel et humain, et leurs oppositions internes. Si l’extrême diversité des institutions établies à cette fin témoigne de la plasticité de l’auto-création de la nature humaine, ce témoignage n’apparaît évidemment que pour l’observateur extérieur, pour l’ethnologue revenu du temps historique. Dans chacune de ces sociétés, une structure définitive a exclu le changement. Le conformisme absolu des pratiques sociales existantes, auxquelles se trouvent à jamais identifiées toutes les possibilités humaines, n’a plus d’autre limite extérieure que la crainte de retomber dans l’animalité sans forme. Ici, pour rester dans l’humain, les hommes doivent rester les mêmes. »

La conviction que notre système politique était le meilleur, qu’il est la synthèse des erreurs du passé, qu’il est devenu indépassable, contribue à nourrir le fait que nous devenions une société froide. Une société d’un été sans fin, trompeur.

Alors, il reste des traces du passé, mais elles ne sont pas des traces d’histoire. Elles sont des traces de mémoire. Sans cesse, nous avons l’injonction de nous rappeler de la mémoire. Une mémoire souvent victimaire, qui ramène ceux et celles qui se sont battus pour faire accoucher l’histoire à des victimes. Qui met aussi sur le même plans les victimes et les victimes des victimes, honorées de la même manière dans la grande amnistie du pardon moraliste. Nous jugeons du passé des autres en regard de notre présent, et, inversement, nous exorcisons notre propre passé (et le sang versé) en le remettant dans une histoire lointaine, passée, d’une erreur adolescente.

Mais l’histoire, elle, est oubliée. Elle est la construction du monde d’aujourd’hui, de ses étapes. Elle structure, créé la tension entre le passé, le présent et l’avenir, et les replace dans une seule et même trajectoire, continue, sans frontières définies.

Le passé n’éclaire plus le présent.

Aujourd’hui, alors que des manifestations anti-pass parlent de totalitarisme ou de nazisme, qui peut croire réellement, en son for intérieur, qu’il est possible de voir un bouleversement de ce type arriver. Alors que l’armée française reconsidère sa structure, passant d’une armée de corps expéditionnaire colonial à une armée faite pour l’affrontement avec une autre armée, qui peut pour autant imaginer un conflit de ce type ? Le décalage entre l’âge d’aujourd’hui et ce passé entretient la même distance qu’avec la fiction. Cela explique d’ailleurs parfois le négationnisme : on ne « peut pas y croire », le fossé est trop grand.

Regardons combien ne croient pas à la pandémie : elle ne s’inclut pas dans une lecture présentiste de l’histoire. Elle est improbable. Même des militants marxistes-léninistes chevronnés l’ont incluse dans une narration invraisemblable : elle est forcément une manœuvre politique politicienne, parce qu’elle ne peut pas être quelque chose qui dépasse l’espèce humaine.

La mise à distance du passé permet aussi de se défausser de toute responsabilité.

Autre exemple, il est possible pour quelqu’un comme Emmanuel Macron de parler de la colonisation ou des tests nucléaires dans le Pacifique et de reconnaître leur caractère criminel. Il s’en sent distancié : n’étant pas responsable, il ne se sent pas coupable. C’était la France du passé, une autre, par la sienne. En revanche, une personne comme Hubert Védrine, acteur du génocide du Rwanda, essaie d’empêcher cela pour un passé qui n’est pas assez distancié.

Quant à la pensée de l’avenir, elle est redue trompeuse par l’espoir d’un long fleuve tranquille. La projection dans le futur se base sur une stabilité et sur une idée que demain est prévisible, discernable. Cela paraît aller de soi, mais songeons que seules les générations nées (et en France encore) après 1945 ont pu tabler sur cette continuité. C’est bien peu pour faire une norme d’une exception historique mineure. Elle joue pourtant sur les mentalités d’une manière considérable (après tout, la mentalité des générations du baby boom est celle de la libéralisation et de la confiance dans l’avenir, vu comme individualiste et mu par une croissance économique continue.)

