Ce 16 mars, la réforme du régime des retraites porté par le gouvernement Borne a été adoptée au 49.3, c’est-à-dire en contournant le débat parlementaire. Le 20 mars suivant, la motion de censure transpartisane a échoué à faire obstacle au gouvernement.
Nous n’avons pas écrit sur la lutte contre la réforme des retraites depuis 2020 et le début de la crise pandémique. La raison est simple : nous n’avions jusqu’à récemment rien à ajouter.
Que dire ? En quoi cette réforme va précariser l’ensemble des classes populaires ? Commenter son contenu, en expliquant comment ce changement du régime de retraite est un recul pour notre système social de solidarité, l’ensemble des syndicats l’ont déjà fait, et nous n’avons rien à rajouter qu’ils n’aient déjà dit. Il serait du même ordre d’utilité de renchérir en émettant un énième appel à continuer la mobilisation. Souligner une autre grande victoire de la politique parlementaire n’est jamais superflu, mais n’apporte rien de neuf non plus.
Cependant, la mobilisation qui s’observe depuis plusieurs mois en France, et qui reprend là où s’était arrêté celle de fin 2019-début 2020, possède selon nous un certain caractère exceptionnel. Cette particularité ne réside pas dans son ampleur. Les manifestations ont rassemblé jusqu’à 3,5 millions de participants, ce qui est bien devant les mouvements de 1995 contre le plan Juppé (2 millions) et 2016 contre la loi Travail (1,2 million), ou encore 2017 avec les Gilets jaunes (1 million). Cela en fait quantitativement le plus grand mouvement depuis mai-juin 1968 (10 millions de grévistes). Mais au-delà de la taille, tout se passe dans la très orthodoxe tradition de protestation syndicale de la Ve république. Même les désormais coutumières violences qui s’accompagnent, n’ont plus rien d’inédit. Elles sont intégrées à la normalité de la mobilisation, autant comme composante des cortèges, en marge des syndicats, que par le dispositif policier prévu pour les contenir.
C’est car il n’y a dans l’histoire récente jamais eu autant d’investissement dans la familière formule de la journée de grève-manifestation, que son impuissance est aujourd’hui un marqueur d’une certaine portée historique.
Cette réforme n’est que la dernière itération d’une série de percées, dans l’offensive bourgeoise contre le système social construit en France après la 2de guerre mondiale. L’on peut lister comme précédent la loi Travail (2016), la réforme Parcoursup (2018), la Réforme de l’assurance chômage (2019-2021) et la loi Sécurité globale (2021). Nous avions il y a quelques années disséqué le plan de bataille de la bourgeoisie française dans Cap 2022, et nous n’avons pas été déçus. Cette sape des libertés économiques, mais aussi politiques, acquises en France après guerre, c’est le néolibéralisme. Nous entendons par là l’entreprise politique, menée en France mais aussi dans les autres pays occidentaux, de dissolution des modèles socio-économiques hérités du consensus keynésien. Son but annoncé est d’augmenter le taux de profit en baissant le coût du travail — le salaire, et en le « flexibilisant ». Cette pression générale sur le travail — donc sur les travailleurs et travailleuses — s’exprime simplement comme une attaque générale du capitalisme sur les conquis passé du mouvement ouvrier.
Le néolibéralisme est dans l’ordre des choses : le danger communiste, incarné par le PCF et l’URSS, qui a contraint notre bourgeoisie à acheter un compromis avec le mouvement ouvrier, n’existe plus. Les années 80 sont celles du recul du communisme comme acteur de premier plan dans le monde, cette décennie est aussi celle de l’inauguration du néolibéralisme aux USA (Reagan en 1981) et au Royaume-Uni (Thatcher en 1979), mais également d’un nouveau « pragmatisme » économique qui s’est connu en France avec le « tournant de la rigueur » (1983). Au consensus keynésien s’est donc substitué le consensus de Washington, qui n’a plus rien d’un compromis. Cette transformation dans les pays alignés sur les USA, au slogan de « dérégulation », fut au niveau national l’œuvre conjointe des bourgeoisies, mais aussi au niveau international celle d’organismes tel que le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, tant par leurs rôles d’incitations négatives et positives sur les États, qu’avec leur démantèlement de certaines institutions (par exemple, les Accords de Bretton Woods de 1944 dans les années 70). Les démocraties libérales ont dû s’adapter pour survivre au lendemain de 1917, et car cette adaptation n’est aujourd’hui plus nécessaire, le régime bourgeois que nous connaissons mute en conséquence. L’exploitation et la coercition sociale (« l’autoritarisme »), qui furent externalisées dans les colonies, sont rapatriées ici, sans qu’elle ne s’allège là-bas. Cette re-internalisation se traduit par l’évanouissement du contrat social paternaliste, plus démocratique, qui fut acheté par « la place de la France dans le monde » (comme pays dominant). Les taux de profits ne le permettent plus, et le mouvement ouvrier en France et dans le monde ne l’imposent plus.
