« Que venez-vous faire, camarades ? »

« Que venez-vous faire Camarades
Que venez-vous faire ici
Ce fut à cinq heures dans Prague
Que le mois d’août s’obscurcit 
»

Il y a 50 ans, l’armée soviétique intervenait dans Prague. Les chars marqués de l’étoile rouge défilaient dans la capitale devant un monde médusé. Certains, en cette date, veulent en faire une victoire de la révolution. Nous ne partageons pas ce point de vue. L’écrasement du printemps de Prague est, à nos yeux, à condamner sans réserve. Cependant cela signifie-t-il embrasser la prétendue thèse du socialisme à visage humain de Dubcek et en faire un héros ? Les choses ne sont pas si simple.

Retour en arrière.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Tchécoslovaquie est libérée par l’Armée Rouge. Après avoir été coupée en deux par l’occupant, dont une partie directement administrée par les pires bourreaux du Reich, elle est réunifiée sous un gouvernement unique. Sa situation est unique à plus d’un titre en Europe Orientale.

D’une part il s’agit d’un Etat qui, pour sa partie occidentale, est très industrialisé. En 1938, il s’agissait de la première économie d’Europe centrale et orientale. Les usines Skoda et la firme d’aviation Avia sont ainsi particulièrement réputées. Contrairement à d’autres Etats de la région, il existe une importante classe ouvrière, laquelle prend par à la résistance populaire contre l’envahisseur et accueille favorablement l’Armée Rouge.

Après la guerre, un Front National se met en place, dans lequel le Parti Communiste Tchécoslovaque est présent. Il existe une pluralité politique, qui explique notamment que la Tchécoslovaquie, contrairement à l’URSS, soutienne Israël dans la première guerre israélo-arabe, forçant par ailleurs l’embargo.

Les années d’après-guerre sont des années de lutte sociale d’importance, dans lesquels le PCT joue un rôle moteur et gagne en influence. En 1946, il fait 38% aux élections, et détient le poste de premier ministre, celui du ministère de l’intérieur et celui de la défense. L’annonce du plan Marshall cristallise les tensions, mais les Tchécoslovaques le vivent avant tout comme une provocation, étant donné qu’il vise notamment à restaurer le potentiel économique et militaire Allemand. L’annonce de l’Alliance Atlantique, en janvier 1948 provoque des remous, étant vue comme une absolution des crimes militaires de l’Allemagne Nazie. Une très grande partie de la classe ouvrière et même des éléments conservateurs applaudissent la position de l’URSS et des PC des différents Etats sur la question des prêts américains.

La prévalence du Parti Communiste aiguise l’opposition. Celle-ci se met hors jeu par elle-même, menaçant de démissionner ou boycottant les réunions du Front National. Peu à peu, les partis conservateurs et agrariens s’isolent, de même que la droite du Parti-Social Démocrate. Leur tentative de déstabilisation par la désertion échoue cependant.

Une tentative de coup orchestrée par les partisans de l’atlantisme est éventée, déclenchant une riposte par les milices ouvrières. Les conspirateurs sont arrêtés tandis que des mobilisations populaires portent aux nues le nouveau gouvernement social-démocrate – communiste, dirigée par Klement Gottwald.

La République Populaire de Tchécoslovaquie est proclamée le 9 mai 1948.

Au moment des troubles qui suivent la mort de Staline, Klement Gottwald décède dans des circonstances plus que suspectes, de même que d’autres personnalités défendant la ligne de Staline. Son remplaçant, Antonin Novotny suit pieusement les décisions soviétiques.

En 1960, la République Populaire devient la République Socialiste.

En 1966, à l’imitation de la réforme de 1964 en URSS, le PCT, dirigé par Antonin Novotny, proclame une réforme dans le fonctionnement économique et politique de la République Socialiste de Tchécoslovaquie. Derrière la prétention que le socialisme est achevé et que la lutte des classes a été menée à son terme, les dirigeants révisionnistes du PCUS initient, en réalité, le retour à un fonctionnement économique libéral, basé sur la concurrence, sur la rentabilité, sur le taux de profit et sur la loi du marché.