L’engagement militant estival.

Cette anesthésie joue dans l’engagement militant, qui n’aurait pas de sens s’il n’était pas un engagement vers l’avenir. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, mais les plus précaires, les plus pauvres, les plus vulnérables sont souvent bien trop pris dans la lutte pour la survie et pour la défense d’intérêts économiques immédiats pour se projeter dans un militantisme vu comme chronophage et idéaliste. Les classes moyennes (aussi nébuleuse que cette définition soit), représentent la grande majorité de ceux qui ont le temps et l’énergie disponible pour se lancer dans ce combat. Mais leur situation intermédiaire joue aussi des tours.

Il y a une certaine forme de dissonance cognitive dans l’engagement militant. Souvent, il consiste à courir deux lièvres à la fois : celui de la transformation du monde, celui d’un but historique positif, transformant, « chaud » au sens de Levi-Strauss. Mais aussi, il est confronté à la normalité du quotidien et de la projection dans une société « froide » : progresser dans sa carrière, avoir une maison, fonder une famille, profiter des joies de l’été qui tire en longueur.

Dans la fougue et l’instabilité de la jeunesse et d’une adolescence rendue tardive par les longues études, le premier l’emporte très généralement sur le second. Mais il n’empêche pas qu’un poids normatif écrasant finit par s’imposer. Entre le nihilisme radical du « socialisme et barbarie » et les crédits à payer, il existe un gouffre qui se creuse et qui engloutit.

D’ailleurs, cet engagement est souvent celui, comme nous l’avons dit plus haut, influencé par un humanisme moral. Il vise à rejeter la transformation apocalyptique du monde pour ne pas créer d’autres victimes à commémorer, y compris des victimes de victimes. Il met tout sur le même plan pour ne faire de peine à personne, sans poser la question de la manière de résoudre ces conflits et ces contradictions (la question centrale des fronts et des étapes). De plus, en regardant l’histoire comme une chose morte à commémorative, il pousse à ne pas proposer un programme, mais une simple Weltanschauung. Une vision ou une perception du monde, d’à quelles choses se référer, en piochant dans la mémoire, sans comprendre que l’histoire implique de prendre le bon avec le mauvais. Cette Weltanschauung finalement, limite à des postures morales superficielles et non pas à une perspective de transformation de l’avenir.

Car c’est bien pour construire l’avenir que l’engagement existe. Et cet engagement ne peut pas faire l’économie de sa part d’ombre et de complexité. Il ne peut pas faire l’impasse sur la livre de chair à payer.

Sortir du présentisme, c’est sortir aussi de l’injonction morale et moralisatrice. C’est retrouver les pas de l’avenir. C’est retrouver aussi la notion de l’effort commun en vue de construire un avenir qui ne soit pas cette lente trajectoire vers un hiver social, économique, environnemental. Il ne faut pas sous estimer cette importance du temps et cette importance de la trajectoire dans la construction de la pensée. L’Alltagsgeschichte (l’histoire de tous les jours) du nazisme, en occultait le caractère dictatorial et terroriste, au profit de la normalité du quotidien des Allemands aryens. À l’inverse, l’Alltagsgeschichte de l’URSS, en mettant de côté la dimension de monde naissant, des « palais du peuple en construction », de projet, sapait le lien qui existait entre peuple et gouvernement. Un consensus basé non pas sur la gestion du présent mais bien sur la construction d’un avenir radieux, d’un été réel2.

Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur un déclin civilisationnel, comme ne cesse de le clamer l’extrême-droite. Ce que nous observons dans la vie de tous les jours de notre « aire civilisationnelle », ou plutôt de notre promontoire de pays dominant, ce n’est pas la fin. Ce n’est pas la fin d’une aire, mais celle d’une ère.