Le caractère extraordinaire de ce mouvement est dans son impasse : il carbure à plein régime, en vain. Son envergure et ses modes d’action correspondent simplement à un niveau de conflictualité sociale qui n’est plus celui de la classe capitaliste française, et de leur champion, Macron. À ce titre, l’ensemble des luttes syndicales depuis les années 2010 ont été des défaites défensives : les acteurs syndicaux n’arrivent plus à imposer un rapport de force considérable. Nous sommes mis en face d’un fait qui n’est pas récent.
La grève elle-même rencontre de nouveaux défis, avec le recours de plus en plus systématique aux réquisitions. Ces méthodes ouvertement violentes sont utilisées par l’État pour briser l’insubordination ouvrière là où sa solidarité et combativité est la plus développée et où la mobilisation est donc la plus insupportable (économiquement, mais aussi politiquement, car ces exemples de résistance sont dangereux).
Plus généralement, l’intervention directe et violente des forces de police augmente, tant dans sa fréquence, son extension que son intensité. Sur les blocages lycéens et étudiants, les piquets de grève et évidemment en manifestation — y compris strictement syndicales — beaucoup de modes d’action ne présentent plus le même rapport bénéfices/risques que jusqu’à récemment auparavant. Il est possible d’être gazé, frappé, insulté, éborgné, en participant à un simple défilé déclaré en préfecture, à une occupation d’université ou à un piquet de grève, sans que l’investissement n’en soit pour autant proportionnellement rétribué — tout au contraire. Cette répression s’est universalisée à l’ensemble du mouvement et ne se circonscrit plus à l’encontre des cortèges de tête. Ces derniers, innovation du mouvement contre la loi Travail perfectionné lors des Gilets jaunes, n’ont plus l’impact et l’originalité qu’ils ont pu avoir à leur naissance. Le pouvoir bourgeois s’est radicalisé, et l’« avant-gardisme » d’hier est devenu une banalité du maintien de l’ordre. Alors même que l’acceptation de la violence, comme utile et légitime, est croissante dans la population française1, celle-ci semble avoir de moins en moins d’impact dans ce format. Y compris dans le champ médiatique légitime, habitué de la « condamnation des violences », il semble poindre un désintérêt relatif pour la déploration d’hécatombe d’abris-bus.
Si la forme de mobilisation syndicale post-68 est mise aujourd’hui en échec, pourquoi ne pas retourner aux classiques antérieurs ? Refaire mai-juin 68 est séduisant : l’étendue des grèves, la combativité des occupations d’usine et d’université, la nouveauté et la force de la convergence ouvriers-étudiants, la puissance des organisations politiques et syndicales, le degré de conscience révolutionnaire de chacun, la crise de fin de régime gaulliste, etc. Mais les conditions objectives et subjectives d’alors se laissent désirer aujourd’hui, tant du côté de la classe dominante (sa crise) que populaire (sa révolte). La grève générale illimitée, que certains militants font miroiter comme panacée miracle, tarde à se montrer. L’on peut en tirer le diagnostic d’un manque de force des syndicats, qui ne peut pas être réduit uniquement à un manque de volonté ou d’organisation. Il est confortable et tentant de jeter le blâme sur les directions syndicales, pour ce qu’elles font ou ne font pas, ou leur manque d’audace ou de détermination (supposé ou réel), mais leurs choix reflètent aussi une réalité : ce qu’elles peuvent et ne peuvent pas faire et assumer, à la tête de structure devant répondre à leurs adhérents. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, la grève générale n’est de facto pas à l’ordre du jour. Pour dépasser le carcan syndical, il faut d’abord savoir compter sur ses propres forces, et donc, constater avec humilité et sérieux leur état présent.
