L’heure de Taïwan est-elle venue ?

2 août 2022, la visite de Nancy Pelosi, Présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, à Taïwan a mis le feu aux poudres. En rétorsion, la marine de guerre de la République Populaire de Chine a annoncé une série de manœuvres, démonstration de force de ses nouvelle capacités. Depuis, Taïwan a également initié une série d’exercices à munitions réelles. Le Pacifique va t-il s’embraser ?

Tandis que l’Europe a son regard tourné vers une guerre en Ukraine qui n’en finit pas de stagner, les véritables enjeux mondiaux sont ailleurs. La Russie, en dépit de ses prétentions à jouer un grand rôle international, n’a tout simplement pas les moyens de sa politique. Bien que faisant partie des « émergents », les BRICS, qui contestent la suprématie occidentale sur le monde, elle y a une place atypique. Son profil n’est pas celui des autres. Elle n’est pas une de ces puissances dynamiques montantes qui sont appelées à être les poids lourds de demain. En dépit d’un développement certain au cours du début du XXIe siècle, elle reste une puissance au devenir incertain. Son déclenchement de la guerre, basé sur un mauvais calcul, a montré de désintérêt du monde pour les affaires européennes mais a aussi liquidé le capital diplomatique accumulé par Poutine.

En réalité, le véritable enjeu de la scène mondiale est ailleurs. Il est dans l’affirmation de la Chine sur la scène internationale. Cette affirmation menace la suprématie des USA dans les affaires mondiale et consacre la désoccidentalisation progressive du monde.

Sortir du siècle des humiliations

La période entre 1839 et 1949, est, pour la Chine, le « siècle des humiliations » (Bǎinián Guóchǐ, les cents ans d’humiliations). Elle est passé d’une puissance que se percevait comme le centre du monde à celui d’un gâteau allègrement découpé en tranches par les puissances coloniales. Ce siècle est marqué par une longue liste de conflits : guerre de l’opium (1839-1842 ; 1856-1860), les traités inégaux, la guerre franco-chinoise (1884-1885), la première guerre sino-japonaise (1894-1895)… il ne se clôture qu’avec la fin de la guerre civile chinoise (1927-1949). Ces humiliations jouent un rôle extrêmement fort dans la conception du monde qu’ont les dirigeants chinois. Durant la période pendant laquelle Mao est le personnage central de la Chine (1949-1976), la Chine est principalement préoccupée par ses affaires intérieures, en dépit de sa participation à la guerre de Corée (1950-1954). La Chine considère celle-ci comme une victoire pour avoir repoussé les forces des USA et de l’ONU.

L’effacement de Taïwan au niveau international

L’entrée de la Chine dans l’échiquier international se fait avec la visite du secrétaire d’État américain Kissinger puis de Nixon en 1972. Elle consacre une autonomie géopolitique nouvelle, en se plaçant dans une relation triangulaire avec l’URSS et les USA. La période, marquée par des tensions frontalières avec l’URSS, avait poussé la Chine à respecter un adage : « négocier avec l’ennemi lointain pour combattre l’ennemi proche. »

Cette politique est, bien-sûr discutable au regard de ses résultats finaux, mais elle était jugée seule à même de permettre une nouvelle émergence. Les USA ont alors appuyé la demande de la Chine Populaire d’être considérée comme la « vraie Chine » aux yeux du monde. Cela lui a octroyé un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU. Après la mort de Mao, l’arrivée de Deng Xiaopping au pouvoir accentue cette évolution. Un bouleversement a lieu : alors que la Chine Populaire avait constamment priorisé une conception idéologique de sa diplomatie, avec un soutien au mouvement révolutionnaire international, la nouvelle équipe développe une stratégie plus classique. C’est l’intérêt national qui prime désormais, évolution illustrée par l’intervention contre le Vietnam en 1979.

Deng Xiaopping, conscient de la faiblesse de la Chine à l’heure actuelle, avait temporisé les questions relatives à Hong Kong et à Taïwan. Xi Jinping, quant à lui, s’encombre moins de ces prudences. Si le temps joue pour la Chine, celle-ci se renforçant progressivement, il semble penser que l’heure est venue d’avancer ses pions sur un échiquier mondial. Pour Ryan Kilpatrick, Taiwan est une obsession car sa reprise signifierait la fin de cet arc narratif des humiliations.

