Cet article est la conclusion de Notes sur l’économisme et le syndicalisme, Notes sur le Parti communiste et Notes sur la conscience de classe. Nous recommandons la lecture préalable de ces articles.
« À la place de la conception critique, la minorité met une conception dogmatique, et à la place de la conception matérialiste, une conception idéaliste. Au lieu des conditions réelles, c’est la simple volonté qui devient la force motrice de la révolution. Nous, nous disons aux ouvriers : “Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions existantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique”. Vous, au contraire, vous dites “Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n’avons plus qu’à aller nous coucher”. Nous, nous attirons tout spécialement l’attention des ouvriers allemands sur le faible développement du prolétariat allemand. Vous, vous flattez de la façon la plus grossière le sentiment national et les préjugés corporatifs des artisans allemands, ce qui est évidemment plus populaire. De même que les démocrates ont fait du mot peuple une formule sacrée, vous faites, vous, une formule sacrée du mot prolétariat. Tout comme les démocrates, vous substituez au développement révolutionnaire la phraséologie révolutionnaire, etc. » (K. Marx, La scission au sein de la Ligue des communistes, 1850.)
Poser les questions difficiles et oser donner des réponses honnêtes doit toujours être un préalable et ne peut jamais être la justification de l’abdication. Il faut assumer ce que nous sommes — concrètement et actuellement — pour assumer ce que l’on doit faire ! Autrement, nous ne rendons aucun service à la révolution et ne faisons que nous condamner à l’opportunisme.
Aujourd’hui, le liquidationnisme est hégémonique sous diverses formes dans le mouvement communiste.
Aujourd’hui, le mouvement communiste est réduit à la condition sectaire et à l’impuissance.
Aujourd’hui, la classe ouvrière française est une aristocratie ouvrière qui n’a pas de potentiel révolutionnaire, en tant que telle.
Si voir la réalité telle qu’elle est est accusé d’être du défaitisme, alors nous répondons que l’optimisme aveugle n’est que celui de la défaite, que le triomphalisme n’est que celui de l’opportunisme, et qu’un communiste qui a peur des vérités difficiles à entendre n’est pas un communiste en premier lieu. Nous ne sommes pas plus pessimistes que nous sommes optimistes, mais nous ne sommes en rien défaitistes. Être communiste, c’est accepter de se battre pour une cause supérieure, pas avec les conditions que l’on espérerait avoir, mais avec celle que nous avons. Maquiller ou occulter les problèmes concrets de la situation concrète, c’est une lâcheté et une trahison.
En quoi le prolétariat des centres impérialistes n’a-t-il actuellement pas de potentiel révolutionnaire ? Celui-ci est aujourd’hui une aristocratie ouvrière dans sa totalité, c’est-à-dire qu’il est embourgeoisé, relativement au reste du prolétariat mondial, et que ses intérêts sont liés à ceux de sa bourgeoisie impérialiste, dans la péréquation directe et indirecte des surprofits impérialistes. Post -1945, l’aristocratie ouvrière a progressivement enveloppé tout le prolétariat des pays impérialistes hégémoniques (dont la France), comme ce fut auparavant le cas au milieu du XIXe siècle en Angleterre. Il est important de souligner nettement que si l’aristocratie ouvrière se distingue politiquement du prolétariat (elle fait scission du mouvement ouvrier), elle en fait partie économiquement (l’aristocratie ouvrière produit de la survaleur).
Les conditions objectives d’existence de l’aristocratie ouvrière interdisent toute situation révolutionnaire, car elles ne sont pas des conditions d’existence révolutionnaires, c’est-à-dire insupportables, et que son intérêt immédiat n’est donc pas « l’abolition de l’état présent des choses », mais au contraire son maintien : par définition, l’aristocratie ouvrière a beaucoup plus à perdre que ses chaînes. La crise de domination des dominés, qui est l’une des deux causes de la situation révolutionnaire, est donc rendue impossible par l’existence du prolétariat des centres impérialistes comme aristocratie ouvrière dans son ensemble. Si nous disons que l’aristocratie ouvrière n’a pas de potentiel révolutionnaire, c’est car ses conditions d’existence non-révolutionnaires préviennent toute situation révolutionnaire dans les pays impérialistes.
