Le procès Charlie Hebdo débute. Il a pour vocation de juger les personnes liées à l’attentat commis le 7 janvier 2015, qui avait causé la mort de 12 personnes et blessé 11. Si les principaux acteurs de l’opération sont morts à la suite de l’assaut de Dammartin-en-Goële deux jours plus tard, d’autres passent devant les magistrats. Des individus accusés d’avoir aidé à préparer l’attentat, de l’avoir financé, de s’être associé aux terroristes. Certains sont absents physiquement, telle la compagne de Coulibaly, probablement en Syrie, mais aussi le fasciste Claude Hermant, fournisseur d’arme de l’opération…et indicateur de police. Les pistolets Tokarev des terroristes provenant de son réseau. Jugé pour trafic d’arme en Belgique, il a écopé d’une peine de 8 ans de prison ferme en dépit de sa défense, basée sur le fait qu’il assurait un « travail d’infiltration ».
Ce procès, cinq ans après les faits, rappelle que, quoiqu’on puisse penser de Charlie Hebdo, de ses dessinateurs ou des terroristes, il existe un avant et un après. L’année 2015 a, par la suite, été marquée à nouveau par des attaques, celles-ci culminant avec l’attaque contre le Bataclan, le 13 novembre.
L’ère de l’esprit Charlie devait marquer une étape nouvelle, une communauté soudée, une union nationale pour les droits de l’homme, pour la liberté d’expression, pour le droit au blasphème… Esprit Charlie ou non, cette période a été surtout celle d’un accroissement des mesures répressives, notamment l’intégration de l’État d’urgence dans la Constitution, mais également par le développement d’une campagne islamophobe et raciste, se nourrissant de la peur panique des individus. Cette campagne n’a pas cessé depuis.
Nous n’avons pas communiqué à cette époque, pour cause, nous n’existions pas. Mais, individuellement, nous avions posé des analyses sur ce que cela signifiait. Or, nous en sommes parvenus à la conclusion que :
1) Nous condamnions cet attentat. 2) nous ne partagions pas l’analyse de Charlie Hebdo et que nous considérions qu’ils avaient commis des fautes politiques. 3) que nous considérions que les hommages étaient hypocrites. 4) que nous n’avions aucune raison d’accepter l’injonction morale d’être « Charlie ».
Nous condamnons sans réserve cet attentat.
Les individus qui ont commis cet attentat étaient des fanatiques réactionnaires, associés à l’hydre fasciste Daesh. Contrairement à Al-Qaïda, qui opéraient dans une idée de chasser la présence étrangère au Moyen-Orient, Daesh a mené activement une campagne pour favoriser les interventions militaires, pour que l’occident envoie un maximum de troupe, dans le but de les pousser à l’affrontement. Pour nourrir ses bataillons, Daesh a également sciemment fait en sorte que la situation devienne toujours plus complexe pour les musulmans en occident, dans le but de les attirer dans ses filets. Objectivement, ils étaient les alliés des fascistes ici, poursuivant les mêmes objectifs. Les fascistes essaient de rendre la vie impossible aux musulmans, en les déclarant incompatibles avec la « civilisation européenne », favorisant le séparatisme. Daesh a repris ces arguments en disant « regardez, vous n’avez pas de place dans ces pays, rejoignez-nous. » L’un et l’autre on nourrit une prophétie autoréalisatrice. Par ailleurs, nous ne manquerons pas de signaler à nouveau que le programme de Daesh et celui de l’extrême-droite est littéralement le même sur le fond.
De leur côté, les instances musulmanes en France ont considéré que Charlie Hebdo les avait attaqué par la plume, et qu’il faudrait répondre par la plume. Elles ont essayé de calmer le plus rapidement possible le jeu. Seulement, pour répondre par la plume, faut-il qu’elle soit accessible et que son message soit audible. Les musulmans et musulmanes de France, le plus souvent, sont traités comme un sujet d’actualité. Mais ont-il l’occasion de s’exprimer ? Rarement. Le plus souvent on s’exprime à leur place ou contre eux. Il en résulte un ressentiment, une frustration, une colère larvée qui s’est exprimée contre les symboles les plus visibles de ce climat, dont Charlie Hebdo. Dans un monde parfait, idéal, un tel ressentiment n’aurait pas de raison d’être. Mais nous ne sommes ni dans un monde parfait ou égalitaire. Pour beaucoup, les caricatures de Charlie Hebdo se sont adjointes à une longue pluie de vexations, de moqueries, d’injures. Pourtant, nous récusons le fait que la direction de Charlie Hebdo ait agit par malice ou par islamophobie consciente.
Crier avec les loups ?
La physionomie politique de l’équipe de Charlie Hebdo soulève des questions importantes. Dans les faits, ses publications possédaient, dans le contexte de leur publication, un caractère islamophobe, raciste, et contribuant à une campagne établissant un climat pogromiste anti-arabe en France. Mais contribuer ne veut pas dire en être à l’initiative, ni en être pleinement conscient.