« Une Chine mais différentes interprétations »

Depuis l’extérieur, la situation est surprenante. L’île de Formose est le seul territoire administré par les nationalistes du Kuomintang (KMT) depuis leur fuite en 1949, après leur défaite durant la guerre civile. Jusqu’ici les choses sont simples. Mais ni le Parti Communiste, qui administre le République Populaire, ni le KMT, qui dirige la République de Chine ne considère qu’il existe une véritable séparation. Sur le principe, le KMT et le PCC sont d’accord pour considérer qu’il n’existe qu’«une Chine mais différentes interprétations » de celles-ci. C’est ce qu’on nomme le consensus de 1992. Cela signifiait que l’un et l’autre des partis estimait que la Chine est unique, mais qui ce qui est déterminant est la force qui le dirige.

Etant donné la disproportion entre les deux, les kuomins ont renoncé dans leur quête irréaliste d’une réunification sous leur égide. Ce n’est pas le cas du PCC, pour qui la séparation reste une anomalie historique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, des discussions existent donc entre les deux pour une réunification, avec des ouvertures proposées par la RPC sous la forme d’ « un pays, deux systèmes », à l’image de Hong Kong. Il faut néanmoins être réaliste : malgré une imbrication économique importante, l’autonomie économique de Taïwan fait qu’une réunification se traduirait certainement par une digestion par la RPC. De même, du fait de la séparation entre les deux, on peut s’interroger sur l’existence d’une nation taïwanaise.

Sur l’île convoitée, le parti KMT reste officiellement fidèle au consensus. S’il était le parti unique durant la dictature (il n’existe pas d’opposition avant 1986, ni d’élection libre avant 1996), il ne l’est plus. Il a perdu les élections à plusieurs reprises, face à de nouveaux concurrents tels que le Parti démocrate progressiste. Le PDP accède au pouvoir entre 2000-2008 puis après 2016, se déclare, lui, opposé au consensus de 1992. Selon Tsai Ing-wen, présidente de Taïwan, l’île est de facto un pays indépendant.

La politique brusquée de Xi Jinping envers Hong Kong a contribué à effrayer les taïwanais, qui rejettent de plus en plus ce consensus. Pourtant, elle ne proclame pas son indépendance, qui serait perçue comme une provocation par Beijing. Toute expression de reconnaissance de Taïwan comme un Etat indépendant est ainsi combattue tant par le KMT, dans l’opposition politique, que par la Chine Populaire. Ainsi, un appel passé par Tsai-Ing-wen à Donald Trump, lors de son élection, a été perçu comme une reconnaissance implicite de Taïwan, et a entraîné des sanctions.

Exemple récent, la WorldPride Taïwan 2025 organisée par l’InterPride. Elle devait normalement initialement mentionner le nom de Taïwan, qui héberge l’événement. Or, l’InterPride a décidé unilatéralement de le renommer «WorldPride Kaohsiung». Le but était d’éviter une ostracisation par la Chine, qui reste frileuse à toute mention pouvant être implicitement prise pour une reconnaissance. Vexé, Taïwan a annulé l’événement en déclarant : «Taïwan regrette profondément qu’InterPride, sur des considérations politiques, ait rejeté unilatéralement le consensus auquel les deux parties étaient parvenues et ait rompu une relation de coopération et de confiance», a réagi le ministère taïwanais des Affaires étrangères dans un communiqué vendredi. « Non seulement la décision ne respecte pas les droits et les efforts assidus de Taïwan, mais elle nuit également à la vaste communauté LGBTIQ+ d’Asie». Taiwan, qui est le premier pays de la région à autoriser le mariage homosexuel, a annoncé son retrait de cette coordination.

Pourquoi cette obsession ?

L’obsession de la Chine pour Taïwan est un miroir de celle des USA pour cette région. Puissance dominante depuis 1991, maîtresse du sea power, les USA sont cependant conscients de leur déclin relatif. L’affaiblissement américain les laisse penser que, à un moment toujours plus proche, ils ne seront plus les numéros 1 mondiaux. Il en résulte une tension extrêmement forte et une tendance à vouloir éliminer les menaces. C’est ce que Graham T. Allison nomme « le piège de Thucydide », en référence à la lutte entre Sparte et Athènes. Naît alors une volonté de construire un cercle d’acier contre les menaces, en particulier celle qui émergent des puissances continentales. C’est ce que le juriste nazi Carl Schmitt illustrait par la « lutte entre l’ours et la baleine ».