Il ne faut pas projeter ses espérances sur la lutte en cours : la situation n’a rien de révolutionnaire, pour personne. Si nous sommes tant secoué par la brutalité du gouvernement, c’est car nous sommes encore assoupis. Idem, il est normal (et souhaitable !) d’être transporté par l’enthousiasme de la lutte, mais il ne faut pas prendre ses rêves pour des réalités. Cette effervescence est une école militante en soi, mais il faut savoir en prendre du recul. Ceci est un mouvement syndical dans un pays largement pacifié, qui peine encore à comprendre et à donner la réplique à l’agressivité de la bourgeoisie.
Cette réforme est éminemment impopulaire au sein de la population française (70 % des sondés la rejettent et soutiennent la protestation), à la totale indifférence de la « Macronie ». L’on entend en manifestation, ou on lit sur les murs, des pamphlets déplorant à la fin de la démocratie. Ne donnons pas trop d’importance à Macron, son seul mérite, en tant que « brise-glace » de la bourgeoisie, est de mettre fin à un malentendu de longue date : nous — le peuple — n’avons jamais eu le pouvoir, ce qui prend fin ce n’est pas la « démocratie », c’est un compromis auquel les capitalistes ne veulent plus s’astreindre. L’on se retrouve de plus en plus nettement mis en face d’un principe élémentaire en politique : « Vous allez faire quoi ? Venir me chercher ? ».
Ce que nous avons conquis par la force nous est enlevé par la force. Les victoires passées auxquelles nous nous accrochons aujourd’hui, ce sont celles de notre classe consciente et organisée, pas d’un pourcentage aux élections. Une mécompréhension fondamentale serait de se tromper de coupable : Macron n’est que le symptôme, pas la cause. Ce qui est déterminant, c’est moins celui qui occupe le siège présidentiel et sa majorité parlementaire, que l’attitude des élites économiques auxquelles l’État doit répondre. Or, celles-ci se sont radicalisées. Si demain, le remplaçant à l’Élysée ne partageait pas leurs convictions politiques ou économiques, les impératifs de la bourgeoisie ne reculeraient pas, mais se radicaliseraient d’autant plus rapidement. Face au mur des institutions politico-juridiques, conjugué aux efforts d’obstruction croissants de la classe dominante, la seule issue possible pour les nouveaux challengeurs serait dans la capitulation (comme Hollande et Mitterand avant eux). La « gauche » trahira toujours, car elle n’a pas le choix. Ce qu’elle fera sera défait, exactement comme ce qu’elle a fait est défait, car aux mêmes causes les mêmes effets. (Heureusement, les réformistes français nous épargnent ce scénario en continuant de très stoïquement perdre les élections.) L’irréalisme accablant d’un changement « de l’intérieur », c’est-à-dire d’une confrontation avec le capital sur son propre terrain en jouant à son propre jeu, une proportion de plus en plus importante de la population française le comprend. Ce rejet de la république des possédants, que ce soit par désintérêt ou par défiance, il s’exprime en pourcentage d’abstentionniste.
Les représentants du capital ne paniquent pas, ils ne sont en en rien acculés. Cette agressivité, ils peuvent se la permettre. La bourgeoisie se sert là où elle peut se servir, maîtresse en son domaine. La lutte des classes, elle l’impose au-devant des consciences de tous et toutes. Et ainsi, comme à son habitude, elle creuse sa propre tombe. Car ce nouveau degré de conflit, le peuple va y répondre, et on l’observe déjà.
Dans la crise présente, que nous expose le mouvement contre la réforme des retraites, se trouvent aussi les prémices de son dépassement prochain. Ces nouvelles formes de mobilisations, c’est-à-dire ces modes d’action plus efficaces et plus radicaux qui brisent le blocage dans l’établissement du rapport de force, ils se développent aujourd’hui, et sont tant syndicaux que extra-syndicaux. L’on peut lister la résistance autonome et syndicale conjointe des ouvriers réquisitionnés (parfois en confrontation antagonique avec la police), les blocages décentralisés d’axes routiers principaux ou nodaux, ou les manifestations déconcentrées mettant en grandes difficultés les stratégies de maintien de l’ordre. La radicalisation du mouvement n’est pas tant dans une augmentation de la violence (« black blocs » plus imposant) que dans la diversité de ses tactiques.
Il faut apprendre de ce qui fonctionne. À ce titre, il faut tirer les enseignements tant des réussites et échecs dans les mouvements syndicaux précédents, que dans des mobilisations différentes. Il y a notamment beaucoup de leçons à puiser des Gilets jaunes, qui ont innové tant par leur sociologie, leur caractère politique, que leurs lieux et modes d’action, dissonant avec les habitudes de la gauche institutionnelle, extra-institutionnelle et syndicale.
