100 millions sinon rien – partie 9. Le Grand Tournant

La planification et le grand tournant, lancés en 1928 et 1929, n’ont pas d’équivalent dans l’histoire en termes de transformation profonde de l’économie et de la vie sociale. Cette étape dans la construction du socialisme a été critiquée avec véhémence par plusieurs commentateurs et par les oppositions. Boukharine la voyait comme prématurée, voir non nécessaire, ne comprenant pas les processus de concentration de la propriété foncière et de la terre entre les mains des Koulaks ; Trotski la voyait comme quelque chose d’impossible, d’irréalisable. Il aurait fallu se contenter d’un impôt spécial, mais ne pas toucher à la propriété de la terre. Ces critiques sont légitimes quand elles touchent à la forme, bien que les Soviétiques ont fait ce qu’ils pouvaient. Sur le fond de l’affaire, il n’existait pas d’autre possibilité de pouvoir transformer radicalement le fonctionnement de la production soviétique.

Pour pouvoir passer d’une économie nationalisée (partiellement) à une économie socialiste, il fallait réussir un véritable tour de force. Il fallait être capable de recenser les ressources, le potentiel industriel, le potentiel humain. Mais réussir également à accorder les décisions économiques centralisées, qui relèvent de la planification et les décisions économiques courantes, lesquelles, elles, relèvent de la gestion économique courante.

Or la planification est beaucoup plus profonde que la question de la simple gestion. Beaucoup voyaient dans le socialisme une simple économie « autogérée » ou nationalisée. Il ne s’agit pas que de produire sous le patronage de l’État, mais bien de transformer complètement les rapports de production au sein de la société, et de mettre fin aux échanges marchands de manière progressive.

Or, passer d’un système où, même limitée, la sphère du marché existe, les rapports marchands forment la base principale des rapports économiques entre les individus, à un système planifié n’est pas une mince affaire. Même aujourd’hui, y compris dans un État possédant une base industrielle solide, même en incluant l’expérience soviétique, il serait particulièrement difficile de parvenir à réaliser sans à coups cette opération. Elle était d’ailleurs préparée de longue date. Le Gosplan, l’organisme qui était chargé de la mise en place de la planification, avait travaillé dès le début de l’URSS, dans le but de pouvoir identifier les ressources, faire l’inventaire des entreprises et des industries, tout comme des perspectives de développement économique. La tâche était immense.

La planification était vue, dans le Parti, comme allant de soi. La collectivisation, quant à elle, faisait débat. Pourtant, comment faire pour, d’une part, parvenir à financer la construction d’une industrie, de l’autre parvenir à ne pas être sous la dépendance du bon vouloir de la paysannerie, et en particulier de la paysannerie riche ?

Boukharine préconisait de simples impôts. Trotski, moins fixé sur cette question, avait oscillé entre cette position (au moment de l’opposition unifiée) et des expéditions punitives assorties de réquisitions. Ni l’une ni l’autre n’étaient viable. L’une parce qu’elle laissait libre cours au marché libre des denrées alimentaires, l’autre parce qu’elle rompait l’alliance entre ouvriers et paysans et exposait l’URSS à une guerre civile.

La collectivisation suivait un but rationnel. Il fallait regrouper les propriétés paysannes entre elles, permettre ainsi la rationalisation de l’utilisation des machines. L’État achetait à un prix fixé les denrées produites par les exploitations collectives et les vendait dans les villes. Le profit généré servait à financer l’industrialisation. En échange, l’État produisait des SMT (Station de Machines de Travail) qui étaient alloués aux Kolkhozes. Le gain de productivité ainsi réalisé permettait d’augmenter la production progressivement et de créer un cercle vertueux. Il n’avait pas été tranché de manière précise la question du marché paysan et de la possibilité pour les agriculteurs de travailler une terre privée.

La collectivisation s’est imposée comme la seule et unique possibilité. Mais comment la réaliser ? Ce n’était pas non plus une évidence. L’idée généralement admise était qu’il fallait convaincre les paysans des bienfaits de la collectivisation. Mais cette entreprise n’allait pas de soi. Elle a eu un coût terrible, regrettable, mais difficile à éviter.

En 1929, au moment où elle est mise en œuvre, cette politique arrive à un moment où l’URSS se heurte à un mur invisible. D’une part le contexte international est davantage tendu que jamais. Déjà en 1927, il y eu une rupture des relations diplomatiques entre la Pologne et l’URSS. Une guerre semblait imminente, avec, derrière, l’intervention anglaise comme un risque réel. De plus, la paysannerie riche, en position de force, dicte sa loi. La récolte catastrophique de 1928 indique un changement d’attitude chez elle, laissant supposer qu’un conflit de classe est imminent.

En décembre de la même année, la direction soviétique décide alors de lancer l’opération. Elle s’accompagne, contrairement aux récits maintes fois élaborés de toute pièce, d’un véritable mouvement de masse. Et pour cause, l’encadrement communiste est particulièrement faible dans les campagnes. Ce bouleversement est parfois nommé « révolution culturelle stalinienne » tant il est profond. Il forme un effet boule de neige qui entraîne les campagnes, et les enflamme parfois.