Cette réforme joue un rôle particulièrement important dans le déclenchement du printemps de Prague, dans le sens où elle met fin à une politique de réduction des contradictions sociales et économiques au sein de la société, met fin au fonctionnement de l’économie planifiée. Elle introduit la notion de rentabilité et de responsabilité des directeurs d’entreprise. Quelque part, elle est une forme d’imitation du fonctionnement économique de la Yougoslavie titiste, avec son « autogestion » économique qui a signifié constamment baisse des salaires et concurrence entre usines.

Cette réforme s’inscrit également dans une grogne générale provoquée par l’adoption, au cours de la 15 ème session du Conseil du COMECON -Le Conseil pour l’Assistance Mutuelle – des principes de base de la « division internationale socialiste du travail ». Cette division satellisait économiquement les démocraties populaires et les figeaient sur un secteur d’activité, au bénéfice de l’URSS, laquelle a été alors caractérisée par Enver Hoxha et Mao Zedong comme étant sociale-impérialiste.

Ces deux éléments ont eu un impact important sur la population des démocraties populaires. Dans les faits, pour la première fois depuis la libération du pays par les troupes soviétiques, le niveau de vie diminue. Tout comme à Berlin en juin 1953, ce sont les baisses des salaires qui sont le fondement de la révolte.

Novotny, élève modèle pour les révisionnistes de Moscou, est donc la cible de la vindicte populaire. Léonid Brejnev, intervenant directement dans les affaires intérieures de la Tchécoslovaquie, ordonna donc son remplacement par Alexander Dubcek. Celui-ci était le représentant d’une ligne encore davantage droitière au sein du PCT. Mais, pour l’application de sa ligne, présentée comme du « socialisme à visage humain » -soit le rétablissement d’un fonctionnement ouvertement capitaliste au sein de la Tchécoslovaquie- il se devait d’échapper à l’orbite moscovite. Tel était l’intérêt des classes privilégiées de son État.

L’insoumission de Dubcek lui valu une inamicale pression de la part du grand-frère, notamment par le fait que les troupes soviétiques manœuvraient en Tchécoslovaquie depuis juin. Les négociations sur les transformations à l’œuvre ont cours en août. Le 3, les dirigeants de la RDA, de la Pologne, de l’URSS, de la Hongrie, de la Bulgarie et de la Tchécoslovaquie signent une déclaration commune qui autorise l’intervention armée de l’URSS si jamais un système bourgeois s’y établirait. A la suite de cette déclaration, l’URSS replie ses troupes hors des frontières du pays tout en les laissant à proximité.

L’intervention en tant que tel est le fruit d’un cafouillage. Un coup de force fait par les membres pro-moscovites du Parti devait être opéré. Seulement, la manœuvre de l’appareil fit long feu. L’intervention militaire, sous prétexte d’un appel non signé à l’aide, commença dans la nuit du 20 août. Les forces engagées étaient immenses, supérieures à celles que l’Allemagne nazie avait lancées sur l’URSS en 1941. La résistance fut faible, mais entre 72 et 90 morts furent à déplorer.

Les dirigeants tchécoslovaques furent, dans leur grande majorité, arrêtés et emmenés à Moscou. Des manifestations eurent lieu pendant une semaine à Prague, avant que les choses ne se tassent. Le protocole de Moscou, qui assujettissait la Tchécoslovaquie… Libérée, la clique de Dubcek signe un protocole de soumission à Moscou, entérinant le statut de colonie de son Etat.

L’invasion de la Tchécoslovaquie fut un aveu à plusieurs degré. Un aveu sur la nature des relations entre l’URSS et ses Etats frères, traités en satellites. Elle était également un aveu de faillite sur le fonctionnement de la nouvelle voie économique choisie par la direction du PCUS depuis le XIXe congrès, actée par le XXème. Elle illustrait une aggravation de la lutte des classes au sein des démocraties populaires.

L’intervention fut condamnée par la Chine, en conflit avec l’URSS depuis plusieurs années, mais également par l’Albanie, qui se retira du Pacte de Varsovie. Cette décision était particulièrement courageuse, étant donné la situation géographique de l’Albanie, a portée d’un coup de force de la part de Moscou.

L’Albanie et la Chine ont porté par ailleurs un regard particulièrement lucide sur la nature de l’opération menée par Moscou en Tchécoslovaquie, analyse à laquelle nous souscrivons pleinement.

