Mai 1968 est il responsable de Matzneff ?

[Attention : cet article traite d’agressions sexuelles et de viols.]

Prêtres pédophiles, affaire Polanski, affaire Allen, affaire Matzneff, affaire Epstein … l’actualité judiciaire a amené sur le devant de la scène la question des agressions sexuelles, et particulièrement, de celles sur des mineurs et des mineures.

Régulièrement, ce qui est revenu dans la dénonciation de plusieurs pédophiles, c’est une condamnation de la permissivité de mai 1968, de la libération sexuelle. Elle a parfois d’ailleurs servi de porte d’entrée à des attaques contre les communautés LGBTI, par une insidieuse assimilation entre homosexualité et pédophilie.

L’argument, derrière cela, est de dire que mai 1968, en portant un coup aux valeurs traditionnelles, notamment à l’autorité familiale, est responsable d’une dérive morale, d’une absence de barrières, et de l’émergence d’une cohorte d’abominations.

En réalité, le discours de Matzneff est aux antipodes de celui de mai 1968. Dans sa fameuse interview auprès de Bernard Pivot, il expliquait que passé 20 ans, 25 ans, les femmes devenaient folles, hystériques. A contrario, la fillette «très, très jeune est plutôt plus gentille» [Apostrophe, 1990] que celle qui grandit. Il ne s’intéressait donc qu’à ces « gentilles » et « innocentes » fillettes, ou à de jeunes garçonnets tout aussi « gentils ». Cette séparation entre l’âge adulte et l’enfance est révélatrice.

M. Matzneff n’aime ni les hommes, ni les femmes, dans le fond il n’aime pas non plus les enfants, ou du moins il ne les aime pas comme des individus. Il aime les proies. Cette « folie », cette « hystérie », que fustige l’auteur jadis encensé, c’est la capacité à comprendre ce qui se passe, à y consentir ou non. En fait de gentillesse, Matzneff ne recherche que de la soumission.

Nous sommes donc loin de mai 1968. Le discours pédophile de Matzneff est celui d’une extrême-droite ultra conservatrice, qui rejette justement mai 1968, qui rejette le féminisme, qui rejette aussi l’évolution des rapports entre parents et enfants. Matzneff, d’ailleurs, avait des amitiés bien éloignées des milieux gauchistes.

Invité régulier de Radio Courtoisie, la radio de l’innénarable De Lesquen, ami de Jean-François Colosimo, de Roland Jaccard , fondateur du réactionnaire causeur, d’Alain de Benoist, fondateur de la « Nouvelle Droite », ses publications sont aussi à l’avenant.

Il écrit dans Le Point, le Figaro, le Monde, la Revue des Deux Mondes, Nation Française, le Choc du Mois… Le chasseur d’enfant est aussi un aristocrate méprisant, glacial, et soutenu par ses pairs.

Dominique Fernandez, de l’Académie Française, dans une tribune dans le journal le Monde, écrivait : Le ministre de l’inculture a été un des premiers à jeter l’anathème et à préconiser des mesures vexatoires [le ministre de la culture, Franck Riester, s’est dit favorable à l’arrêt de l’allocation publique annuelle versée à Gabriel Matzneff par le Centre national du livre]. Se prend-il pour le procureur impérial Ernest Pinard, qui dénonçait Flaubert et Baudelaire [tous deux poursuivis pour les propos jugés licencieux dans Madame Bovary et Les Fleurs du mal] ? Sommes-nous revenus au temps de Napoléon III ? Avons-nous besoin, pour défendre nos intérêts, d’un ministre des bonnes mœurs ? Tout homme de culture digne de ce nom se doit désormais de récuser un tel représentant.[Le Monde, 13 janvier 2020]