En revanche, l’aristocratisation générale du prolétariat des pays impérialistes est condamnée à disparaître au cours du XXIe siècle. Si le prolétariat des pays impérialistes n’a actuellement pas de potentiel révolutionnaire, ce n’est que parce qu’il n’est actuellement pas placé dans des conditions révolutionnaires d’existence, en tant qu’aristocratie ouvrière internationale. Ce statut privilégié de couche supérieure (embourgeoisée) du prolétariat international n’est permis que par l’hégémonie impérialiste de certains pays, qui garantit l’extraction de surprofits impérialistes importants dont ils peuvent bénéficier.
Or, cet équilibre fragile est en voie de dislocation. La situation éminemment contre-révolutionnaire dans laquelle nous sommes aujourd’hui placés n’a rien de stable ni de pérenne : ses fondements politiques et économiques, qui vacillent aujourd’hui, sont voués à s’effondrer complètement demain, sous la pression des bourgeoisies impérialistes dans la crise générale du système capitaliste-impérialiste — dont on ne connaît encore que les prémices. Cela ne peut qu’annoncer un retour progressif de plus en plus général à des conditions objectives d’existence du prolétariat de plus en plus révolutionnaire dans les pays impérialistes. La misère et la révolte du prolétariat et du peuple continuent de croître, et le néolibéralisme n’est qu’un début dans cette tendance historique qui s’accélère.
Le prolétariat n’est révolutionnaire que placé dans des conditions révolutionnaires — ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en France, mais sera le cas demain, ou après-demain.
Des mouvements de masse comme celui des Gilets jaunes (2018-2019), immature mais inédit depuis des décennies par leur spontanéité et leur conflictualité, sont la démonstration de cette réalité tendancielle autant que de la nécessité d’une force subjective : l’organisation et la conscience communiste. Le retour des conditions révolutionnaires dans le prolétariat, objectivement et subjectivement, s’accompagne du retour de la potentialité d’une situation révolutionnaire : un potentiel révolutionnaire dans le prolétariat.
Devant cette tempête qui s’annonce, le rôle des révolutionnaires en France n’est pas d’attendre patiemment et passivement que des conditions révolutionnaires s’y présentent à nouveau, ou encore de simplement s’en remettre aux révolutionnaires de la périphérie (pour se battre à leur place), mais bien de s’organiser et de se former politiquement, c’est-à-dire de se préparer à la révolution en se constituant en force subjective autonome pensante et agissante : l’organisation de classe et de combat. Compter sur ses propres forces pour assumer ses propres devoirs est une vérité invariable de la lutte communiste.
Ni les conditions subjectives (« l’élément conscient ») ni les conditions objectives (la réalité matérielle d’existence) ne doivent être sous-estimées ou surestimées ! Le subjectivisme, en l’occurrence, considérer unilatéralement l’une de ces deux conditions, c’est toujours s’éloigner de la réalité et s’échouer dans l’opportunisme de droite ou de gauche. Il faut reconnaître à leur juste importance ces deux aspects : reconnaître la primauté des conditions objectives (celles qui déterminent et conditionnent les conditions subjectives, plus qu’elles ne sont déterminées et conditionnées par elles), et reconnaître le rôle décisif des conditions subjectives (celles qui relèvent in fine de notre action).
Or, la stratégie ne peut pas être dissociée de l’analyse des conditions présentes, car la première est déduite de la seconde — c’est le plan systématique construit par la science révolutionnaire, forte de son expérience historique, pour une situation particulière.
Il faut commencer par le commencement, c’est à dire correctement identifier sa situation, ce que l’on est et n’est pas, ce que l’on peut faire et ne peut pas encore faire, et donc ses devoirs révolutionnaires. Cet impératif, qui peut paraître simple, n’est pourtant pas évident en face de l’économisme (para-)syndicaliste, et du spontanéisme mouvementiste et immédiatiste. Comprendre l’état et les priorités de notre mouvement, et échapper aux liquidationnismes, est une lutte en soi. Cette lutte théorique, idéologique et politique, est la première et sûrement la plus catégorique dans la reconstruction du Parti.