Dans les faits, ce que révèle cette opération et la manière dont ont réagi les dirigeants de la Tchécoslovaquie est illustratif de l’évolution de la nature politique de l’Union Soviétique, mais également de tout le camp autour d’elle au cours de cette période.

D’une part, l’URSS ne reproche pas l’évolution de la doctrine économique de la Tchécoslovaquie. Elle ne lui reproche même pas son évolution politique, y compris la réhabilitation de dirigeants condamnés au cours des procès de l’après-guerre. Les dirigeants bourgeois d’avant-guerre sont encensés, tandis que l’opprobre est jetée sur la direction de Gottwald, sur la « terreur stalinienne » et sur le « Komintern ». Même la politique de Novotny est critiquée par la droite, tandis que les noms des réactionnaires fleurissent de nouveau.

La direction de Novotny a détaché les masses populaires de la volonté de construire le socialisme et a préparé les esprits au passage au libéralisme, tandis que les sentiments bourgeois et chauvins se développaient.

Mais cela n’était toujours pas une contradiction antagonique avec Moscou. Ce qui a provoqué le casus belli était uniquement la volonté de ne plus se soumettre aux ordres de Moscou et à son injuste système de division internationale « socialiste » du travail. Ce qui a provoqué le casus belli n’est autre que le fait que la bourgeoisie tchécoslovaque veuille tenter l’aventure en solo, en position intermédiaire entre est et ouest, en électron libre restaurant un capitalisme national. En cela, ils se sont appuyé sur ceux et celles qui appelaient à une liberté métaphysique, mais qui avaient audience auprès des masses populaires, déçues de la politique de compradore de Novotny.

Hoxha, peu avant la crise, écrivait : « La réaction tchécoslovaque, la bourgeoisie tchécoslovaque, partie intégrante de la réaction mondiale et de la bourgeoisie ultra-réactionnaire européenne et liée à elle par de multiples attaches, se rend parfaitement , compte de ce qu’est la dictature du prolétariat. Elle a lutté elle-même par les armes et en engageant des légions entières contre le pouvoir soviétique instauré par Lénine en Union soviétique. Maintenant, elle ne se borne pas à prôner cette lutte contre la dictature du prolétariat, elle la livre avec esprit de suite. Elle utilise comme toile de fond la fumée et la boue que les khrouchtchéviens ont jetées sur la dictature du prolétariat et son œuvre glorieuse en Union soviétique ; elle dépeint la juste et ferme lutte que le Parti bolchevik, Staline en tête, et le pouvoir soviétique ont menée d’une manière exemplaire contre les gardes blancs, les trotskistes, les déviationnistes traîtres au parti, au socialisme et au marxisme-léninisme, comme un épouvantail pour en éloigner les gens et prendre sa revanche »

Pourtant ces contradictions n’étaient pas suffisamment aigües pour que Dubcek donne l’ordre de résister -alors qu’une partie des officiers subalternes étaient partisans de la résistance- ni distribuer d’armes aux masses populaires. In fine le conflit s’est réglé dans un entre-soi de révisionnistes, tandis que les seuls a verser leur sang étaient des membres des masses populaires. Enver Hoxha l’a démontré dans ses articles écrits à l’époque :

« Lorsque les occupants révisionnistes soviétiques ont entrepris cette action, ils pensaient que la direction tchécoslovaque s’agenouillerait devant eux. Cette direction révisionniste a en fait capitulé, laissant ses frontières ouvertes et ne donnant pas l’ordre de les défendre, puis elle a capitulé une deuxième fois à Moscou et s’est mise au service des occupants. Les Soviétiques s’évertueront à trouver des hommes sûrs qui leur soient absolument soumis pour former pour le moins un gouvernement quisling relativement stable. »

Chose que les soviétiques ont fait un an après, profitant de la leucémie contractée « à Moscou » par Dubcek.

Mais dans l’intervalle, les soviétiques ont usé de la conviction par le blindé. Méthode que Khroutchev n’a pas hésité à utiliser, en 1957, contre le Comité Central du PCUS, pour arracher de force le pouvoir, avec l’aide de l’armée et de Joukov, et chasser Molotov, Kaganovitch, Malenkov, Chelipov et Boulganine. Revisitant la diplomatie de la canonnière, Khrouchtchev a jeté les bases de la diplomatie Brejnevienne avec ses pays frères. Encerclé, occupé, le pays doit signer un traité.