Nous ne pouvons pas penser qu’elle soit consciemment islamophobe. Certes, il y avait dans leur équipe des éléments qui, comme Zineb El Rhazaoui, des fanatiques islamophobes, allant jusqu’à s’acoquiner avec les pires fascistes et à réclamer que la police tire à « balles réelles » sur les délinquants. Mais, dans l’ensemble, les membres de cette équipe rédactionnelle étaient des individus d’un autre temps, d’une autre époque, qui ne comprenaient pas les enjeux actuels et le fait qu’ils contribuaient à attiser un climat de haine. Une génération issue de l’esprit libertaire, antiautoritaire et antitotalitaire, marquée par le gauchisme mal décanté, et qui réclamait un droit de se moquer de tout, tout le temps. Ce positionnement « de principe », ne prenait pas en compte un autre facteur : la réalité du vécu de ceux et celles qui étaient la cible des quolibets et des moqueries.
Quelque part, on y retrouve un peu un schéma similaire au racisme anti-blanc. Personne n’aime être traité de « sale noir, blanc, arabe… ». Mais si ces injures sont détestables, leurs conséquences ne sont pas les mêmes et le vécu n’est pas le même. Être traité de sale blanc est désagréable, mais cela n’a pas d’incidence sur l’emploi, le logement, la carrière professionnelle, les rapports avec la police… Il en est de même pour les publics ciblés par Charlie Hebdo. Se moquer de la religion catholique, qui, malgré tout, est toujours puissante, hégémonique, ne lui est qu’un coup d’épingle. En revanche, contribuer à une campagne raciste de grande ampleur n’a pas le même impact.1
Republier les caricatures de Mahomet, issue de journaux d’extrême-droite, dans le but de défendre la liberté d’expression, admettons. Mais dans quelle mesure les musulmans l’entravent-ils ? En quoi la publication dans un journal français de celles-ci fournissait-elle une aide à la lutte démocratique dans les pays qui subissent réellement une chape de plomb religieuse ? Finalement, sous prétexte d’égalité de traitement, c’est un piédestal qui a été donné aux racistes et aux fascistes.
Cependant, nous ne pensons pas que les membres tués de la rédaction, que les survivants seraient particulièrement heureux de voir comment se passe la campagne de solidarité avec leur journal. Le fait de savoir que Nadine Morano, qu’Eric Zemmour, que Marine Le Pen soient « Charlie » ne devrait guère leur correspondre. Après avoir été tués par les terroristes, ils sont assassinés à nouveau. Assassinés par rapport aux valeurs qu’ils estimaient – malgré leurs erreurs – défendre. De journal irrévérencieux, libertaire, anticlérical, ils sont maintenant devenus un fer supplémentaire aux lances des réactionnaires les plus vicieux, les plus putrides et les plus agressifs.
Ces réactionnaires, non seulement se sont emparés des corps des victimes, mais ils en ont fait des promontoires pour clamer leur haine et leur détestation raciste. Ils ont réussi le tour de force de poser une injonction morale : celle d’être Charlie. Durant l’année 2015, mais également par la suite, être Charlie est devenu une condition sine qua non. Oser porter une voix dissidente était devenue une trahison. Il a été imposé aux élèves des lycées et collèges de l’être, avec une remontée d’information sur ceux et celles qui ne l’étaient pas. On l’a exigé de chaque composante politique. C’est devenu, nous pesons nos mots, un de ces moments totalitaires dont Hannah Arendt faisait l’analyse dans ses écrits. Mais à la limite, pourquoi pas ? Seulement cette injonction était hypocrite.
L’injonction morale : le piège.
Il existe une injonction morale à être Charlie. Cette injonction morale est dirigée vers une partie de la gauche. L’extrême-droite n’a eu aucun problème à se dire « Charlie », à l’exception de celle qui tente de draguer l’Islam politique. Cela n’avait aucun coût pour elle et cela lui permettait d’encaisser des bénéfices maximum.
La bourgeoisie possède une morale bien à elle. Hypocrite, que ce soit consciemment ou non. Elle impose des lois qui lui sont favorables, mais triche constamment avec les règles qu’elle a elle même fixées. Elle ment, invente des faits, réécrit l’histoire pour qu’elle légitime son ordre, s’approprie les efforts des autres et les victoires sociales comme étant des cadeaux qu’elle a accordé. Sa presse transmet ses valeurs, son idéologie, son analyse des choses. Tout en clamant que chacun peut s’exprimer, elle ne crée absolument pas les conditions permettant que cela soit réalisable. Elle gave d’argent public ses sbires, sa presse, sa propagande.
