100 millions sinon rien. Partie 4

Nous assumons tout.

Poser la question cruciale du bilan, notamment humain, des expériences socialistes, est un sujet particulièrement complexe. Il impose de passer par un certain nombre de préalables fondamentaux. Faire l’impasse sur ces points ne peut qu’amener à des conclusions absurdes, comme celles que propose l’introduction du Livre Noir. Celle-ci est un exemple type de malhonnêteté. Elle est base sur l’amalgame de données imbéciles (les morts liés à l’opération Barbarossa imputés au bilan de Staline), sur une exagération constante des chiffres, mais aussi sur des principes douteux de « meurtres au second degré », allant jusqu’à intégrer les « enfants à naître » dont les parents ont été « tués » pour gonfler les statistiques. Mais surtout, la méthode de recherche consiste à traiter de manière intégralement isolée du reste du monde la question de la répression.

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, en prenant uniquement l’exemple de la France impérialistes, nous nous rendons vite compte que le bilan humain n’est pas forcément à l’avantage du « monde libre et démocratique ».

Quoiqu’en disent les historiens et historiennes actuelles, l’histoire du communisme n’est pas un sujet neutre. Écrire sur les expériences socialistes revient à prendre position sur elles, sur leur légitimité, sur leurs succès, leurs réussites, leurs erreurs et leurs échecs. Elle revient également, et ce, à leur corps défendant parfois, à prendre position dans une bataille idéologique et sociale. Or, quoiqu’en disent ceux qui proclament le communisme comme mort et enterré, cette bataille demeure, à l’échelle mondiale, tout aussi vivante et brûlante qu’il y a un siècle.

En témoigne la réaction de M. Lecaussin, dans son article, horrifié par le risque (in fine surestimé) de voir un candidat PCF dépasser les 5% aux élections électorales.

Or, la neutralité, dans la lutte des classes, est impossible. Les historiens et historiennes jouent un rôle dans cette lutte. Mais la transmission, la vulgarisation et l’enseignement en joue un autre. Cette histoire-là, elle, est à charge. Elle n’est d’ailleurs pas l’apanage de la bourgeoisie de manière exclusive. La « gauche anti-totalitaire » la retransmet également sans vergogne. Diffuser les écrits du tsariste antisémite Soljenitsyne leur pose moins de cas de conscience que de diffuser les écrits marxistes, léninistes, ou maoïstes. Par un « étrange » phénomène, les trotskistes parviennent d’ailleurs souvent à se faire une place dans ces librairies libertaires, tout comme dans les bonnes grâces des rédacteurs de manuels scolaires.

L’histoire telle qu’elle est apprise, telle qu’elle est diffusée, pose certains problèmes supplémentaires.L’ Le sensationnalisme, tout d’abord. Il faut vendre, et il est plus facile de vendre sur la base de couvertures dignes du Nouveau Détective que sur la base d’une analyse critique.

La seconde est le fait que l’enseignement de l’Histoire répond à une commande de la part de l’État, où le caractère d’enseignement civique est retenu avant tout. L’histoire des expériences socialistes est utilisée comme un repoussoir pour permettre de faire adhérer aux valeurs républicaines et démocratiques de l’occident capitaliste. L’apprentissage de l’Histoire, qui créé un référentiel commun de valeurs et de conceptions communes, est conçu, là aussi, comme une machine anticommuniste.

Mais, malgré cela, la vérité finit par remonter.

D’un point de vue de données statistiques, il est nettement plus facile de couper court aux spéculations sur l’Union soviétique que sur tout autre État socialiste. C’est pour cette raison, et uniquement pour cette raison que nous nous focalisons sur celle-ci. Nous pouvons défendre politiquement la Chine, l’Albanie, ou d’autres, mais nous ne pouvons pas nous appuyer sur la même littérature, sur une quantité d’écrits aussi développée.