Le mouvement communiste doit réapprendre à militer en tant que mouvement politique de combat, c’est-à-dire re-découvrir ce que signifie concrètement un militantisme qui ne soit pas économiste et (para-)syndicaliste. Aujourd’hui, rejeter les pratiques et les idées économistes et spontanéistes est assimilé à rejeter tous militantisme, car l’hégémonie économiste (syndicaliste et para-syndicaliste) et spontanéiste (mouvementiste et immédiatiste) a réduit tous militantisme à ses pratiques et ses idées. Reconstruire l’organisation de classe et de combat, de cadres professionnels, est cependant moins une réinvention qu’une redécouverte des voies déjà tracées et déjà empruntées par nos prédécesseurs.
« On ne peut pas “s’enfuir” de la condition sectaire par le haut, il n’y a ni formule magique ni raccourcis pour reconstruire le Parti. La dimension groupusculaire rend séduisantes les variantes de liquidationnisme. Par exemple, la dissolution syndicale : le syndicalisme révolutionnaire ou l’économisme radical, c’est-à-dire ne militer plus que dans, avec ou comme les syndicats, et négliger les tâches politiques. Ou, le réformisme qui ne dit pas son nom : l’entrisme dans les partis réformistes, et toutes les autres formes d’abandon de l’autonomie de classe en déni. Mais le dépassement que nous recherchons ne peut pas se trouver “en dehors” de notre mouvement (un ex nihilo ou un deus ex), mais seulement “en lui-même”, son saut qualitatif (un ex materia). »
Que ce soit à l’échelle de la lutte historique du prolétariat, du développement d’une théorie, de la lutte des classes dans un pays, de l’évolution d’une organisation, ou de la formation d’un communiste, toute qualité atteinte dépend toujours d’une quantité accumulée, et il n’y a jamais de « raccourcis » ni de « miracle ». Même s’il existe des cycles de décomposition et de recomposition, l’accumulation quantitative ne s’interrompt jamais, autant que la pratique ne s’interrompt jamais non plus.
« Nous voulons recruter et former des professionnels de la révolution, mais nous ne pouvons leur offrir qu’un cadre amateur et au débouché politique incertain. C’est une conséquence de la contradiction entre notre condition sectaire et notre projet révolutionnaire, et un des mécanismes de sa reproduction : la limitation de notre progression par la limitation du champ de nos recrutements. Ce mécanisme sera dépassé par la résolution de la contradiction dont il est une expression, avec la progression du mouvement communiste — de l’impuissance vers le Parti. Avec elle, la progression de l’engagement communiste de l’amateurisme vers la professionnalisation, du hobby vers la dévotion, et de la circonscription à une catégorie restreinte de zélotes vers un choix à la rationalité plus générale, plus universellement audible et séduisant. »
« Aujourd’hui en France, il y a contradiction entre nos moyens et nos fins, entre ce que nous sommes et nos ambitions, entre ce que nous pouvons faire et ce que nous voulons faire. Cette contradiction, entre la condition sectaire et la révolution communiste, doit être résolue par la persévérance et la créativité du projet révolutionnaire porté par le mouvement communiste, car c’est son aspect principal. Sa progression est entravée par les divers mécanismes de reproduction du sectarisme qui persistent dans et entre les sectes, mais la lutte des classes rend inévitable celle-ci, et donc avec elle le dépassement du sectarisme par les sectes.
[…] La fin des sectes ne sera pas l’œuvre d’une force ou d’une volonté extérieure qui s’appliquera à la condition sectaire, mais d’abord celle du mouvement interne de la condition sectaire elle-même. Autrement dit, la rupture avec le sectarisme se fera dans et par les sectes, et non pas indépendamment d’elles. La partiinost est l’opposé de la kruzhkovshchina, et la première ne peut être produite que par cette dernière (une chose se changeant dialectiquement en son contraire).