Or, les écrits de Matzneff ne sont pas « licencieux », ils sont des confessions de crimes. À tel point que le parquet a ouvert une enquête à la suite de la publication du livre-témoignage de Vanessa Springora, le consentement. Cependant, le soutien – ou le refus de condamnation – est illustratif de la mentalité des élites intellectuelles françaises : une mentalité de copinage, d’auto-protection, arc-boutée sur des privilèges dignes de l’Ancien régime. Quant à séparer l’homme de l’artiste, admettons. Polanski fait de bons films, il est possible de le reconnaître. Mais faire l’apologie de l’homme, avec les crimes qu’il porte, ce n’est justement pas séparer les deux. Dans le cas de Matzneff, c’est le crime qui forme la base de l’œuvre. Saluerait-on ainsi les mémoires d’un Ted Bundy ? Aux yeux de la loi, la chose serait pourtant équivalente, un crime étant égal à un crime.

Pour revenir sur mai 1968, à titre de comparaison, le discours de Cohn-Bendit par rapport à cette question, que nous ne défendons pas non plus, est illustratif. Il montre quelle peuvent en être les conséquences parfois néfastes : « Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : “Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi vous m’avez choisi, moi, et pas les autres gosses ?” Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même. » [Le Grand Bazar, 1975] Dans ce cadre-là, ce que dit Cohn-Bendit est plus proche d’une réaction à l’attitude d’un enfant qu’une démarche prédatrice initiée pour assouvir des désirs sexuels. A l’époque, les travaux des chercheurs et des chercheuses sur la question de la sexualité des enfants étaient balbutiants, et même si cette permissivité nous paraît indéfendable, elle était courante dans les milieux alternatifs. Défendue par l’argument de l’abolition de toute norme et de toute autorité, a causé parfois des ravages. Elle a pu, aussi, – et peut encore – être utilisée comme un moyen de pression pour extorquer des rapports sexuels dans le milieu militant. Sans être similaire avec la vision de Matzneff, elle n’en est pas moins condamnable et à condamner.

Les pédophiles et les pédérastes n’ont pas attendu mai 1968 pour exister. Les agressions sexuelles sur des enfants ont toujours eu cours, avec les mêmes caractéristiques que les viols en général : principalement dans le milieu familial ou proche, voir dans la sphère de socialisation directe : l’instituteur ou le curé. Ce n’est que depuis un temps relativement restreint que les victimes sortent plus facilement du silence, et que la réprobation devient générale dans la société. Il aura fallu les affaires Dutroux, Emile Louis, mais aussi les procès de prêtres pédophiles. Le père Preynat, abbé de Sainte-Foy-lès-Lyon, passant aujourd’hui en procès pour plusieurs centaines d’actes d’agression, est loin des hippies gauchistes. Celui qui reconnaît que « Oui, cela arrivait presque tous les week-ends… Parfois avec un, parfois avec deux. » [Ouest France, 14 janvier 2020] pendant plus de 20 ans n’est probablement une « victime de mai 1968 ».

Alors où trancher ?

Nous considérons que ce qui est déterminant est le cumul de deux aspects : la question du désir et du consentement. Ces deux aspects ont leurs conséquences : on ne peut réellement consentir sans comprendre, ni sous la contrainte – explicite ou implicite – d’une autorité. Un consentement arraché, extorqué, n’a pas de valeur. C’est cela qui forme la limite entre ce qui est acceptable ou ce qui ne l’est pas.

Nous pensons qu’il faut défendre la liberté sexuelle, la possibilité pour les goûts et les aspirations diverses de s’exprimer. Mais toute expression ne peut se faire que dans un cadre protecteur. Défendre Matzneff, c’est, in fine, s’attaquer au fait que ces limites doivent exister. Non par fantasme autoritaire, mais parce que, pour reprendre Lénine « la liberté, c’est la conscience de la nécessité ». Or, alors qu’une véritable lame de fond balaie la question des violences contre les femmes et des agressions sexuelles, défendre Matzneff comme les autres violeurs, revient à créer des bastions réactionnaires et à contribuer à maintenir le fait qu’il puisse exister des prétextes qui justifient l’agression ou le viol. À l’inverse, défendons les aspects positifs, libérateurs de mai 1968, tout en sachant à critiquer les aspects néfastes !

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