En vérité, l’ouverture des archives a été un coup particulièrement dur, mais pas pour ceux auquel il était possible de s’attendre. L’école historiographique totalitaire a été celle qui a subi de plein fouet la révélation de ses trucages. Au contraire, l’historiographie sociale, mais aussi l’historiographie anti-révisionniste, en est, au contraire, sortie renforcée. Aujourd’hui, un grand nombre de mythes se dissipent.

Empêtrés dans leurs mensonges, ces « historiens-propagandistes » ne pouvaient se renier. Ils ont alors accusé les preuves. Ainsi, Robert Conquest, l’un des grands architectes de cette thèse, s’est empressé de dénoncer ces archives comme truquées. Alexandre Soljenitsyne s’est placé à sa suite.

Pourtant, près de trente ans après cette ouverture, force est de constater qu’il n’est plus possible d’ignorer ces chiffres. Prenons le temps de les connaître.

Les véritables chiffres

D’après Les victimes de la répression pénale dans l’U.R.S.S. d’avant-guerre : une première enquête à partir du témoignage des archives, écrit en 1993 par J. Arch Getty ; Gábor T. Rittersporn et Viktor N. Zemskov, les chiffres de la répression sur la période de 1921-1953, soit 32 ans, se présentent de la manière suivante : 799,455 exécutions et 1,473,424 décès. Il est important de souligner que la moitié des décès (560 000 environs) se produit durant les trois années terribles : 1941-1944, pendant lesquelles l’Union soviétique perd 27 millions de citoyens et de citoyennes face à l’invasion par la coalition dirigée par l’Allemagne nazie. À cette date, le taux de mortalité annuel est d’environ 17% par an. Ce chiffre est énorme, mais il est le reflet de la situation terrible de l’URSS à l’époque. Les autres années, le taux de décès reste aux alentours des 3%. L’ensemble amène le bilan du système carcéral soviétique à 2,272,879 personnes. Nous sommes loin des 7 millions de fusillés avancés par Anton Antonov-Ovseenko par exemple.

D’autres aspects, comme la famine de 1921, celle de 1930 ou de 1947 posent des questions. Les réponses statistiques, là, sont difficiles à fournir. Toujours est-il que les chiffres ont dégonflé. Ils ont été revus de plusieurs fois à la baisse.

Ces chiffres, surtout avant leur « dégonflage » ont été utilisés comme un fer de lance pour criminaliser le communisme. Ce n’est pas un hasard que des organisations d’extrême-droite comme « Jeune Nation », aujourd’hui dissoute, les aient affichés longuement. D’une part, ils servaient à dissuader de soutenir le communisme. D’autre part, ils ont été utilisés pour réhabiliter, en catimini, le fascisme et le nazisme. Ainsi, les fascistes ont insisté sur le fait que le nazisme ait tué « 6 millions de personnes », tandis que « Staline » en aurait tué 30 ou 40. Non seulement cette bataille des chiffres est stupide, mais elle est malhonnête.

Le bilan du communisme utilisé pour défendre le nazisme.

Elle est malhonnête car elle essaie de comparer deux choses qui ne sont pas comparables. Cette question a été le centre de l’Historikerstreit, la querelle des historiens Ouest-Allemands. Ce débat, à la base sur la question de l’exceptionnalité de la Shoah s’est porté par la suite sur une série d’autres questions. Ernst Nolte, historien allemand, avait ainsi lancé une thèse incendiaire, portée notamment par les milieux ultra-conservateurs, jusqu’aux néo-nazis. Cette thèse stipulait que le régime nazi n’avait été qu’une simple réaction au « meurtre de classe » orchestré par le communisme. « Auschwitz […] était avant tout une réaction engendrée par les événements destructeurs de la révolution russe […] la soi-disant extermination des juifs sous le Troisième Reich fut une réaction ou une copie déformée et pas l’acte premier ou un original. meurtre»

Le but final de la démarche étant, on le conçoit assez aisément, de commencer par mettre sur le même plan le régime soviétique et le nazisme, puis, par la suite, pour réhabiliter le second. Nolte s’est retrouvé appuyé par le président américain Ronald Reagan, qui, le 18 avril 1985, présenta 49 Waffen-SS, tués par les Soviétiques au combat, comme des victimes du communisme. À cela s’est adjoint, également, un brûlot du trotskiste Jörg Friedrich Der Brand. Deutschland im Bombenkrieg 1940-1945 (trad. Fr. l’Incendie. L’Allemagne sous les bombes, 1940-1945), lequel mettait sur le même plan Alliés et nazis, dans un éternel retour au « Ils se valent » de 1944.