De ce raisonnement, nous tirons une conclusion simple et radicale. La pire erreur que puisse faire un communiste aujourd’hui en France n’est pas de militer en croyant avoir déjà le Parti (le voir là où il n’est pas), ni de croire que sa secte est l’embryon du futur Parti (être sectaire), mais de refuser de s’engager politiquement en l’absence de Parti (renoncer à sa construction). Communistes isolés : organisez-vous ! »
Les communistes doivent s’organiser politiquement. Les organisations politiques communistes doivent former des cadres communistes. Les cadres communistes doivent former un parti communiste de cadre. Le parti communiste de cadre doit devenir un parti communiste de masse. Le parti communiste de masse doit devenir le parti communiste de classe. Et enfin, le parti communiste de classe doit devenir le parti révolutionnaire : celui qui fait la révolution communiste.
Voilà, très brièvement et schématiquement, ce qu’est selon nous l’essence de la reconstruction du Parti communiste.
La création du mouvement révolutionnaire est bilatérale : la facteur subjectif que sont les révolutionnaires pousse la révolution vers les ouvriers, et le facteur objectif qu’est la réalité matérielle d’existence pousse les ouvriers vers la révolution. L’engagement communiste répond d’une rationalité supérieure, celle des intérêts historiques de l’humanité tout entière. En revanche, elle est aujourd’hui inaccessible pour la majorité des masses en France, premièrement parce que celle-ci est une aristocratie ouvrière internationale, et deuxièmement parce qu’il n’y existe aucun parti communiste digne de ce nom. La rationalité spontanée des masses est trop éloignée du communisme, car ses intérêts en sont encore trop lointain, et car le mouvement communiste ne présente pas une alternative (perçue comme) rationnelle pour celle-ci. C’est tout l’enjeu de la lutte politique de rendre cette alternative politique révolutionnaire rationnelle pour les masses, et ce aux deux extrémités du problème : d’une part, en rendant les masses plus révolutionnaires — la propagande politique —, et d’autre part, en rendant la révolution plus réelle, tangible, concrète, crédible, audible, etc., pour les masses — la construction de l’organisation révolutionnaire. À l’époque de la construction du Parti communiste, c’est la construction de l’organisation révolutionnaire principalement à l’extérieur du mouvement spontané (économique), qui est le premier devoir des communistes. Pour pouvoir rendre les masses et leur mouvement révolutionnaire, il faut représenter une organisation puissante, déjà pour être capable de réellement transformer les masses et de faire dévier leur mouvement par son action politique consciente, mais aussi pour être digne de ses discours radicaux, c’est-à-dire en possédant déjà un certain pouvoir de compréhension et de transformation du monde, et donc être digne de la considération et de l’engagement des masses. Il faut déjà une certaine masse critique — un saut qualitatif —, dans l’accumulation du mouvement communiste, pour que celui-ci puisse devenir un mouvement de masse et fusionner avec le mouvement ouvrier. Voilà toute la nécessité de la construction du parti communiste de cadre, pour la construction du parti communiste de masse, vers le Parti communiste révolutionnaire.
Une stratégie n’est juste que si son analyse des conditions présente auxquelles elle s’applique est juste. Cela se vérifie en pratique. Celles et ceux qui nient la réalité de l’aristocratie ouvrière internationale, en cherchant à concilier leurs analyses erronées et leurs attentes irréalistes, sont aussi souvent celles et ceux qui se font les plus grands défenseurs de l’économisme (para-)syndicaliste : être au plus près de la classe ouvrière pour chercher à faire prendre vie à ses prophéties. Nous préférons accepter d’être l’arrière-garde du mouvement révolutionnaire mondial, plutôt que se satisfaire d’être l’avant-garde du mouvement (para-)syndicaliste français.
Fétichiser la classe ouvrière, c’est-à-dire la foi dans une essence révolutionnaire du prolétariat, détachée de la réalité matérielle du prolétariat, est une déviation petite-bourgeoise majoritairement représentée par des individus de cette classe, qui expriment leur déconnexion idéaliste avec la réalité ouvrière (projeter sur celle-ci ce qu’elle veut y voir). L’ouvriérisme est ainsi principalement défendu par des organisations et des syndicats dominés par les étudiantes et les étudiants, les professeures et les professeurs, et les couches supérieures de l’aristocratie ouvrière. Les organisations qui parlent le plus des « masses » sont ainsi souvent aussi celles qui sont les plus déconnectées des masses (par leurs actes et leur sociologie embourgeoisée et petite-bourgeoise), et dont les discours sont pour elles les plus inaudibles dans la forme (le style grandiloquent, le vocabulaire inaccessible, etc.) et les plus inintéressants dans le fond (l’économisme et les autres formes de suivisme et de spontanéisme).