Tandis que la récolte de 1928 avait entamé grandement les réserves de l’URSS, le temps des troubles de 1929-1930 accentue le problème. La situation ressemble, par certains aspects, à celle de la période du communisme de guerre. L’URSS doit faire un choix.

  • Contrairement à la grossière caricature qui est faite, y compris dans La ferme des animaux de G. Orwell, elle réduit considérablement ses exportations. Ce choix est connu depuis peu, au travers des travaux de S. Wheatcroft et de M. Tauger. Il a placé l’URSS dans une situation difficile vis-à-vis de ses créanciers, d’autant qu’elle doit même importer. Le problème s’est partiellement résolu en liquidant la collection d’œuvre d’art de l’Hermitage, permettant de trouver des devises.
  • Si l’Union soviétique lâche complètement la bride à la campagne, et laisse faire la politique de sabotage de la part des franges anticommunistes de la paysannerie, elle expose les villes à la famine.
  • Si elle mène une politique de réquisition, elle s’aliène une partie importante de la campagne, comme à l’époque du communisme de guerre.

Sommée de choisir, le gouvernement soviétique a dû revenir aux réquisitions, face auxquelles une partie de la paysannerie a réagi en accentuant le sabotage et en refusant d’effectuer les livraisons. Les régions agricoles majeures ont été logiquement les plus touchées, à commencer par l’Ukraine. Il n’en fallait pas moins pour que se déchaînent les passions sur un hypothétique génocide prémédité.

Dans l’esprit des fossoyeurs de l’URSS

Dans l’acceptation généralement admise en occident, la collectivisation et la planification étaient uniquement conçus pour briser la paysannerie et imposer « le totalitarisme », détruire la société traditionnelle paysanne, voire massacrer pour « imposer le pouvoir ». Un pouvoir fétichisé, le plus souvent sans contenu de classe, ni ambition politique claire. Au mieux, l’opération sert à « transformer l’URSS en grande puissance », au pire… on en arrive à l’Holodomor.

Une certaine littérature, animée par l’extrême-droite, mais reprise, comme très souvent, par l’extrême-gauche anti-totalitaire, a travaillé avec ardeur pour faire de la collectivisation un génocide. L’Holodomor serait une punition collective infligée par le gouvernement soviétique à un peuple ukrainien rétif, qu’il faudrait discipliner. Le gouvernement ukrainien de la Révolution orange, inspiré par ces thèses, en a fait usage, quitte à tordre la réalité historique :

“Ainsi en va-t-il de l’Holodomor en Ukraine : les famines de 1931-1933 ; littéralement Holodomor signifie « laisser mourir de faim ». Le Parlement ukrainien a voté en 2006 une loi qui reconnaissait l’Holodomor comme un génocide envers le peuple ukrainien et qui en condamnait la négation publique. Elle suscita immédiatement des controverses, avec pour enjeu le passé communiste et les objectifs de Staline. S’agissait-il, comme l’a affirmé le président Iouchtchenko, « d’anéantir la mémoire nationale », en sapant les fondements de « la spiritualité ukrainienne (la famille, la foi en Dieu, l’amour de la terre ») ? Finalement, la pénalisation de la négation ne fut pas retenue, non plus que le caractère spécifique du crime contre le peuple ukrainien.” (Hartog, 2013)

L’impossibilité de caractériser juridiquement le crime contre la « spiritualité ukrainienne », mais également la levée de bouclier par les associations de victimes de la Shoah, heurtés par les tentatives de réhabilitation sous-jacentes de criminels nazis, ont mis fin à la tentative. En dépit de cette absence de fondement juridique, elle est constamment diffusée, notamment par le biais de l’Éducation Nationale. Elle est une héritière directe de l’influence toujours vive de la « querelle des historiens », mais aussi de la Guerre froide.

Ce qui ressort des travaux des chercheurs, c’est que le phénomène de famine n’a pas été localisé exclusivement à l’Ukraine, illustrant une politique spécifique de la part de la direction soviétique, mais qu’il a été un phénomène diffus. Diffus dans le temps, car débutant avec la récolte de 1928 et se terminant aux alentours de 1932-1933, mais également diffus géographiquement, car concernant une grande zone géographique, allant de l’Ukraine au Kazakhstan.

