Ce mercredi 15 mai à 5 h (20 h heure de Paris), l’état d’urgence décrété par le gouvernement est rentré en vigueur en Nouvelle-Calédonie.
Celui-ci fait suite à l’éruption massive de protestations et de blocages violents dans toute la Nouvelle-Calédonie, les 13 et 14 mai, ayant rassemblé au moins 9 000 insurgés.1
D’où vient ce mouvement de résistance ?
L’objet de la colère populaire en Nouvelle-Calédonie est le dégel du corps électoral spécial provincial. Seuls les membres du corps électoral spécial provincial peuvent voter aux élections provinciales de Nouvelle-Calédonie. Celui-ci a été défini par les accords de Nouméa de 1998 et a été restreint à celles et ceux inscrits sur les listes électorales de la colonie avant la date des accords. Cela signifie que ce corps électoral est « gelé », ce qui le limite aux habitantes et habitants de la Nouvelle-Calédonie en 1998 inscrits sur les listes électorales, et à leurs descendantes et descendants.
Depuis le lundi 13 mai, l’Assemblée nationale examine le projet de loi constitutionnelle visant à élargir le corps électoral pour les élections provinciales de Nouvelle-Calédonie. Ce dégel, qui intégrerait environ 25 000 Français et 12 000 natifs au corps électoral de Nouvelle-Calédonie, menace d’être fortement en défaveur des indépendantistes, en renforçant le corps électoral de Nouvelle-Calédonie de plus de deux colons pour un autochtone.
Cette loi intervient après les référendums sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie de 2018, 2020 et 2021, qui ont vu une croissance significative du « Oui », de 43 % en 2018 à 47 % en 2020, le référendum de 2021 ayant observé une victoire écrasante du « Non » causée par le boycott de la quasi-totalité des Kanaks (57 % d’abstention totale, dont 83 % dans la Province Nord à 72 % kanak et 95 % dans la Province Îles à 95 % kanak, contre 40 % seulement dans la Province Sud, la seule où les colons sont une majorité relative de 29 % de la population).
En ouvrant le corps électoral de Nouvelle-Calédonie aux colons arrivés après 1998, cette loi menace non seulement d’étouffer électoralement le mouvement indépendantiste, mais surtout d’ouvrir la colonie au peuplement européen : une « recolonisation », pour reprendre les mots de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT).2
L’État bourgeois impérialiste n’hésite pas à changer les règles du jeu s’il n’en est plus le gagnant — par la force si nécessaire. Il ne reconnaît qu’une seule légitimité, celle de ses intérêts, et ne connaît qu’un langage, la contrainte.
La crise qui secoue actuellement la Nouvelle-Calédonie est révélatrice.
Dans les colonies se pose un problème universel : comment assurer l’hégémonie coloniale ? La réponse peut se résumer en une phrase : en transformant une minorité coloniale en majorité coloniale.
Historiquement, cette solution a pris la forme du déplacement et de l’extermination des peuples indigènes et de leur remplacement par des colons : absolue dans le cas du colonialisme de peuplement (« les colonies proprement dites, c’est-à-dire les pays occupés par une population européenne »3), relative dans le cas du colonialisme de comptoir (« les pays habités par une population autochtone, qui sont simplement soumis »4). Dans les colonies, le peuplement est toujours un problème politique principal, parce que c’est lui qui garantit et pérennise le colonialisme. C’est ce que démontre, par exemple, le Plan Un million (voté en 1944 par l’Agence juive pour Israël) qui visait à assurer aux colons israéliens une majorité démographique sur les Palestiniennes et les Palestiniens en Palestine.
Cependant, là où les colons ne sont pas une majorité, comme c’est temporairement le cas dans les colonies de peuplement et durablement le cas dans les colonies de comptoirs, le problème de l’hégémonie coloniale se pose autrement. La majorité coloniale n’est pas assurée par la transformation d’une minorité démographique en majorité démographique (le peuplement), mais par la transformation d’une minorité démographique en majorité politique. C’est, par exemple, la fonction que remplissait le Code de l’indigénat, qui faisait des Algériennes et Algériens des sous-citoyens en Algérie, pendant la colonisation de celle-ci.
Que ce soit dans les colonies d’installation ou de comptoirs, même si les formes sont différentes, le fond du problème (l’hégémonie coloniale) et de sa solution (assurer une majorité politique coloniale) reste identique.
Ce n’est ni plus ni moins que ce problème — celui de l’hégémonie coloniale — qui se pose aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie. Derrière le problème du corps électoral provincial spécial, il y a le problème du colonialisme. L’enjeu, c’est de faire de la Nouvelle-Calédonie une simple partie de la nation française, aux dépens de la nation indigène.