« Ce «traité» est un exemple scandaleux du cynisme et de l’infamie des révisionnistes soviétiques, un nouveau témoignage de leur politique agressive et impérialiste. Dès le début, dès le premier article se découvre dans ce document l’essence même de la «diplomatie des chars», car il fait état de l’«accord» entre l’agresseur et sa victime, «accord» qui a été conclu une fois le fait accompli, c’est-à-dire après l’occupation militaire complète, sous la menace des canons et des blindés. »

« Le diktat, préparé à Moscou et signé à Prague, loin d’apporter une solution à la crise qui tenaille la clique révisionniste soviétique et le front révisionniste en Tchécoslovaquie et ailleurs, ne fait qu’aggraver encore la situation politique, économique et sociale déjà assez difficile en Union soviétique et les rapports entre les divers pays et cliques révisionnistes. »

Et de fait, après le printemps de Prague, l’URSS, encore auréolée de sa victoire contre le fascisme et de sa participation au camp de la résistance contre l’agression impérialiste au Vietnam, a senti son soutien populaire pâlir. Même dans son propre camp, les voix se sont élevées. La Roumanie a refusé de participer à l’opération. Le PCF et le PCI ont condamné l’occupation. En somme, des fissures se sont formées. Pendant un temps, le PCUS a été isolé.

Le Pacte de Varsovie lui-même a été sous le feu des critiques. Hoxha écrivit : 

« Les récents événements de Tchécoslovaquie confirment ce que nous avions depuis longtemps prévu, à savoir que le Pacte de Varsovie n’a plus le caractère qui a présidé à sa création. A l’exception de la Roumanie, tous les pays qui en sont membres et où sont au pouvoir les cliques révisionnistes, ont attaqué la Tchécoslovaquie lâchement et à la manière fasciste, ils ont utilisé ce pacte comme un moyen d’oppression et d’asservissement contre un pays qui en est signataire. »

De fait, tout comme le mur de Berlin, l’intervention en Tchécoslovaquie a été comprise comme un aveu de faiblesse pas l’occident, qui n’a eu de cesse de l’exploiter en usant du prétexte de «défense des droits de l’homme ». Elle n’a pas raffermi la position de l’URSS, mais a illustré le fait que la ligne économique et politique choisie depuis le XX ème congrès du PCUS entraînait par elle même la déliquescence du camp socialiste.

Aujourd’hui encore, les anticommunistes usent de cette arme contre le mouvement communiste. L’Humanité, sans vergogne, en parle ainsi en ces termes : « Un choc à la dimension de l’espoir qu’avait éveillé le printemps de Prague, ce nouveau cours emprunté depuis le début de l’année par le Parti communiste tchécoslovaque (PCT) pour insuffler la démocratie dans la vie politique et sociale, après des années d’arbitraire. Ce projet de « socialisme à visage humain », en rupture avec l’héritage stalinien, était largement soutenu par la population. Il ne modifiait pas la position stratégique du pays, qui demeurait membre du pacte de Varsovie, alliance militaire des États socialistes, et du Comecon, organe d’intégration économique de l’URSS et de ses alliés. » Sans la moindre vergogne pour l’histoire et pour la position des « staliniens » qui ont, dans leur intégralité, condamné l’opération, ces porte-plumes du capitalisme « à visage humain » tentent de tout mélanger en un brouet infâme pour tout condamner d’un bloc : La ligne révolutionnaire et la ligne révisionniste.

50 ans après nous condamnons toujours cette intervention militaire orchestrée sous couvert de solidarité, mais conçue pour défendre l’impérialisme. Pour autant nous ne nous associons pas aux larmes de crocodiles des bourreaux d’ailleurs, qui pleurent hypocritement. Nous défendons l’héritage de la construction du socialisme, de la lutte contre le révisionnisme, nous défendons le fait que la dictature du prolétariat demeure, malgré les difficultés auxquelles elle s’est heurtée, la seule voie permettant de remettre réellement le pouvoir entre les mains des masses populaires.

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