En France, ce sont des renégats du communisme, François Furet et surtout Stéphane Courtois, qui se sont fait les apôtres de cette thèse. Dans le Livre Noir, Stéphane Courtois se permet ainsi d’écrire : « La mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien […] « vaut » la mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie. »

Ce qu’omettent de préciser ces propagandistes, est que, à l’exception des victimes directes de la répression (les 799,455 exécutions, nous verrons postérieurement le contexte dans lequel elles ont eu lieu), a aucun moment le but du régime soviétique fut de tuer. Aujourd’hui, il n’existe plus d’historien sérieux qui puisse affirmer, sans flancher, que l’intention de commettre un « génocide » qu’il soit « de classe » ou « national » ait été au centre de la collectivisation, des purges, ou des situations de famine. Même Nicolas Werth, qui reste lié, par son passé, à un certain paradigme totalitaire, se contente d’un « plutôt oui. » (L’histoire de l’URSS)

De l’autre côté, nombre de démographes et d’historiens, français ou américains, rejettent désormais cette idée, et la renvoient dans le rayon des fantasmes anticommunistes. La vérité étant qu’un pensionnaire du Goulag, quelles que soient les conditions, avaient des chances nettement supérieures de survivre, d’être libéré et d’être réintégré dans la société soviétique.Dans Le stalinisme au quotidien, rédigé en 2002, Sheila Fitzpatrick consacre d’ailleurs une partie de son ouvrage à ceux qui étaient réhabilités. Dans le même temps, le démographe Alain Blum, dans Naître, vivre et mourir en URSS (2004), évoque cela d’une manière laconique, disant en substance « A ne vouloir parler que des morts, on en oublie les vivants. »

Mais que signifient les chiffres ? Il est toujours désolant de présenter un bilan humain. Qu’il soit passé de 7 millions à 800 000 n’y change rien. Il ne le rend pas plus, en termes numéraires, justifiable. Il serait de dix fois moins qu’il serait tout aussi impératif de l’expliquer.

Mais la question est, en premier lieu, politique.

Elle pose la question de savoir pourquoi ce bilan humain a-t-il été lourd. Elle pose la question, également, de savoir s’il pouvait en être autrement. Le fait de tout assumer signifie aussi devoir aussi dire quand des erreurs ont été commises, quand des fautes, des insuffisances, des travers sont apparus. De savoir dire pourquoi ces travers ont parfois été payés injustement, par des fleuves de sang.

Ultimement, ces expériences n’ont pas débouché sur une victoire. Ni l’URSS, ni la Chine, ni l’Albanie ou d’autres ne sont parvenues à franchir l’étape de la construction du socialisme.l’ Elles sont pourtant allées plus loin que toutes les utopies et que toutes les rêveries sur le chemin de l’émancipation de l’humanité.

Expériences improvisées, elles ont dû faire face à des questions qui n’avaient jamais été envisagées auparavant. Elles ont donc dû expérimenter des voies pour permettre de progresser, non pas dans un environnement neutre, mais bien dans une hostilité internationale, dans une lutte des classes intense, avec une population qui, dans une large mesure, aspirait grandement à mener une vie normale et calme. Les difficultés ont été immenses : passer d’une organisation conçue pour la révolution à une organisation pour administrer un pays, faire face aux questions du développement économique, à la production, à la distribution…Combattre aussi les tentatives de restauration, l’inertie, la tendance à ce que le Parti se mue en petites chefferies… etc.

Il nous appartient de les regarder en face pour comprendre comment et pourquoi ces échecs sont apparus. Aujourd’hui nous le faisons en portant un regard sur la question de l’Union soviétique.

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