Cela, personne ne l’exprime aussi clairement que Sonia Backès, présidente de la Province Sud et fer de lance du colonialisme en Nouvelle-Calédonie :
« Sans une intervention massive et urgente de l’État, nous perdrons le contrôle de la Nouvelle-Calédonie dans les prochaines heures, nous perdrons des vies (…) et la France perdra sa souveraineté »5
Le jour même, Mme Backès a été exaucée par le gouvernement de la métropole, lorsque celui-ci a décrété l’état d’urgence, avec l’envoi sur place du GIGN, du Raid et de CRS, pour un total de 1 000 policiers et gendarmes de métropole.
Comme Mme Backès l’exprime si clairement, l’état d’urgence est essentiellement un outil de contrôle colonial.
Né en 1955 pendant la guerre d’Algérie, il a été déclaré 7 fois jusqu’à aujourd’hui : 3 fois en Algérie pendant la guerre de libération nationale algérienne, une 1re fois en Nouvelle-Calédonie pendant « les évènements » de 1984-1988, pendant la révolte des banlieues de 2005, après les attentats de Paris de 2015, et désormais une 2de fois en Nouvelle-Calédonie contre le mouvement indépendantiste kanak. Sur 7 recours à l’état d’urgence, 5 concernaient directement la défense du colonialisme français contre les mouvements de libération nationale de ses colonies, et un 6e indirectement, contre la révolte des populations issues des dites colonies, en métropole.
En Nouvelle-Calédonie, l’état d’urgence a permis de réaliser 206 interpellations (chiffres officiels) dont celles de 10 dirigeants de la CCAT, perquisitionnés et assignés à résidence. La CCAT, qui rassemble plusieurs syndicats, partis et organisations politiques représentant l’aile radicale du mouvement de libération nationale kanak, est accusée par l’exécutif métropolitain de n’être « pas politique » mais « mafieuse », parce que selon lui responsable des violences.
Ce double standard colonial entre le « résistant » et le « terroriste » est si évident et récurrent que le dénoncer comme tel relève d’une banale tautologie. Il y a 70 ans en Algérie, ou il y a 8 mois en Palestine, celles et ceux qui résistent au destin auquel les condamne le colonialisme sont toujours salis par les discours coloniaux, réduit à des animaux enragés, et coupables de tous les crimes qu’ils ont subis et qu’ils subissent de la main de leurs accusateurs (racisme, terreur de masse, déplacement, massacre, génocide).
La censure du réseau social Tiktok, très utilisé par la CCAT et les insurgés, est un autre exemple de l’hypocrisie bourgeoise impérialiste : comment des méthodes qui — on nous l’a assuré — sont réservés aux « pays autoritaires » tels que la Chine ou la Russie (qui par le plus grand des hasards sont des impérialismes opposés à l’hégémonie à laquelle appartient la France), se retrouvent-elles dans notre belle démocratie ?
Si l’État colonial joue son rôle, les colons aussi. Depuis le début des violences, ceux-ci se sont organisés en « milices armées » pour défendre leurs quartiers français, comme c’est notamment le cas de la Vallée-des-colons (tout est dans le nom), à Nouméa. Ces milices coloniales combattent les insurgés et érigent des barricades, en revendiquant parfois appliquer des « méthodes militaires »6, avec le soutien plein et entier de la police.7 Comme nous l’observons si clairement, dans la colonisation, il n’y a pas d’une part l’État colonial « actif » et les colons « passifs », mais un État et une population coloniales qui sont le prolongement l’un de l’autre.
Depuis maintenant une semaine, la métropole est abreuvée de discours coloniaux, qui peuvent essentiellement être résumés à : « La révolte n’est jamais justifiée, la Nouvelle-Calédonie c’est la France, pourquoi ces sauvages ne le comprennent-ils pas ? ».