Nous, communistes, ne luttons et ne parlons pas pour l’aristocratie ouvrière, mais pour les masses mondiales : ce sont elles qui sont l’objet de notre combat et à qui nos discours sont à destination. La bienséance et la respectabilité petite-bourgeoise de l’aristocratie ouvrière ne sont jamais le problème des communistes, même si celle-ci est majoritaire ou exclusive dans un pays. De plus, si les communistes doivent parler aux masses dans leur totalité, ils s’adressent toujours à ses éléments les plus avancés (les ouvriers les plus conscients, radicaux, etc.), et non pas à ses éléments moyens ou arriérés.
L’état actuel de la classe ouvrière en France, c’est-à-dire son statut d’aristocratie ouvrière internationale, ne change rien au fond de la lutte communiste en France. La tâche actuelle du mouvement communiste en France est celle de la construction d’un parti de cadre (professionnel), or, celle-ci est un devoir que le mouvement communiste doit réaliser en lui-même et par lui-même, et où le mouvement ouvrier ne joue un rôle que secondaire. Le parti communiste ne se reconstruit pas dans les masses (ni dans les syndicats !). Ce n’est que dans la transition du « “Parti communiste” » (de cadre) au « vrai Parti communiste » (de masse), c’est-à-dire dans la période de fusion du mouvement communiste avec le mouvement ouvrier (où celle-ci est rendue possible et où elle est donc à l’ordre du jour politique), que le travail du mouvement communiste dans le mouvement ouvrier devient principal — la première priorité et le facteur décisif de la lutte.
Reconstruire le Parti communiste, c’est reconstruire notre pouvoir de compréhension et de transformation du monde.
Le pouvoir de comprendre le monde et le pouvoir de transformer le monde ne sont que les deux aspects indissociables de la contradiction théorie-pratique. Reconstruire le pouvoir de comprendre le monde c’est reconstruire le pouvoir de transformer le monde, l’on ne comprend le monde qu’en le transformant, et l’on ne transforme le monde qu’en le comprenant. La théorie et l’idéologie révolutionnaire sont construites (définie et démontrée) dans la construction du mouvement révolutionnaire et du parti révolutionnaire.
Toute progression qualitative est toujours une question d’accumulation quantitative : rien ne tombe du ciel. Une théorie juste est une accumulation d’expérience directe ou indirecte, l’expérience est une accumulation de pratique, et la pratique est une accumulation de réussite et d’échec. Accéder à l’expérience indirecte, celle de nos prédécesseurs, nécessite un certain niveau d’accumulation également, c’est-à-dire une certaine expérience directe, car pour comprendre certaines expériences (indirectes) il faut avoir déjà une certaine expérience (directe). Ainsi il est impossible de séparer la pratique de l’étude, même lorsque la théorie devient l’aspect principal (par exemple, dans la période de la reconstruction du Parti), car la pratique doit se nourrir de l’étude et que l’étude dépend de la pratique. L’étude reste superficielle et naïve sans la pratique, si elle n’est que livresque, car certaines quantités ne peuvent être accumulées que dans la pratique : par exemple, l’on apprend à faire la guerre en la faisant.
Dire que toute théorie dépend de la pratique, cela ne signifie pas seulement et simplement qu’il faut faire de la théorie et de la pratique, mais que chaque champ théorique dépend d’un champ pratique correspondant : la théorie n’a pas besoin d’une pratique (« n’importe laquelle »), mais de la pratique qui lui correspond (celle sur laquelle elle porte).
