Tribune : par des élèves de première du lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis).

Aujourd’hui, nous qui venons de passer le bac français, nous élèves de Seine-Saint-Denis, Nedjma, Chaïneze, Karim, Claire, Léa, Alex, Thehasna, Amel, Chantal, Chimamanda, Délia, Nelia, Farah, filles et garçons, hétéros, homos, juifs, musulmans, chrétiens, Blancs, Noirs, métisses, Algériens, Iraniens, Soudanais, Sri-Lankais, Ivoiriens, Tunisiens, Maliens, tous Français, nous avons des choses à dire : l’école de la République ne réserve pas les mêmes conditions à la jeunesse de Seine-Saint-Denis, aux fils et filles d’immigrés, aux pauvres qu’aux élèves des centres-villes. Et, pour nous, cela ne peut signifier qu’une seule chose : vous préférez vivre ensemble « entre vous », plutôt que de vivre ensemble « avec nous ».

A la rentrée 2018, que nous avons faite trois semaines après le reste de la France en raison de problèmes techniques et administratifs, nous nous frayons un chemin au milieu de ce qui nous est apparu comme un immense chantier au centre duquel étaient alignées et superposées des boîtes, des préfabriqués. Notre lycée ressemble à un camp de regroupement. Un peu plus tard, nous découvrirons la réverbération assourdissante des sons dans ces boîtes que nous apprendrons à nommer salles de classe.

Conditions d’examen à peine croyables
Notre scolarité est donc censée se dérouler dans le brouhaha des travaux, dans le bruit continu des marteaux piqueurs et des perceuses, dans des salles trop petites pour tous nous accueillir, trop froides en hiver et trop chaudes en été, dans un établissement où il n’y a plus ni cour de récréation, ni aucun espace abrité où nous retrouver, discuter, travailler, vivre…

C’est pourtant dans ces conditions à peine croyables que nous avons préparé notre bac de français, présenté notre oral de travaux personnels encadrés (TPE) devant un jury qui peinait à nous entendre, et supporté des coupures de courant et d’eau, l’entrée des salles inondée les jours de pluie, des mares à enjamber et, quand on ne trouve pas de planches pour les éviter, des journées entières passées avec les chaussures mouillées.

Quant aux toilettes des 800 filles, il n’y en a que deux qui ont de la lumière. C’est mieux que rien : au début de l’année, aucun WC ne fonctionnait ! En cas de nécessité, nous avions été autorisés à rentrer chez nous. Obligés de supporter des conditions indignes, nous étions autorisés à y échapper mais au prix de cours manqués !

« CE QUI EST ADMIS DANS LE “93” NE L’EST PAS AILLEURS. CE QUI EST POSSIBLE POUR NOUS SERAIT SCANDALEUX POUR LES ENFANTS DES CENTRES-VILLES ET DE LA CAPITALE »

Non, ce que nous venons de décrire n’est pas une fiction, nous n’étions pas candidats à un nouveau concept de jeu télévisé mais candidats au bac.

Cette scolarité s’est bien déroulée dans un établissement secondaire public, en France, durant l’année scolaire 2018-2019. Le drapeau de la République qui flotte à l’entrée de notre lycée est là pour en témoigner. Comme la devise qui est inscrite à son fronton, comme dans tous les établissements scolaires de France. Liberté, Egalité, Fraternité. Ces trois mots vaudraient-ils plus pour certains que pour d’autres ?

Nous l’affirmons, cette rentrée des classes n’est pas anecdotique. C’est la conséquence d’une politique de relégation systématique du territoire où nous vivons, un territoire sous-doté. C’est le résultat d’un système, un système qui nous enferme dans une sous-citoyenneté. Ce qui est admis dans le « 93 » ne l’est pas ailleurs. Ce qui est possible pour nous serait scandaleux pour les enfants des centres-villes et de la capitale.

C’est ce qu’a souligné le rapport parlementaire du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de l’action de l’Etat dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis. Déposé à l’Assemblée nationale le 31 mai 2018, ce rapport était dirigé par les députés François Cornut-Gentille (Les Républicains, Haute-Marne) et Rodrigue Kokouendo (La République en marche, Seine-et-Marne). Nous savons aujourd’hui que, pour les personnels par exemple, « le moins bien doté des établissements scolaires parisiens reste mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis », comme l’a souligné le sociologue Benjamin Moignard, interrogé pour ce rapport.

« SI NOUS SOMMES CAPABLES AUJOURD’HUI DE PRENDRE LA PAROLE, C’EST PARCE QUE NOUS AVONS DÉCIDÉ DE PRENDRE EN MAIN NOTRE SORT, ET NOS VOIX RÉSONNERONT PLUS QUE LES BRUITS DES TRAVAUX »

C’est pourquoi nous sommes tristes mais surtout en colère, même si cela nous fait peur. Alors nous prenons notre courage à deux mains pour l’exprimer. Nous avons peur que notre colère fasse peur, qu’elle nous interdise encore une fois de prendre la parole, qu’elle nous enferme dans cette case « jeunes des banlieues » que la société a créée pour nous. Nous avons peur de la peur que vous nous avez imposée en vous l’imposant d’abord à vous-mêmes. Et si nous sommes capables aujourd’hui de prendre la parole, c’est parce que nous avons décidé de prendre en main notre sort, et nos voix résonneront plus que les bruits des travaux.