Elle a son État, sa police, sa justice, son armée, ses services secrets et spéciaux. Elle n’hésite pas à museler, menacer, assassiner lorsque le besoin s’en fait cruellement sentir. Quant à elle, la loi ne s’applique qu’avec des précautions immenses, que lorsque ce sont des bourgeois et des bourgeoises et leurs clans eux même qui ont été lésés. Ses enfants ont des réseaux d’éducation qui leur sont propres, avec des chemins détournés, qui permettent même aux plus inutiles d’entre eux de faire carrière.
A l’inverse, elle exige de ses adversaires qu’ils renoncent à tout. Qu’ils doivent se conformer à une éthique, à une morale, à des formes démocratiques, respectueuses des droits, à tout un fatras de choses qui ne servent qu’à rendre impossible tout changement. Même lorsqu’il s’agissait de choses aussi minimes que de gagner des élections pour porter un programme réformiste (ou écologiste libéral aujourd’hui), le joker du totalitarisme a été immédiatement brandi.
Et cela fonctionne très bien. La rhétorique de la gauche devant défendre à tout prix la liberté d’expression, les droits de l’homme, devant renoncer à faire usage de la violence, est porteuse et influence énormément la manière dont les organisations fonctionnent. Elles renoncent ainsi à porter un projet de transformation radicale de la société et de se doter des moyens organisationnels et techniques de le réaliser. Il en résulte une mentalité servile, défaitiste.
Dans l’affaire Charlie et dans l’injonction à avoir l’esprit Charlie, les réactionnaires poursuivent cette politique. Ils poussent, au nom de grands principes intangibles, à ce que les progressistes fassent front commun avec leurs bourreaux, avec les patrons, les fascistes, les réactionnaires.
Critiquer, oui. Mais progresser surtout !
Oui, il faut critiquer les travers réactionnaires de chaque religion, mais pas dans un rapport abstrait à cela, dans un rapport concret. C’est-à-dire que, jusqu’à preuve du contraire, l’obstacle à la réalisation du programme communiste – lequel intègre la liquidation des pratiques réactionnaires, n’est pas incarné par ceux et celles qui pratiquent l’islam. Ceux qui représentent l’obstacle à l’évolution de la société, c’est la bourgeoisie de France – la France étant un pays impérialisme, non une colonie. C’est par l’accès aux leviers du pouvoir et par l’implantation dans les masses qu’il est possible de pouvoir, par la suite, combattre les expressions réactionnaires des religions.
La caricature est utile pour faire avancer les consciences. Elle possède la même valeur que tout discours politique ou toute propagande. Elle peut porter un message progressiste, utile, ou un message réactionnaire. Dans le cas de Charlie Hebdo, une analyse basique de document, du niveau de celui appris au collège, nous renseigne rapidement. Les caricatures de Mahomet ou représentant des africaines violées par Boko Haram sont des caricatures à destination d’un lectorat majoritairement peu concerné par ces problématiques-là Elles ne sont ni destinée aux africaines, ni aux musulmans. Quant à leur message, lequel est il ? Fait-il avancer la conscience de personnes influencées par les idées réactionnaires ? Non. Il vise à faire ricaner sur leur sort, à se moquer. Il s’agit d’un message politique blessant, sans plus, qui vient s’ajouter à la longue litanie de vexations, de brimades, dirigées contre des minorités ethniques, religieuses, culturelles.
Qu’attendre du procès ?
Le procès des auteurs de l’attentat, dans le climat actuel, risque d’être transformé en procès des musulmans et des musulmanes de France. Et, ce, contre l’opinion même des victimes, devenues les jouets d’une machinerie de propagande inarrêtable. Renouveler l’injonction morale, qui soudait police et population, qui anesthésiait les voix dissidentes, est complexe. Pourtant, le gouvernement, la bourgeoisie, les réactionnaires, non seulement tablent dessus, mais en ont besoin pour affronter la tempête sociale et épidémiologique qui s’annonce.
Les esprits progromistes s’échauffent toujours plus. La division de ceux et celles qui subissent l’exploitation est un enjeu, chaque année, plus grand. Plus grand pour les réactionnaires, pour éviter une colère d’ampleur. Plus grand pour nous, les révolutionnaires, pour créer l’unité populaire qui nous manque, et qui nous permettra de mettre fin à l’exploitation, à la misère, mais également à la présence des idées réactionnaires dans la société. Nous observons attentivement le développement de ce procès et ses retombées, mais l’omniprésence réactionnaire nous sidère. Et pour cause. Ce procès risque d’être, en fin de compte, la troisième mort des victimes et une victoire sur tous les tableaux pour leurs bourreaux.
1On peut arguer que nous confondons ici Islam et origine ethnique. A un moment, il faut être sérieux et arrêter de se voiler la face (sans jeu de mot). La campagne islamophobe est une campagne raciste déguisée en débat sur la religion.