Dissipons un malentendu : le problème posé par les intellectuels séparés de la pratique de la lutte politique (« hors sol ») n’est pas qu’ils seraient inutiles, bien que ce soit parfois le cas, mais qu’ils ont tort. Leurs développements théoriques, s’ils peuvent être complexes, sont généralement contredits et ramenés à toute leur vacuité par l’expérience réelle. La formation intellectualiste, car elle a un rapport hétérogène avec la pratique, observe ce même problème là où sa connaissance n’est que livresque. Être coupé de la pratique, c’est moins avoir une ligne inutile qu’une ligne incorrecte, et l’inutilité est moins en ce qu’elle n’essaie pas de prendre prise sur le réel qu’en ce qu’elle ne peut pas prendre prise sur le réel — elle ne peut pas le transformer parce qu’elle ne le comprend pas, et elle ne peut pas le comprendre pas parce qu’elle ne le transforme pas. Une ligne qui ne s’applique pas, c’est-à-dire une ligne dans l’abstrait, c’est une ligne fausse.
Si la compréhension du monde devient l’aspect principal de la contradiction théorie-pratique à l’époque de la construction d’un parti communiste de cadre, c’est car en l’absence d’un tel parti la pratique n’est pas et ne peut pas être révolutionnaire, et que seule une théorie révolutionnaire peut diriger la pratique pour reconstruire ce parti. Cependant, un aspect principal n’est jamais un aspect indépendant : la théorie ne doit jamais se couper de la pratique, car la théorie ne peut pas être coupée de la pratique sans être coupée du réel, donc fausse.
« […] lorsque la contradiction est intense, et qu’une opportunité de résolution s’ouvre, si l’aspect secondaire est “en retard” sur l’aspect principal, c’est-à-dire que leur développement est trop inégal, alors la synthèse est impossible. L’aspect principal ne peut pas se dépasser “seul”, la synthèse ne peut se faire qu’en dépassant les deux aspects de la contradiction, ou ne se fait pas. Pour la résolution d’une contradiction, ses deux aspects doivent être “mûrs”, c’est-à-dire tous deux développés jusqu’à rendre possible leur synthèse, car sinon l’un des deux aspects la rend impossible (il la “bloque”). L’aspect principal n’est pas toujours le plus avancé dans son développement, mais il va tendanciellement l’être, car le principal conditionne le développement du secondaire plus qu’il n’est conditionné, le secondaire doit correspondre au principal plus que le principal ne doit correspondre au secondaire, etc. L’aspect principal étant généralement le plus développé, c’est celui qui intensifie la contradiction et qui crée les crises rendant possible sa résolution, c’est alors à l’aspect secondaire qu’il reste de jouer son rôle, il devient donc crucial. Dans ces situations, l’aspect secondaire devient le déterminant principal dans l’évolution de la contradiction, le temps de la crise. »
Un aspect généralement secondaire ne peut devenir temporairement principal que pendant une période de crise relativement courte, par rapport au développement de la contradiction dont il est un aspect (sa temporalité). Mais cette période de crise relativement courte est décisive, car c’est elle qui détermine la recomposition supérieure de la contradiction dans une synthèse, ou sa décomposition.
La théorie n’est pas et ne peut pas être l’aspect principal pendant toute la période de la reconstruction du Parti (des sectes communistes jusqu’au parti révolutionnaire), c’est-à-dire pendant toute une période historique, de la même manière que la superstructure n’est pas l’aspect principal pendant toute la période de construction révolutionnaire (qui est politique), etc.
Cependant, selon nous, la théorie devient l’aspect principal au moins une fois pendant la reconstruction du Parti, pendant une période de crise qui précède la définition de la théorie et de l’idéologie révolutionnaire, et elle peut devenir l’aspect principal autant de fois que rendu nécessaire par la crise théorico-ideologique, c’est-à-dire tant que la théorie et l’idéologie révolutionnaire ne sont pas définies à un niveau suffisant — suffisamment juste pour être suffisamment révolutionnaire.
La théorie devient l’aspect principal pendant la période de reconstruction du Parti lorsque le mouvement communiste rentre en période de crise théorico-ideologique, c’est-à-dire lorsque le développement théorico-ideologique insuffisant rend impossible la résolution des contradictions.