Les cases dans lesquelles vous nous avez enfermés ne sont-elles pas le reflet de vos peurs ? « Ce que vous dites à propos d’une autre personne, quelle qu’elle soit, vous révèle, vous… (…) Mais si je ne suis pas le nègre, et s’il est vrai que votre invention vous révèle vous, alors, qui est le nègre ? », disait l’auteur américain James Baldwin dans le film documentaire Take This Hammer, produit en 1963 pour la National Educational Television. Avec Baldwin, nous affirmons que ce que vous décrivez de nous n’a rien à voir avec ce que nous sommes, avec ce dont vous avez peur.

Alors nous nous demandons : sommes-nous moins Français que vous parce que nous grandissons avec plusieurs cultures, l’une héritée de nos parents, l’autre française, construite ici et maintenant ? Sommes-nous moins Français parce que nous vivons de l’autre côté du périphérique ? Parce que nous sommes plus pauvres ? Ou bien parce que nous ne sommes pas de « vrais » Français ?

Mais alors, le « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles ne serait qu’un slogan vide de sens ? Vous nous reprochez de vivre en communauté, mais qui vit reclus ? Qui vit dans l’entre-soi ?

Experts en géopolitique
Nous sommes à l’opposé de ce que vous décrivez et du fantasme que vous avez de nous, que vous ne voulez ni connaître ni rencontrer. Venez vous promener dans nos banlieues et voir mais surtout apprécier le partage des cultures, des couleurs et des langues. Venez entendre les langues qui se mélangent et la musique que cela fabrique.

Oui, nous vivons ensemble avec nos origines différentes, avec nos voisins juifs ou musulmans, athées ou évangéliques, catholiques, bouddhistes, hindous, nous sommes experts en géopolitique, en diplomatie, nous vivons ensemble et ce n’est pas un concept, c’est notre réalité quotidienne ! Alors nous n’avons pas peur de dire notre fierté : le département le plus pauvre du pays est aussi une richesse pour la France !

Bien sûr, nous avons, nous aussi, appris à l’école à être fiers du passé glorieux de la France, celui de nos ancêtres les Gaulois, notamment, ceux dont l’histoire a été enseignée dans toutes les écoles de la IIIe République, et parfois même dans tous les villages de France et de certaines grandes villes de son empire. Mais ces ancêtres gaulois ne nous ont-ils pas privés de la richesse de toute notre histoire ? Celle de nos tirailleurs, de nos polaks, de nos ritals, de nos juifs d’Afrique du Nord, de nos pieds-noirs, de nos grands-pères « morts pour la France », de nos parents ? Nier ces histoires, c’est nier l’histoire de France. C’est oublier que chaque Français représente la France, que celle-ci s’est construite sur de multiples identités.

« NOS GRANDS-PARENTS ET NOS PARENTS SE SONT TUS TROP LONGTEMPS, S’EXCUSANT DE CE POURQUOI ILS N’AVAIENT PAS À S’EXCUSER »

Nous sommes tous issus de l’immigration, et nous nous questionnons sur qui nous sommes. Est-ce que nous sommes Français ? Ou Algériens, Iraniens, Marocains, Sénégalais ? Les deux ? Ou alors rien ? Nous nous sentons Français et Algériens, Français et Iraniens, Français et Marocains, Français et Sénégalais.

Nous sommes Français, non pas parce que nous avons les papiers ou que nous parlons français, mais parce que nous adhérons aux valeurs de la République. Nous sommes Algériens, ou Iraniens, ou Marocains, ou Sénégalais, c’est notre héritage, nous en sommes fiers. Nous avons deux patries et c’est cool ! A partir de combien de générations nées et grandies sur le sol français arrêtera-t-on de nous renvoyer à nos « origines » ?

Nos grands-parents et nos parents se sont tus trop longtemps, s’excusant de ce pourquoi ils n’avaient pas à s’excuser, essayant de se faire petits sous prétexte qu’ils ne venaient pas d’ici, de se faire accepter de vous, sans jamais réellement y parvenir.

Mais nous, enfants de la République et porteurs de ses valeurs, nous vous le disons : nous avons la volonté de prendre pleinement notre place dans cette France que nous aimons. Nous sommes vos futures élues ou élus, avocates ou avocats, managers. Nous sommes fiers des valeurs de notre République et, avec ou sans vous, nous les défendrons. Jusqu’à quand, d’ailleurs, vous obligerez-nous à dire « vous » et « nous » ?

L’égalité ne peut attendre encore une, deux ou trois générations. Nous formons un seul peuple uni par notre devise : Liberté, Egalité, Fraternité. Nous sommes tous concitoyens, nous devons vivre ensemble et accepter l’autre, nous devons nous tendre la main et ne former qu’un, car nous sommes tous Français.

Par des élèves de première du lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis).

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