Cependant, il ne faut pas se tromper. La transformation dans la forme des mobilisations est une étape positive, mais celle-ci est stérile si elle ne se conjugue pas à une transformation de fond : dans ses mots d’ordre. Le problème, ce n’est pas cette réforme, ce ne sera pas plus la prochaine, ni celle d’après, car elles ne sont que les symptômes du néolibéralisme. Lui-même n’est finalement qu’un faux coupable, car il n’est que l’expression d’un changement de paradigme pour la classe dominante. Le problème, c’est celui du régime bourgeois : de la domination d’une classe par une autre.
Les réformes néolibérales se poursuivront, si celle-ci échoue pour une raison X ou Y, une réforme homologue prendra le relai dans quelques années tout au plus, et ainsi de suite. Il en sera inévitablement ainsi tant que l’offensive néolibérale avancera. La bourgeoisie ne fait plus un pas en arrière, nous devons être capables de lui donner une réponse proportionnée. Le néolibéralisme ne cessera que lorsque notre classe viendra y mettre une fin. Mais alors même, il ne sera à nouveau qu’une question de décennie avant que la donne ne change et que le profit ne reprenne l’avantage sur le salaire— si la crise écologique ne nous rattrape pas ou que le régime bourgeois ne se retranche pas dans le fascisme avant. Le problème est sans fin, car il est inextricable et intrinsèque au système capitaliste-impérialiste.
Ce que le chant du cygne de l’État providence nous rappelle avec un certain cynisme, c’est qu’il n’y a pas de régime bourgeois sans dictature bourgeoise, et qu’il est ridicule d’en attendre autrement. Ce qui se dissipe, c’est la courte illusion d’une stabilité ou d’un « équilibre » entre intérêts populaires et intérêts capitalistes — d’une cohabitation en bonne entente. Le capitalisme nous dit « vae victis ! », et nous ne nous gênerons pas de lui répondre de même en temps voulu. Mais pour l’instant, il reste tout à reconstruire.
Il faut s’impliquer dans la résistance à l’offensive bourgeoise, mais se faire avec perspective. Ce mouvement n’a pas besoin de militants de plus ou de moins, mais il a besoin que puisse y être entendue une voix communiste. Nous ne statuons pas ici sur son contenant et son contenu précis, mais nous pouvons d’ores et déjà énoncer qu’elle ne consiste pas à radicaliser le syndicalisme et ses objectifs. La seule visée que nous puissions avoir, c’est d’être capable de poser, en mot et en pratique, la question du pouvoir politique : qui le possède, et comment le prendre. Notre seul salut est dans le renversement du régime bourgeois dans son ensemble, et en ce sens, il faut passer de la lutte économique du travail contre le capital, à la lutte politique. C’est là toute la tâche présente des communistes que de lutter en ce sens, par l’agitation et la propagande politique.
Nous l’avons dit, nous le disons, et nous le répéterons : sans une structure suffisamment puissante pour unir en son sein les opprimés et les exploités, nous n’aurons rien d’envergure à opposer à la dictature bourgeoise. Sans cet outil politique de classe, pas de libération imaginable. La réémergence d’une conscience de classe lui est une précondition essentielle, et c’est à celle-ci que nous pouvons œuvrer ici et maintenant, dans le mouvement contre la réforme des retraites, et dans les prochains.
1 « Selon un sondage Harris interactive pour LCI du 22 mars, 20 % des Français approuvent le recours à la violence dans le cadre de la mobilisation, c’était 15 % au moment des Gilets jaunes. Ce taux grimpe à 30 % chez les sympathisants insoumis, 29 % chez ceux du Rassemblement national. En revanche, il n’est que de 6 % chez les militants Renaissance, 7 % chez ceux de LR. Ils sont même 26 % chez ceux qui soutiennent le mouvement. Selon une étude Odoxa publiée le 23 mars, 30 % des sondés pensent que le gouvernement a provoqué les débordements et les violences. 44 % estiment qu’elles sont acceptables et justifiables. Une étude Elabe pour BFMTV également datée de ce jeudi indique que 25 % des Français ne condamnent pas les actes violents et les affrontements avec les forces de l’ordre, et 42 % les comprennent. L’enquête précise également que 23 % ne réprouvent pas les menaces envers les élus favorables à la réforme, et 39 % les comprennent. » (via tf1info)