Il y a 75 ans, les troupes soviétiques pénétraient en Allemagne. Elles découvraient l’univers exterminatoire nazi. Si le système concentrationnaire était connu depuis sa création en 1933, celui-ci était placé sous le sceau du secret. Seuls ses bourreaux et quelques survivants, échappés ou libérés, avaient pu en parler. Ils n’avaient pas été crus. Ceux qui partaient dans les convois partaient vers le néant, vers la nuit et le brouillard.
Près de 4 millions de personnes ont pris ce chemin. A cela s’ajoute ceux et celles tuées par les balles, par la faim, par la maladie, par la guerre elle-même. Une poignée, un nombre minuscule en sont revenues. Nos pensées vont vers ces victimes, vers leurs proches, leurs descendants et leurs descendantes. Pour que leur voix soit entendue, pour qu’elle soit écoutée, il a fallu des années de lutte.
Révélé à la face du monde, le crime nazi est, 75 ans après, un marqueur de l’horreur absolue. Les survivants et survivantes ont dépeint un univers invraisemblable. Un univers de règles absurdes, infâmes, où les châtiments, l’arbitraire et la mort sont omniprésents. Une société parallèle, dans laquelle toutes les normes et les convenances qui caractérisent la civilisation sont abolies. Un monde mu par un objectif : rentabiliser et industrialiser la mort des êtres humains.
Les nazis ont accordé une priorité immense à ce projet. Cette priorité était si grande qu’elle justifiait la priorité des convois vers les camps d’extermination. En 1944/1945 alors que le réseau ferré était disloqué, que le combustible était rationné et que les locomotives étaient attaquées sans répit par l’aviation, les convois roulaient toujours.
Les nazis ont nourri une vision millénariste1 et eschatologique2 de leur rôle. Un rôle d’élimination de toute ce qui pourrait « corrompre » leur race. Les études sur la mentalité des élites nazies3 montrent que ces derniers s’étaient nourries d’un sentiment d’encerclement, de menace, de conspiration. Leur réponse a été le génocide.
À ce projet se sont rajoutés des intérêts très matériels, qui sont ceux qui ont permis l’arrivée au pouvoir de cette clique de bandits. La lutte contre le communisme, condensé dans la nébuleuse du judéo-bolchevisme. L’expansionnisme de l’impérialisme allemand. La volonté de devenir la puissance dominante du continent Européen, puis du monde. Ce qui a fourni la base matérielle à la machine génocidaire nazie, c’est le grand capital.
Au nom de la lutte contre le judéo-bolchevisme, en prétendant agir pour la survie de la race, le grand capital allemand et le gouvernement nazi ont conjointement organisé, froidement une élimination systématique de tout ce qui pouvait s’opposer à son ordre. En instrumentalisant les angoisses de la société allemande, les dirigeants nazis et la grande bourgeoisie allemande ont préparé le plus grand conflit de l’histoire de l’humanité.
Les nazis n’ont pas inventé la déshumanisation des cibles et des victimes. L’impérialisme et le colonialisme l’avaient fait avant eux. Le colonialisme a justifié racialement, derrière l’argument de la civilisation ou de la supériorité génétique, la domination la plus brutale. Le nazisme est à la croisée des chemins, entre l’extermination des populations en Afrique, entre l’extermination mi-raciale, mi-politique des Arméniens, entre l’application stricte du colonialisme en Europe de l’Est.
Cette filiation entre le nazisme et l’impérialisme avait déjà été dénoncée par Aimé Césaire :
« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral.
[…]
c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable.
[…]
Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique »4
Les SS se sont construits des fortunes personnelles sur le détournement des richesses, sur les vols, les extorsions et les spoliations. Mais ils n’ont pas été seuls. Les propriétés foncières et immobilières des Juifs ont été un enjeu de spéculation et d’enrichissement dans tous les pays occupés -France comprise !5
Dans chaque pays, les nazis ont pu trouver des relais pour faciliter leur travail d’extermination. L’État français, dès avant la guerre, avant la mort de la IIIe République, avait ouvert des camps de concentration pour y interner les Juifs allemands, les communistes et les combattants républicains. Sous le régime de Vichy, les autorités ont non seulement offert leur aide, mais ont même dépassé les attentes des nazis. Des fortunes se sont bâties sur ces crimes, comme celle de L’Oréal, comme celle de Coco Chanel, comme celle de Louis Renault.
Aujourd’hui, certains pays tentent de taire la réalité de cette collaboration. Les antisémites polonais, en dépit du statut de victime de ce pays, n’ont pas hésité à contribuer à l’anéantissement des juifs. La Pologne a ainsi tenté d’interdire l’évocation de cette collaboration.6
Après la guerre, à l’Ouest, les fonctionnaires nazis sont restés en place, ont continué leur travail, se protégeant mutuellement. Après une rapide épuration, il faut attendre le milieu des années 1960 pour que des procès aient lieu. D’autres nazis sans emplois ont trouvé leur place dans les services secrets, à la CIA ou dans l’organisation Gehlen. Ils étaient trop précieux, leur savoir faire trop important, pour ne pas l’utiliser contre l’Union soviétique. Dans bien des cas, les bourreaux n’ont été jugés que lorsqu’ils n’avaient plus d’utilité aux yeux de leurs nouveaux employeurs. De même, la condamnation de la collaboration étatique n’est arrivée qu’a un moment, 50 ans après, où elle ne risquait guère plus d’incriminer quelque fonctionnaire zélé.
Des individus sans scrupule ont essayé d’instrumentaliser l’existence du système concentrationnaire nazi. Les crypto-nazis comme Ernst Nolte, historien Allemand, en ont fait une réponse à la violence bolchevique. Ils ont justifié l’existence du nazisme comme le moyen de défense de la civilisation contre l’hydre communiste. Le but ultime étant à la fois de salir le mouvement révolutionnaire, mais également de réhabiliter le national-socialisme.
Quoiqu’on puisse penser du système répressif soviétique, celui-ci n’a jamais eu comme ambition d’exterminer des parties de la population. Ceux qui ont essayé d’inventer une similarité dans les moyens et dans les buts, entre les nazis et les communistes, se sont heurté au prisme de la réalité. Le système carcéral soviétique était le reflet de la lutte aiguë entre les classes sociales et de l’extraordinaire difficulté de la construction du socialisme. Surtout, même dans les moments de répression les plus violents, dont l’ampleur échappait à leurs initiateurs premiers7, le but n’a jamais été d’exterminer les individus, et ceux-ci n’étaient pas ciblés d’office en raison de leur naissance.8 Dékoulakisation ou grandes purges ont ciblé des individus en rapport à leur positionnement social ou idéologique, pas pour leur race ou leur religion.
Aujourd’hui, alors que seuls des fanatiques anticommunistes la défendent, l’assimilation entre le nazisme et le communisme est toujours influente dans la société. Elle sert souvent, par effet d’amalgame, à salir la lutte politique contre la bourgeoisie. Amalgamer l’histoire soviétique, avec ses travers et ses défaillances, et la Shoah, constitue l’un des plus épouvantables tours de passe-passe de la bourgeoisie.
Nous ne pouvons accepter que les génocides soient utilisés sans vergogne. Il est inacceptable que le souvenir du génocide Juif soit un argument pour rendre imperméable à la critique la politique d’Israël. Nous n’acceptons pas non plus ceux qui font la démarche inverse, et qui utilisent l’impérialisme et le colonialisme israélien comme une justification du génocide. Les deux sont répugnants.
D’autres, au contraire, veulent effacer le souvenir de ces crimes pour mieux les réaliser à nouveau. Les négationnistes et les révisionnistes ont encore pignon sur rue, à l’heure actuelle.
Aujourd’hui, certains rêvent toujours de faire revivre cet univers d’extermination. Aujourd’hui, des équations toute aussi inquiétantes émergent. Le paradigme de l’islamo-gauchisme prend la place du judéo-bolchevisme, occupe la même fonction. Les nuages noirs du conspirationnisme, de l’escalade militaire, de la caporalisation de la société, s’amoncellent à nouveau. Il n’existe aucune garantie qu’un nouvel orage ne se déchaîne pas.
Commémorer, ce n’est uniquement que regarder vers le passé. C’est également prendre conscience que les conditions qui ont permis à la conférence de Wannsee d’avoir lieu sont toujours réunies. Comme le disait Alain Resnais dans nuit et brouillard :
« Il y a nous, qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
1Le millénarisme, ou chiliasme, est une doctrine religieuse qui soutient l’idée d’un règne terrestre du Messie, après que celui-ci aura chassé l’Antéchrist et préalablement au Jugement dernier.
2L’eschatologie est le discours sur la fin du monde ou la fin des temps. Il relève de la théologie et de la philosophie en lien avec les derniers temps, les derniers événements de l’histoire du monde ou l’ultime destinée du genre humain, couramment appelée la « fin du monde ».
3Ingrao, C. (2011). Croire et détruire : Les intellectuels dans la machine de guerre SS. Pluriel.
4Aimé Césaire : “Discours sur le colonialisme” (1950)
5http://www.memorialdelashoah.org/evenements-expositions/expositions/archives-des-expositions/la-spoliation-des-juifs.html
6https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/loccupation-de-la-pologne-par-les-nazis-face-brillante-face-sombre
7Getty, J. A. (1994). Origins of the great purges : The Soviet Communist Party reconsidered, 1933 – 1938 (Reprinted). Cambridge Univ. Press.
8https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1993_num_65_4_6134