Pour la Chine, la question de l’enclavement est vitale. Malgré sa façade maritime importante, elle ne possède pas de réel accès à la haute mer. Les îles qui l’entourent sont souvent occupées par des gouvernements jugés hostiles, et hébergent des troupes américaines. C’est un enjeu vital pour la Chine, laquelle est très dépendante de l’étranger, à l’inverse, fait étonnant, des USA (qui ont une quasi autonomie énergétique grâce à leurs investissements dans les hydrocarbures non conventionnels et dans les échanges avec le Canada, qui est leur fournisseur n°1). Elle ne peut donc dépendre du bon vouloir d’États incertains.

L’accès libre à l’océan mondial, la possibilité de mener une politique indépendante, de pouvoir projeter ses forces et de sécuriser ses lignes de ravitaillement passe alors par deux stratégies complémentaires : une stratégie terrestre, avec les Nouvelles Routes de la Soie, et une stratégie de briser l’encerclement maritime.

Formose, les îles Spratleys, les Philippines, le Japon, Bornéo, Singapour sont considérés comme le premier cercle. Le second cercle, océanique, est celui de l’Indonésie, des Mariannes et de l’ensemble des îles qui ont permis à Nimitz de mener ses « sauts de puces » vers le Japon pendant la guerre. Pour la Chine, la neutralisation de cet espace et la possibilité d’enfoncer des coins dans le blocus sont des questions stratégiques pour l’avenir.

La Mer de Chine : un espace saturé

Toute action entraînant une réaction, la montée en puissance chinoise a entraîné la formation d’alliances : Quad (2007) entre les USA, l’Australie, le Japon et l’Inde, et depuis 2021, l’AUKUS (Australie, UK, USA). S’ajoute à cela des politiques spécifiques de protection du Japon ou de Taïwan par les USA. Contrôler Taïwan est comme soutenir la Corée du Nord : cela créé un espace tampon entre la République Populaire de Chine et les forces stratégiquement ennemies.

La déclaration de Nancy Pelosi est illustrative : « Nous entreprenons ce voyage à un moment où le monde est confronté à un choix entre l’autocratie et la démocratie. Alors que la Russie mène sa guerre préméditée et illégale contre l’Ukraine, tuant des milliers d’innocents — même les enfants – il est essentiel que l’Amérique et nos alliés indiquent clairement que nous ne cédons jamais aux autocrates. » Elle amalgame Russie et Chine dans un axe unique, celui des régimes autoritaires, auquel devrait répondre l’alliance des puissances démocratiques. La ligne Joe Biden est hypocrite à plus d’un titre. D’une part, elle oublie tout l’appui que peuvent fournir les occidentaux à des régimes dictatoriaux ou ultra réactionnaires, notamment les pétromonarchies. De l’autre, les USA essaient d’employer cette diplomatie de la morale pour obtenir un levier d’entraînement et pousser le reste de l’Occident à appuyer le maintien de la domination US sur le Pacifique. Elle est aussi une prophétie autoréalisatrice, poussant la Russie et la Chine à surmonter leurs différences et leurs réticences pour joindre leurs forces en un bloc continental. Enfin, le langage moraliste ne convainc guère plus au-delà de l’Occident : pour le reste du monde, USA et Europe = domination, tandis qu’ils n’ont pas d’a priori sur la Chine ou la Russie.

Bertrand Badie, enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales, déclarait que le monde actuel n’était plus un monde polarisé. Il se dirigeait vers un monde avec des puissances de différentes tailles, mais capable d’autonomies les unes par rapport aux autres. Or, ce système sans pôles est bien plus instable que les systèmes connus depuis 1945. Il est propice aux recompositions et aux repartages. Il est donc propice à des explosions violentes. Même si, contrairement aux USA, qui se perçoivent comme une puissance universelle ayant vocation à imposer un système de valeurs au monde (ce qu’on nomme le consensus de Washington), la Chine prend exemple ailleurs. Elle met en avant la figure de Zheng He (1371-1433), navigateur à la tête d’une flotte immense. Au lieu de conquérir comme Christophe Colomb, il avait demandé des tributs symboliques aux populations rencontrées, sans toucher cependant à leurs gouvernements. Or cette collaboration économique sans influence politique séduit toute une partie du monde. Si elle n’a pas volonté à être un système politique de remplacement, elle n’en reste cependant pas moins une domination pour ceux qui hébergent les ports chinois.