C’est plutôt un tout nouveau début. Un retour fracassant dans l’histoire. Cette fin de l’été ouvre une ère qui a souvent été décrite comme celles des troubles et des catastrophes. C’est une vérité que les temps de demain seront plus durs que l’anesthésie d’aujourd’hui. Mais ces temps seront ceux d’une nouvelle avancée de l’histoire. De nouveaux pas vers l’avenir.

C’est là où la question de l’engagement mérite d’être renouvelée, d’être reconstruite et d’être repensée. C’est là où la question de l’histoire et de la continuité de l’histoire est elle aussi centrale : elle continue d’exister dans d’autres régimes d’historicité ailleurs elle continue de s’écrire ici aussi.

La pandémie de COVID-19 est une des premières illustrations de cela. Elle est à la fois un memento mori (souviens toi que tu es mortel) mais aussi un Nos semper in historia (Nous sommes toujours dans l’histoire.)

C’est avec cela en tête que nous pourrons à la fois comprendre la tension entre passé et présent, dont la victoire des Talibans n’est qu’un exemple, mais également celle entre présent et avenir. Celui-ci est le fils de nos choix actuels et de nos projets. Cette bataille pour l’histoire est aussi une bataille pour l’accouchement de l’histoire. Elle est une bataille pour sortir du marasme idéologique, du découpage en petite luttes et en petites mémoires concurrentes. Elle doit être la fin des injonctions morales, imposées pour le maintien de l’ordre établi.

1 Notre cerveau, quelque part, est arithmétique, il fonctionne sur des calculs simples, faits de nombres rationnels. Quand nous imaginons le réchauffement climatique, nous avons tendance à le voir comme une addition de dixièmes de degrés en plus. Dans la réalité, le climat lui, est algébrique, il fonctionne avec des coefficients et des multiplicateurs.

2 Selon l’histoire du « Futur radieux », les Soviétiques pouvaient être sûrs qu’il y aurait des récompenses en raison de leur connaissance des lois historiques, dérivées de Marx. Lors de la Révolution d’octobre 1917, le prolétariat, dirigé par par les bolcheviks, avait renversé les capitalistes exploiteurs, dont la concentration des richesses dans quelques mains avait laissé la majorité à la pauvreté et aux manques. Le socialisme était le résultat prédéterminé de la révolution prolétarienne. Cette prédiction s’est visiblement réalisée dans les années 30 avec l’industrialisation et l’élimination des petits capitalistes l’industrialisation et l’élimination de la petite entreprise capitaliste ont jeté les bases économiques du socialisme. En abolissant l’exploitation et les privilèges et l’augmentation de la production et de la productivité, le socialisme apporterait nécessairement l’abondance et augmenterait le niveau de vie de tous. Ainsi, un avenir radieux était assuré. Cette connaissance du futur avait des implications pour la compréhension du le présent. Une personne qui ne connaissait pas l’histoire pouvait regarder la vie soviétique et n’y voir que difficultés et misère, sans comprendre que des sacrifices temporaires étaient nécessaires. Et n’y voir que difficultés et misère, sans comprendre que des sacrifices temporaires doivent être faits pour construire le socialisme. Les écrivains et les artistes sont exhortés à de cultiver un sens du « réalisme socialiste » – voir la vie telle qu’elle devient, plutôt que la vie telle qu’elle était. Plutôt que la vie telle qu’elle était – plutôt qu’un réalisme littéral ou “naturaliste”. Mais le réalisme socialiste était une mentalité stalinienne, pas seulement un style artistique. Les citoyens ordinaires ont également développé la capacité de voir les choses telles qu’elles devenaient et devaient être plutôt que telles qu’elles étaient. Un fossé vide était un canal en devenir ; un terrain vague où de vieilles maisons ou une église avaient été démolies, jonché de détritus et de mauvaises herbes, était un futur parc. (Fitzpatrick, S. (2000). Everyday Stalinism : Ordinary life in extraordinary times ; Soviet Russia in the 1930’s. Oxford University Press. Trad. Personnelle.)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *