Que s’est-il passé en Union soviétique ?
-L’image de couverture est une photo des actualités italiennes montrant Léon Trotski visitant les ruines de Pompéi en décembre 1932-
Il est parfaitement entendable que, sur le plan strictement moral, toute idée de répression puisse apparaître comme indéfendable, comme se basant sur l’injustice, comme infligeant des malheurs à de pauvres hères. Poussé à l’extrême, le raisonnement qui vise à considérer qu’il faut éviter toute répression finit par déboucher sur le fait que, en dernière analyse, mieux vaut ne rien faire. Le bilan humain du capitalisme, dans notre pays, impérialiste, nous apparaît plus doux, plus humain, que la terrible lutte des classes poussée à son paroxysme.
C’est un fait indéniable, en apparence. Seulement il se base sur un point de vue, une nouvelle fois, d’habitant d’un pays exploiteur, dominateur. Qui plus est, possédant, notamment grâce à la lutte sociale, un nombre incroyable d’avancées sociales. Ces avancées sociales nous laissent miroiter le fait que notre situation est une situation générale, qui est, sous le capitalisme, possible d’étendre à l’ensemble de l’humanité. Or, la bourgeoisie œuvre, inlassablement, à liquider ces avancées sociales. De plus, celle-ci n’existe que parce qu’elles sont basées sur l’exploitation et la domination sanglante sur le reste du monde, tout comme sur une surexploitation des ressources naturelles.
En dernière analyse, même s’il s’agit d’un choix terrible, le rejet par principe du fait de se heurter frontalement au système capitaliste, à l’impérialisme, n’est pas seulement une capitulation. Il est, également, le fait d’accepter que la mort emporte un nombre encore plus grand de vies humaines, voir compromette la possibilité de survie de l’humanité sur Terre, uniquement dans le but de mener une hypocrite politique de l’autruche.
Il serait malheureusement naïf de croire que la bourgeoisie, en particulier la grande bourgeoisie, puisse également, d’elle-même, changer et accepter de mettre fin à l’exploitation de l’humanité et de la nature. Classe en concurrence avec elle-même, la bourgeoisie n’accepte pas de reculer d’un seul centimètre si elle considère que cela pourrait la priver d’un marché important ou d’investissements profitables. Reculer signifierait laisser la place à des concurrents et, donc, travailler à sa propre chute. De même, elle n’accepte pas de céder sous la pression populaire sans qu’elle soit contrainte, pieds et poings liés, à le faire. La loi et l’État bourgeois sont la pour garantir son ordre, et elle n’hésite pas à s’en affranchir lorsque ces cadres ne suffisent plus à la protéger. Mise au pied du mur, la grande bourgeoisie préfère « Hitler au Front Populaire ».
Le fait d’avoir perdu face à la révolution ne suffit pas à la faire désarmer et renoncer à ses désirs de retrouver l’Éden dont elle a été chassée. La lutte des classes n’est pas abolie par la révolution, elle est au contraire un point de bascule dans lequel les exploités et les opprimés prennent l’ascendant sur les exploiteurs et les oppresseurs. Mais cet ascendant ne signifie pas victoire définitive. Elle signifie au contraire exacerbation de la lutte, tant au sein du pays où la révolution a eu lieu que dans le monde.
De même, la réduction des contradictions entre campagne et ville, entre travail manuel et intellectuel, entre encadrement et exécution… ne se réalise pas d’une manière souple et douce, mais représente, là aussi, une lutte constante, exigeant une vigilance de chaque instant.
Or, l’intégralité de ces aspects, les pionniers de la construction du socialisme ont dû les découvrir et y faire face, non dans le calme et le confort d’un salon de discussion, mais dans la réalité concrète, courant à chaque instant le risque de voir s’effondrer l’intégralité de la construction.
Pourtant, malgré cela, l’histoire de l’Union soviétique n’est pas que l’histoire de sa répression. Les anticommunistes, qu’ils se revendiquent de droite ou de gauche, se sont focalisés cependant sur cette question, au point d’en faire l’un des sommets d’un triangle, dont les autres sont la misère et le totalitarisme.
Le procès d’intention : que voulait la direction de l’URSS ?
Fondamentalement, la manière dont on peut interpréter l’histoire de l’URSS et des pays socialistes dépend d’un paramètre essentiel. Ce paramètre est le fait de considérer que la direction de ces pays voulait construire le socialisme et le communisme. Il s’agit d’une question épineuse, dans le sens où elle est le plus souvent réglée par un acte de foi. Une foi qui a été, cependant, nourrie de manière savante par une Éducation Nationale aux ordres, mais également par toute une littérature anticommuniste, qu’elle soit de « gauche anti-totalitaire » ou de droite réactionnaire.
Les anarchistes, par exemple, tendent à poser une analyse idéaliste sur la question du pouvoir soviétique. Ils affirment que la direction de l’URSS se battait pour « le pouvoir ». Ce « pouvoir » reste mystique, il flotte au-dessus de la lutte des classes, il est un graal immatériel, une fin en soi, non un moyen de réaliser quelque chose.
Cette analyse manichéenne rejette, au nom du refus du pouvoir, les moyens de détruire celui de la bourgeoisie, mais, également, les moyens d’analyser les rapports de domination qui se construisent dans les lieux « autogérés ». Au nom de l’abolition du pouvoir, les formes les plus réactionnaires et les moins démocratiques de celui-ci sont acceptées comme faisant partie d’un mode de fonctionnement horizontal.
Le rejet des moyens (organisationnels) de parvenir aux fins (politiques) trahit, en réalité, le caractère profondément réformiste de l’anarchisme, qui, au mieux, voit les choses sous l’angle de l’économisme. La grève générale, en asséchant le fonctionnement de l’économie capitaliste, est censée la faire tomber en morceau et permettre à leur vision du socialisme de triompher.
Selon eux, il aurait fallu, probablement, où céder immédiatement le pouvoir au peuple tout entier, sans prendre en considération les classes sociales qui le compose et les rapports qu’elles peuvent nouer les unes avec les autres. Il aurait fallu abolir le pouvoir et sa forme d’expression, l’État. Certains défendent le fait qu’il aurait fallu revenir à de petites communautés autogérées, faisant abstraction du fait fondamental que « la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, chaque heure, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions. » (V. Lénine : La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »)). Ou alors, encore, il aurait fallu attendre de gagner la majorité de la population, que les individus changent d’état d’esprit et qu’ils soient prêts à accepter le communisme immédiat. De ce point de vue là, quel que soit la radicalité des moyens mis en œuvre – et les anarchistes de l’époque ne reculaient devant rien – ils n’en demeurent pas moins qu’en ne posant pas la question du pouvoir et de la dictature démocratique du peuple sur ses ennemis, ils sont réformistes.
Les réformistes assumées, quant à eux, rejettent, au nom de la non-violence ou du respect de la légalité, le principe de la révolution. À partir de ce moment, ils se positionnent, de facto, dans le giron d’un maintien des choses en l’état.
Ceux qui défendent le fait que Trotski ou Boukharine auraient représenté un choix nettement meilleur, ou qui accusent la direction du PC(b)US d’avoir « trahi », quant à eux, posent des questions différentes qui méritent réponse.
Celle de Boukharine s’évacue à la fois rapidement et péniblement en même temps. Rapidement car la ligne défendue par celui-ci était clairement capitularde et propre à restaurer rapidement le capitalisme en URSS. Elle était fondamentalement droitière dans le sens où elle sous-estimait les difficultés qu’il pouvait y avoir au fait de laisser les Koulaks se développer.
Le scénario Boukharine aurait été celui de l’accaparement des ressources agricoles par les Koulaks, de la hausse spectaculaire des prix, de la famine, mais, également, de la prise de pouvoir des paysans aisés. Bien que l’histoire les dépeigne comme des éternelles victimes, il est important de ne pas oublier qu’ils agissaient, agitaient la population et la paysannerie, en utilisant notamment les vieux liens féodaux qui existaient toujours, dans le but de lutter contre le gouvernement soviétique. Les travaux de M. Tauger sur la famine en URSS montre que celle-ci pointait avant la collectivisation, en 1928, du fait de l’accaparement des ressources. La collectivisation était une réponse à cette expression de la lutte des classes.
De même Boukharine aborde sans principe la question de l’ouverture aux capitaux étrangers et l’assouplissement du monopole du commerce d’État ( Trotski également partageait d’ailleurs ce point de vue. )
Dans l’esprit de celui-ci, le socialisme était déjà réalisé sous la NEP, et les classes existantes n’avaient plus d’antagonisme. De ce fait, la transition n’a plus lieu d’être. Finalement, le développement économique est réalisé par une technocratie planificatrice et la politique ne joue plus de rôle de premier plan. La question de la lutte des classe est donc remise au placard. En ce sens, il est le précurseur des révisionnistes, comme Tito, Nikita Khrouchtchev et Deng Xiaopping.
Là où l’histoire se complique, c’est sur l’activité de Boukharine après sa disgrâce. Il y a dix ou quinze ans de cela, probablement, il aurait été difficile d’avancer de manière assurée qu’il a agi dans le but de nuire à l’État soviétique et à sa direction. Aujourd’hui, une historienne comme S. Fitzpatrick reconnaît qu’il existe deux possibilités : au « pire » des cas, le gouvernement soviétique était persuadé que Boukharine agissait contre lui en employant des méthodes criminelles, dans le « meilleur » des cas, Nicolas Boukharine agissait réellement de manière criminelle contre l’État soviétique. Le scénario retenu dans Dans l’équipe de Staline (2018) étant celui de la prophétie auto-réalisatrice, à savoir que Boukharine a été poussé par sa disgrâce et sa propre croyance en son élimination a agir dans le sens d’une défense « active ». Nous reviendrons dessus dans la dernière partie de l’article.
Trotski et le défaitisme permanent.
Trotski est un cas différent. D’une part, quasiment personne ne se revendique Boukharinien et défend avec véhémence les conceptions boukhariennes, ou non consciemment. En revanche, les trotskistes existent, du moins dans les pays occidentaux, ils ont une audience et pignon sur rue quant à leurs opinions. Les manuels d’Histoire, en particulier, se sont fait l’écho de ses conceptions et ont contribué à façonner une image bohème, romantique, de Trotski.
Trotski, de plus, est pratique. Il permet d’affirmer un « communisme mais… » qui évite d’avoir à faire ce que nous faisons ici, c’est-à-dire répondre sur le fond sur le bilan soviétique. Il permet d’écarter d’un revers de la main le bilan, et de le rejeter sur la responsabilité d’un être – supposé – vil et pervers.
Le but de la brochure n’étant pas de décortiquer le programme trotskiste et ses failles, ni le fait que le mouvement trotskiste ne puisse guère s’enorgueillir de succès, mais de répondre simplement à certaines choses quant à sa position sur la question de l’URSS.
Le programme de Trotski est relativement triste, en réalité. Pour Trotski, il n’y a pas de vrai socialisme possible. La paysannerie est une masse arriérée et réactionnaire, donc seule l’ouverture économique et la technocratie peuvent permettre de tenir en attendant l’hypothétique révolution mondiale. Finalement, dans le débat avec Boukharine, il porte une vision gauchiste, surestimant les difficultés. Mais hormis cela, les deux routes se rejoignent : l’une est celle du « tout va bien, continuons », l’autre est le « tout va mal, capitulons ».
Dès 1917, il pronostique sur la défaite de la révolution : « Il n’y a aucun espoir que la Russie révolutionnaire, par exemple, puisse tenir face à l’Europe conservatrice. » (Programme de Paix, 1917). En 1926, il disait encore : « Il était clair pour nous que la victoire de la révolution prolétarienne est impossible sans la révolution mondiale internationale. » (Discours à la XIVe conférence du PC de l’URSS). En clamant qu’il est impossible de pouvoir réaliser le socialisme et la révolution sans la révolution mondiale, Trotski, finalement, annonce qu’il faut abandonner.
D’autres exemples parsèment ses ouvrages, tandis qu’il ne finit par reconnaître son erreur – si l’on peut dire – qu’en 1939, dans le programme de transition, qui marque l’apothéose de sa transformation en réformiste.
Au moment de la NEP, dans un pamphlet servant à attaquer Zinoviev et Kamenev, il résume la question du développement économique de l’URSS, dans Le cours nouveau, à « une connaissance des conditions du marché et des prévisions économiques justes ». La question de la collectivisation lui échappe d’ailleurs au point qu’il la qualifie de « débat littéraire ». Dans les faits, il ne l’a jamais prônée.
Une certaine historiographie, conciliante, lui vaut d’être considéré comme la victime d’une terrible cabale de la part de Staline, présenté comme un être terrifiant. Ironie de la chose, lorsque, à la suite de la publication de son pamphlet, il est menacé d’exclusion par Zinoviev, c’est Staline qui s’oppose à cela.
Mais la raison fondamentale de son exclusion revient tant à l’irrespect forcené qu’il pouvait avoir, lui et sa clique, pour les statuts du Parti tant qu’à ses déclarations putschistes formulées en mai 1927, dans laquelle il déclare notamment qu’en cas de guerre, le rôle des révolutionnaires serait de renverser le gouvernement pour assurer la défense de la révolution. (Dans la plate-forme des 83). Même depuis l’exil, Trotski a persévéré dans sa condamnation de tout ce qui touchait à la construction du socialisme en URSS. Cela mérite également qu’on s’y attarde un moment.
Trotski avait analysé l’existence d’une crise, dite crise des ciseaux. Elle se caractérise par l’accroissement entre l’augmentation des prix des productions industrielles et la baisse des prix des denrées agricoles. Les Koulaks, qui étaient les seuls paysans à bénéficier de surplus agricoles appréciables, thésaurisaient leurs grains tant que les prix restaient bas, menaçant les villes de ne plus être alimentées. D’autant que l’industrialisation du pays demandait une hausse de la population urbaine, donc demandant des surplus conséquents pour alimenter les villes.
Trotski stigmatisait les Koulaks dès 1924, c’est en ce sens qu’il s’est forgé une réputation «de gauche ». Mais la réalité est qu’il a jugé tous les paysans sous cet angle là, en ne leur accordant pas le moindre crédit. L’élégant Trotski était particulièrement acerbe quant il s’agissait de pourfendre le « moujik ». Dans « Bilan et perspectives » Trotski s’exprime ainsi « Il n’importera guère que la paysannerie le fasse [Se rallier à la démocratie ouvrière] avec un niveau de conscience pas plus élevé que lorsqu’elle soutient le régime bourgeois. » tandis que dans la préface qu’il s’écrivait en 1922 (charité bien ordonnée…) à son ouvrage 1905, il écrivait : « l’avant-garde prolétarienne devrait, dès les premiers jours de sa domination, pénétrer profondément dans les domaines interdits de la propriété aussi bien bourgeoise que féodale. Cela devait l’amener à des collisions non seulement avec tous les groupes bourgeois qui l’auraient soutenue au début de sa lutte révolutionnaire, mais aussi avec les larges masses paysannes dont le concours l’aurait poussée vers le pouvoir. Les contradictions qui dominaient la situation d’un gouvernement ouvrier, dans un pays retardataire où l’immense majorité de la population se composait de paysans, ne pouvaient trouver leur solution que sur le plan international, sur l’arène d’une révolution prolétarienne mondiale. »
A ses yeux donc, l’alliance promue pas Lénine entre les ouvriers et les paysans ( « je m’opposais à la formule « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », car elle avait, selon moi, le défaut de laisser en suspens la question : à laquelle de ces deux classes appartiendra la dictature réelle. » La révolution permanente.) est une chimère qui ne peut tenir. Son mode de résolution de la question paysanne est d’ailleurs brutal. Il est sous l’action d’expéditions punitives, de la soumission et de l’écrasement de la paysannerie, dont Trotski semble se délecter au plus haut point.
En dernière instance, ni Boukharine, ni Trotski n’ont une analyse de classe de la question paysanne. L’un la voit tout entière comme une amie, l’autre comme un magma hostie qu’il faut dompter par la force.
Cependant, après sa défaite, il avait prédit que Staline, en tant qu’ « agent des bureaucrates et des Koulaks », maintiendrait la NEP. Dommage. L’historienne américaine Sheila Fitzpatrick décrit ainsi ce que fit Staline du pouvoir, une fois que les fractions furent liquidées « Que faire du pouvoir ? La réponse de Staline fut simple et surprenante : la révolution. » (P. 67 Dans l’équipe de Staline, 2018). La collectivisation, lancée par le gouvernement soviétique, sous le nom de « Grand Tournant » a ainsi dérangé les plans du théoricien. Or, les conditions et la situation de 1929 n’étaient plus ceux de 1924. La situation était mûre du fait du développement de la lutte des classes.
Car la collectivisation est une affaire de lutte des classe. Trotski, de ce point de vue, s’est contenté de la peindre comme un hold up bureaucratique.
Ironiquement, lorsque Staline adopta la collectivisation, donc, dans une certaine mesure le fond du programme de Trotski, celui-ci, pour persister dans son rôle d’éternel chef de « l’opposition », s’est mis à adopter les positions de Boukharine : dissoudre les kolkhozes et les sovkhozes. Même l’historien trotskiste Isaac Deutscher reconnaît sans peine que « les différences entre les bolcheviks de droite et de gauche s’estompaient et s’oblitéraient. » (The prophet outcast, 1963) Soudain, l’apôtre de l’industrialisation à marche forcée s’est converti a une transition réformiste et pacifique entre le capitalisme et le socialisme. Pour reprendre une nouvelle fois les mots de I. Deutscher « Quand il envisageait les problèmes soviétiques intérieurs, l’auteur de la ‘révolution permanente’ était en un sens un réformiste. ».
Cela ne signifie pas que la collectivisation se soit faite sans erreurs et sans à-coups, erreurs sur lesquelles les continuateurs de la construction du socialisme, que cela soit en Albanie ou, surtout, en Chine, se sont exprimés.
Cependant, ces problèmes ne sont pas une réfutation de la nécessité de celle-ci et de la possibilité de la réaliser. Mais Trotski avait déjà, alors, changé son fusil d’épaule. De même, la question de la planification lui apparaît désormais hérétique. « si l’on se propose de construire la société socialiste à l’intérieur de limites nationales, cela signifie qu’en dépit de succès temporaires on freine les forces productives, même par rapport au capitalisme. C’est une utopie réactionnaire que de vouloir créer dans le cadre national un système harmonieux et suffisant composé de toutes les branches économiques sans tenir compte des conditions géographiques, historiques et culturelles du pays qui fait partie de l’unité mondiale. Si, malgré cela, les créateurs et les partisans de cette doctrine participent à la lutte révolutionnaire internationale (avec ou sans succès, c’est une autre question), c’est parce qu’en leur qualité d’éclectiques incorrigibles, ils unissent, d’une façon purement mécanique, un internationalisme abstrait à un socialisme national utopique et réactionnaire. » (La révolution permanente.)
« L’exemple d’un pays arriéré qui, par ses propres moyens, aurait réussi à établir une puissante société socialiste dans l’espace de plusieurs « plans quinquennaux » porterait le coup de grâce au capitalisme mondial et réduirait au minimum, presque à zéro, les frais de la révolution prolétarienne mondiale. (La révolution permanente) Il est amusant de voir que sous Trotski pointe Nikita Khrouchtchev et sa conception de la coexistence pacifique.
Incapable d’analyser les choses de manière correcte, Trotski est resté dans une condamnation de l’URSS, mais sans jamais pourvoir l’expliquer. Après la collectivisation, son obsession personnelle de Thermidor ne peut plus trouver sa base dans la question des koulaks. (« Le problème de Thermidor et du bonapartisme est dans son essence le problème koulak » (Lettre à Boris Souvarine, 1929))
La solution de la condamnation est donc celle de la bureaucratie. Mais qu’est-elle ? Est-elle comme il le dit à un moment, au-dessus de la lutte des classes ? Est-elle bourgeoise ? Est-elle une déformation prolétarienne ? Les différentes chapelles du trotskisme ont chacune saisie la question avec les variantes qu’on peut retrouver encore aujourd’hui. Dans L’État ouvrier, Thermidor et bonapartisme, elle est « un instrument mauvais et coûteux – de l’État socialiste ». Plus tard, à la fin de sa vie, il en fait un outil de la restauration du capitalisme, tout en disant que la « contre-révolution stalinienne » l’a déjà réalisée… Plus probablement, il n’en sait rien.
Tout le monde était contre la bureaucratie. En revanche Trotski ne cachait pas son amour pour les experts bourgeois, militaire comme civils. L’anti-bureaucrate forcené ne voyait pas dans la question de l’expert une question de classe. Probablement, car il en faisait lui aussi partie, que cette atmosphère bourgeoise l’entourait.C’est là où se porte aussi un regard de classe, qui résonne principalement dans l’œuvre narcissique qu’est ma vie.
Il y voit les bureaucrates comme des êtres ignares, grossiers, incapables et sales. Il ne portait d’ailleurs pas un regard différent sur Staline, qualifié de grossier, d’inculte. Aujourd’hui, le regard de l’avocat sur le prolétaire Géorgien serait-il défendu de la même manière ? Ce fond culturel persiste dans la manière dont, après avoir jeté par-dessus bord les tentatives d’analyse de classe, démenties par la réalité, Trotski s’est déshonoré définitivement en recourant à l’ad hominem.
Incapable de pouvoir porter un regard sur l’URSS, il s’est réduit à végéter dans l’alpha et l’oméga du trotskisme: se vouer à sa destruction. S’il n’a su rallier quiconque parmi les délégués, si même la plupart de ses alliés ont fini par le lâcher, c’est uniquement car ses thèses ont été débattues et battues.
Pour clôturer sur cette question, Trotski (et les trotskistes d’une manière générale) sont allé chercher des appuis là où ils le pouvaient à l’époque des années 1930 et dans l’après-guerre. Ce n’était pas là où le progressisme se montrait le mieux loti. Dans l’âge de la Révolution permanente une anthologie de Trotski, Isaac Deutscher rapporte ce que celui-ci écrivait en 1940.Trotski changeait une nouvelle fois son fusil d’épaule pour, premièrement, prendre un discours humaniste petit-bourgeois : « Le socialisme n’aurait aucune valeur s’il n’apportait non seulement l’inviolabilité juridique, mais aussi la pleine sauvegarde des intérêts de la personnalité humaine. Le genre humain ne tolérerait pas une abomination totalitaire sur le modèle du Kremlin. »
Anticipant, cette fois, Furet et Courtois, il qualifiait les États fascistes et les Etats socialistes de « phénomènes symétriques ».
En 1940, dans un article posthume publié par la IVe internationale, il écrivait « Contre l’ennemi impérialiste, nous défendrons l’URSS de toutes nos forces. Mais les conquêtes de la révolution d’Octobre ne serviront le peuple que si celui-ci se montre capable de traiter la bourgeoisie stalinienne comme autrefois il traita la bureaucratie tsariste et bourgeoise ». Donc comme un ennemie de classe, face auquel il faudrait employer le défaitisme révolutionnaire.
En 1937, il écrivait « Le besoin historique brûlant d’une direction révolutionnaire assure à la IVe internationale des rythmes de croissance exceptionnellement rapides de développement. » Kostas Mavrakis, dans Du Trotskysme, ajoute : « Trotsky n’avait pas tort d’établir un lien entre le développement rapide de la IVe et le besoin d’une direction révolutionnaire. Ses disciples actuels nous permettront de raisonner comme lui mutatis mutandis et de conclure, de la faiblesse persistante de leur mouvement depuis trente ans [50 maintenant], à son incapacité d’offrir le type de direction requis pour les masses révolutionnaires. »
Or, avec le Programme de Transition, c’est l’inverse qui a été développé. Dans cet ouvrage, Trotski apporte finalement sa pierre finale à l’édifice trotskiste : il renonce à l’idée de révolution. Toujours avec cette absence de confiance dans les masses, particulièrement dans leur capacité à se saisir des questions politiques, Trotski élabore le fait que les révolutions ne sont pas possibles telles qu’elles.
Il faut donc apporter une étape supplémentaire, réformiste et économiste. Si les masses voient que les revendications économiques sont irréalisables sous le capitalisme, supposément elles poseront la question du pouvoir. Le rôle des trotskistes est donc d’avancer ces revendications impossibles. Il est vrai que l’expérience des mouvements sociaux font naître la réflexion politique – l’exemple actuel le prouve – mais, à la différence du léninisme, le trotskisme considère qu’il ne faut pas porter l’explication politique, mais rester sur le terrain économique. En cela, le trotskisme est réformiste, mais également réactionnaire, car il s’oppose à la prise de conscience des masses et, au contraire, vise à les tirer en arrière.
C’est ce qui explique les programmes syndicaux des partis trotskistes, encore aujourd’hui, et la plaisanterie pour ces organisations de se revendiquer de la gauche révolutionnaire.
Cette conclusion à deux conséquences : 1) comme il faut qu’un programme économiste triomphe, les élections sont envisageables comme stratégie et non comme tactique. 2) comptant sur l’échec prévu des revendications économistes, les trotskistes se font, même à leur corps défendant, les agents du désespoir chez les masses, chez qui l’échec amène le plus souvent à se reporter sur le vote plus que sur la lutte. Les trotskistes, de gauchistes, finissent par devenir des apôtres de l’alternance politique.
Au regard des conceptions défendues par les critiques contemporains de l’URSS, nous pouvons nous intéresser au fondement de la ligne suivie par la direction soviétique.