Des scénarios sinistres

Dans le contexte de tensions importantes, une étincelle pourrait mettre le feu à la poudrière. Les scénarios envisagés sont sinistres. La moindre provocation est scrutée tant les enjeux sont vitaux. Un simple refus de se dérouter, pour des patrouilles maritimes arrivant sur une ligne de collision, pourrait déboucher sur un conflit « chaud ». D’autant que le dispositif chinois est construit pour détruire ce qui fait la capacité de projection occidentale : les groupes aéronavals américains. La destruction d’un porte-avion nucléaire serait un bouleversement géopolitique qui mettrait en péril la possibilité pour l’Occident de continuer à gérer les affaires mondiales. Si une guerre éclate, la guerre en Ukraine paraîtra un pétard mouillé à côté des enjeux dans le Pacifique. D’une part du fait de conséquences militaires directes, avec l’affrontement de puissances d’un même niveau de force. Chacune possède un arsenal complet, allant jusqu’aux armes nucléaires. Et leur usage n’est pas aussi tabou qu’en Europe. Même sans cela, un conflit gelé pourrait se traduire par un dérèglement complet des chaînes de production et d’approvisionnement mondiales. Les conséquences seraient immenses.

La Chine s’entraîne sur des cibles figurant les porte-avions américains

Dans le fond, que Taïwan soit chinois ou indépendant nous intéresse peu. Cependant, nous ne nous trompons pas sur la nature de la Chine et sur celle du Parti Communiste Chinois. En dépit du maquillage et de la rhétorique d’inspiration marxiste, la Chine fait chaque jour la démonstration du fait qu’elle est un État comme un autre, avec les mêmes ambitions. Tout au plus est elle moins taillée pour la domination mondiale que les USA. Mais l’amnésie face au fait que Taïwan soit un bastion de l’impérialisme occidental est dérangeante. La vision du monde séparée entre « gentils pays et méchants pays », d’inspiration néoconservatrice, laisse de côté un fait essentiel : ce qui compte n’est pas tant la clique qui exploite un territoire ou un pays que l’exploitation elle-même. Les guerres de ce type ne font pas avancer la lutte des classes, elles font juste peser un poids plus lourd sur la population.

La solution aux maux que nous rencontrons ne proviendra pas des remaniements des cartes entre puissances. En revanche, nous regardons avec inquiétude la montée des tensions. Le repartage du monde nous intéresse bien moins que les souffrances réelles qui peuvent s’abattre sur la population civile, qui elle, n’a rien demandé. Les appels hypocrites à une diplomatie de la moralité nous laissent froids. Nous savons sur quoi ils débouchent.

De plus, cette obsession pour la guerre paraît toujours plus délirante. Les cliques d’exploiteurs qui dirigent les grandes puissances sentent l’aiguillon de la pénurie dans leur chair. Mais, ne pouvant renoncer à ce qui fait leur richesse, ils exacerbent les tensions pour s’approprier de nouvelles ressources. Pendant ce temps, l’humanité dans son ensemble fait face au développement des conséquences du réchauffement climatique. Cette crise des ciseaux entre l’intérêt de l’humanité dans son ensemble et celui de ces cliques ce creuse chaque jour davantage.

Il est clair que la tendance au chaos actuelle ouvre aussi des perspectives d’action et de victoire inédites depuis des décennies. L’érosion toujours plus rapide de la domination occidentale fait remonter des sentiments révolutionnaires dans la population. Elle créé aussi des interstices dans lesquelles les libérations nationales peuvent s’implanter. Pendant que les yeux du monde sont fixés sur l’Ukraine et sur Taïwan, le reste des dominés peuvent respirer un peu. Mais même si ces opportunités sont réelles, l’électrochoc idéologique, en occident, reste limité. La vision générale reste celle d’un « temps de paix » éternel. Or, ce n’est plus le cas. Nous entrons dans une ère où le réchauffement climatique et les guerres sont des réalités.

Nous considérons que la construction d’un front anti-guerre en France est une priorité qui va de paire avec l’intensification des relations internationales entre groupes anti-guerre. À ce titre, nous saluons le travail de l’ICOR, qui a permis à plusieurs reprises à différents communistes présents dans des États antagonistes de travailler ensemble. Les solutions à ces défis, qui menacent de nous engloutir, ne se trouvent nul part ailleurs que dans la population, dans ceux qui produisent et nourrissent la planète, et non pas dans des messies de la diplomatie ou sur les échiquiers d’une géopolitique cynique.

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