De la part des colons, nous avons le droit aux plus classiques poncifs de l’idéologie coloniale. Citons encore leur intellectuelle organique, Mme Backès, au sujet de son père :
« S’il n’a pas été attaqué parce qu’il était mon père, il a au moins été attaqué parce qu’il était Blanc. […] Il y a une incompréhension pour cette génération d’entendre des gens qui leur disent de rentrer chez eux alors qu’ils sont là depuis quatre-vingts ans, nés ici pour la plupart et qu’ils n’ont pas d’ailleurs. À écouter les indépendantistes, on devient des étrangers dans notre propre pays et c’est particulièrement triste. »8
Il y a dans les cerveaux coloniaux une inversion systématique du réel : les colonisés deviennent des « racistes anti-blancs » et les colons deviennent des « autochtones ». La subjectivité coloniale est nécessairement suprémaciste : « je suis né ici, donc je suis autochtone, donc j’ai le droit de continuer de vivre ici, donc la libération nationale des colonisés est un crime en soi contre mon droit à être et à rester un colon, c’est-à-dire mon droit au colonialisme, donc les colonisés doivent se soumettre ou disparaître. » La résistance anti-coloniale, du point de vue de la subjectivité des colons, ne peut être qu’une abomination, et ce précisément parce qu’elle est perçue comme une politique coloniale contre les colons (le déplacement et l’extermination des « natifs » qu’ils se perçoivent être). Le monde est vu en négatif. La réalité n’a à partir de là aucune importance, parce que tout dans le vécu de ces colons vient confirmer leur perspective victimaire auto-centrée, et parce qu’ils bénéficient directement (matériellement) de cet état de fait colonial.
En métropole, nous faisons face à un consensus colonial délirant et hypocrite. Les témoignages qui sont relayés dans l’immense majorité des médias métropolitains ne sont que ceux des colons. Il y a un monopole du discours colonial en métropole qui ne permet qu’à une seule perception des évènements d’exister — celle des colons. Lorsque des néo-calédoniens non-français peuvent s’exprimer dans les médias métropolitains, ce n’est que si et parce qu’ils appellent « au calme », « au dialogue », etc. Cette situation médiatique n’a rien d’exceptionnel, c’est aussi celle que nous avons connue il y a 1 an, lors de la révolte des banlieues causée par l’assassinat de Nahel, ou que nous connaissons actuellement depuis plus de 6 mois concernant la résistance palestinienne. Même le social-impérialiste Mélenchon9, pourtant très modéré sur la question coloniale en général, et sur la question palestinienne et kanake en particulier, se voit accusé d’être un soutien ouvert du terrorisme par la majorité des discours politiques.
Notre rôle de communistes est aujourd’hui de soutenir la révolte des colonisés partout dans le monde, et notre devoir est de lutter en priorité contre « notre » propre impérialisme, et « notre » propre colonialisme ! Par tous les moyens, il faut développer notre solidarité internationaliste — du plus symbolique et occasionnel au plus concret et systématique.
Pour conclure, nous ne pouvons que souhaiter à la résistance kanake de se développer et de s’intensifier, et aux évènements récents de n’être que le début d’une nouvelle séquence historique plus radicale pour le mouvement de libération nationale kanak, vers une Kanaky libre et socialiste.
Dénonçons l’existence de la Nouvelle-Calédonie comme colonie française, la politique coloniale répressive dont est victime le mouvement de libération nationale kanak en général et la CCAT en particulier, et l’hypocrisie bourgeoise impérialiste qui les accompagnent ! Vive la résistance des colonisés ! Mort au colonialisme !
1 « Nouvelle-Calédonie : les renforts annoncés par l’exécutif arrivés sur place », Libération, 16 mai 2024, à l’adresse suivante :
2 « La Cellule de coordination des Actions de Terrain soutient le combat du peuple corse », Agence de presse nationale d’Azerbaïdjan, 1er mars 2024, à l’adresse suivante :
3 F. Engels, Lettre à Karl Kautsky à Vienne, 12 septembre 1882, à l’adresse suivante :
https://www.marxists.org/archive/marx/works/1882/letters/82_09_12.htm
4 Ibidem.
5 « Violences en Nouvelle-Calédonie : qu’est-ce que l’état d’urgence, dont l’instauration est réclamée par Sonia Backès, Nicolas Metzdorf et Georges Naturel ? », Franceinfo, 15 mai 2024, à l’adresse suivante :
6 « Émeutes en Nouvelle-Calédonie : « On a appliqué des méthodes militaires », témoigne un habitant de Nouméa, qui tient une barricade « armée » », Franceinfo, 16 mai 2024, à l’adresse suivante :
7 « Anne-Claire, originaire de Haute-Vienne, témoigne depuis Nouméa : « Nous avons peur de tout perdre » », Le Populaire, 16 mai 2024, à l’adresse suivante :
8 « Violences en Nouvelle-Calédonie : la présidente de la province sud dénonce le racisme anti-Blancs », Le Parisien, 14 mai 2024, à l’adresse suivante :
9 Voir Du réformisme à l’opposition extra-parlementaire (2016-2017), à l’adresse suivante :
https://unitecommuniste.fr/wp-content/uploads/2024/04/Reformisme.pdf