Le caractère exceptionnel de cette famine est également le fait d’un tour de passe-passe. Cette opération vise à comparer des situations incomparables dans le monde. En effet, les détracteurs de l’Union soviétique comparent implicitement ou explicitement l’URSS à des États occidentaux, montrant la famine comme un signe d’arriération moyenâgeux, évoquant dans les esprits l’image de la Grande peste ou de l’Ancien régime. Deux choses séparent fondamentalement pourtant ces pays de l’URSS :

  • L’accès au marché international des semences et des denrées agricoles avec une souplesse au niveau du crédit. Le plus généralement, l’Union soviétique est traitée comme un partenaire commercial qui doit payer immédiatement, ce qui demande des devises étrangères, des fonds de roulements…etc. Cela rigidifie grandement la possibilité de nouer des relations commerciales.
  • Le caractère impérialiste des autres pays. Ce point n’est pas à négliger. L’abondance de produits de consommation agricole dans les pays « développés » (en réalités dominants) n’est pas un tour de magie productiviste. C’est avant tout la possibilité de compter sur la surexploitation et les superprofits réalisés ailleurs. Parfois, les pays impérialistes ont tout simplement fait payer leurs colonies à leur place. La France, entre 1940 et 1948, a ainis imposé un régime de « ravitaillement » au protectorat du Maroc, obligeant celui-ci à livrer des denrées alimentaires. 200 000 sont morts de faim. La famine du Bengale, en 1943, qui a fait entre 2 et 4 millions de morts, a été provoquée par les choix économiques du gouvernement britannique. La seule réponse de Churchill a la situation fut de dire  « Alors pourquoi Gandhi n’est-il pas encore mort ? ». Les famines actuelles sont également le fruit de cette surexploitation avide et criminelle.

Mais qu’en est-il réellement ?

Nul ne conteste que la mortalité est montée en flèche durant la période. En revanche la paternité de cette hausse de mortalité, les raisons politiques ou techniques de son apparition, sont toujours débattues. Souvent, en revanche, l’attribution des causes est liée à une pétition de principe qui impute au gouvernement soviétique, voir à la personne même de Staline, l’alpha et l’oméga de l’intégralité des événements qui ont eu cours durant la période. Ces capacités surhumaines attribuées au gouvernement soviétique sont flatteuses, mais ne reflètent pas une réalité nettement moins avantageuse. Dès 1958, avec Smolensk under soviet rule, écrit par Merle Fainsod, démonstration est faite que, à cette période le gouvernement soviétique et le Parti communiste contrôlent assez peu la population. Les travaux ultérieurs sur les archives soviétiques, avec un corpus plus large, n’ont fait que confirmer cela. Parler d’un totalitarisme tentaculaire, bureaucratique et maître du territoire est un contre-sens historique. Cela a, bien sûr, été tenté par des politologues comme Brzezinski, dans l’unique but de s’attaquer au bilan de l’Union soviétique.

L’échec de cette opération n’en a pas moins empêché la diffusion, notamment par le biais des manuels scolaires. Cette historiographie, qui fait de la collectivisation « un massacre de Koulaks » est avant tout une condamnation du socialisme. Elle ne se base sur aucune réalité.

En dépit de l’imagerie habituelle, très rapidement, la direction soviétique prend conscience du fait que les choses ne se passent pas « comme prévu ». En mars 1930, Staline publie dans la Pravda un article appelé « les vertiges du succès » Il marque un coup d’arrêt à la collectivisation forcée, laquelle dure en tout est pour tout 3 mois. La collectivisation sera donc faite par le fait de convaincre la paysannerie, tandis que des lopins individuels sont conservés comme moyen terme.

Finalement, le succès est progressif, mais réel. La paysannerie est majoritairement dans les kolkhozes. Mais l’opération s’est mal passée. Aux yeux de la direction, cela révèle la faiblesse de leur encadrement et la qualité assez basse des cadres communistes de rayon. Certains agissent en seigneurs féodaux, d’autres s’enivrent avec les Koulaks qu’ils sont censés liquider en tant que classe. Certains dirigeants de soviet locaux sont également des contre-révolutionnaires, propriétaires fonciers, parfois même copinant avec les bandits de grand chemin, qui existent toujours à cette période.

Le Parti, qui s’est largement prolétarisé dans les années 1920, est devenu une organisation immense, avec plusieurs millions de membres 1 600 000 en 1930, 3 500 000 en 1933. Or, le niveau politique est souvent très bas, tandis que le fonctionnement, toujours inspiré par la clandestinité, renforce l’existence d’un blat quasiment omniprésent. Dans la période de tension des années 1929-1933, les purges visent surtout l’expression politique contre la collectivisation. Elles touchent 250 000 personnes, mais ne sont ni des déportations, ni des exécutions. En revanche, une vérification de fond en comble de l’appareil du Parti n’est pas possible dans la situation. Celle-ci à donc lieu à l’issue de l’épreuve de force, en 1933, à une vaste révision des cadres. Il s’agit d’une des premières grandes purges.

Une lecture policière de l’histoire en a fait le premier acte d’une série visant à assurer une domination totale à Joseph Staline sur l’appareil d’État. Or cette reconstruction a posteriori des événements se marie mal avec les autres éléments dont il est possible de disposer, à commencer par une réintégration de certains opposants, à l’image de Préobrajenski.

À l’issue de cette période, la politique soviétique entre dans une phase de calme relatif et de relâchement. Ces années, de 1930 à 1934 sont cependant une période de transformations importantes de la société soviétique, en particulier de son mode de vie.

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