Actuellement, dans notre période de transition des sectes communistes vers le parti communiste de cadre, la théorie tend à devenir l’aspect principal, car c’est selon nous celui qui empêche le dépassement des contradictions existantes dans notre mouvement.
La lutte pour comprendre le monde rend possible la lutte pour transformer le monde, en créant les outils de la transformation du monde. La connaissance acquise dans la lutte pour la compréhension du monde est aussi la connaissance de comment reconstruire le Parti communiste, c’est-à-dire la connaissance des moyens de la lutte pour la transformation du monde. Comment et pourquoi s’organiser, s’éduquer et lutter ? La réponse à cette question conditionne toute transformation du monde, mais aussi toute reconstruction des outils de la transformation du monde. À l’époque de la reconstruction du Parti, la lutte pour la compréhension du monde finit par conditionner la lutte pour la transformation du monde plus qu’elle n’est conditionnée par celle-ci. Reconstruire le Parti c’est d’abord savoir quoi reconstruire et comment le reconstruire.
La lutte théorique et idéologique n’est pas que celle pour comprendre les fins de l’action communiste, mais aussi celle pour comprendre les moyens de l’action communiste, et les moyens de la création des moyens de l’action communiste. Lorsque nous disons que la compréhension du monde est l’aspect principal de la contradiction théorie-pratique, à l’époque de la construction du Parti, nous ne faisons in fine qu’affirmer que l’action communiste n’est possible que dans la mesure où existent déjà ses fins, ses moyens et les moyens de ses moyens. La révolution et la stratégie révolutionnaire sont aussi des problèmes de théorie.
La résolution d’un problème se fait dans la pratique, mais pour résoudre un problème il faut d’abord comprendre qu’il y a un problème et comprendre qu’il faut le résoudre, avant d’essayer de le résoudre dans la pratique. C’est dans ce moment de crise temporaire que l’aspect théorique, généralement secondaire, devient principal sur l’aspect pratique, généralement principal. À l’échelle de notre mouvement, ce moment de crise temporaire est celui de la reconstruction d’un Parti communiste.
Définir une stratégie révolutionnaire concrète ne demande pas seulement d’analyser le contexte actuel, mais bien toute l’expérience historique du mouvement révolutionnaire du prolétariat international. La politique révolutionnaire ne peut se régler que sur un plan systématique, déduit de l’étude scientifique de la lutte des classes jusqu’à nos jours, et jamais selon les aléas quotidiens. Autrement dit, le programme révolutionnaire, s’il en est vraiment un, est universellement valable à une époque, dans un pays. Accumuler une quantité pratique et théorique suffisante pour atteindre une telle qualité (un programme et un plan systématique), ne peut pas être bâclé, comme l’action des communistes ne peut pas se contorsionner à chaque transformation mineure de leur situation : savoir s’adapter n’est pas s’en remettre à la chance, au hasard ou à l’espoir pour gagner ! La stratégie est définie selon la nécessité, la tactique est définie selon la contingence. Encore faut-il distinguer nécessité et contingence, et ne pas confondre stratégie et tactique !
Le problème de la théorie et de l’idéologie révolutionnaire — pourtant décisif — paraît très simple dans l’abstrait. Autrement dit, l’on ne comprend pas à quel point construire la théorie et l’idéologie révolutionnaire est complexe et difficile si l’on ne fait pas de pratique politique. Sans expérience de l’organisation politique et de la lutte des lignes, ce problème paraît simple, évident, une formalité, etc., car il n’est perçu que superficiellement. Celles et ceux qui réduisent la construction de la théorie et de l’idéologie révolutionnaire à une simple question de définition, à la rédaction de quelques principes généraux ou à l’adhésion à une tradition ou à une autre, sont dans la pratique la meilleure démonstration de leur erreur fondamentale. Trouver la ligne juste, ce n’est pas beaucoup lire et réfléchir, jusqu’à atteindre un certain point d’avancement dans la connaissance et la réflexion qui ferait d’une ligne une ligne juste. Une telle conception, déconnectée de la pratique et de l’organisation politique, ne saisit la théorie et l’idéologie qu’en généralité et en superficialité, c’est-à-dire dans l’abstrait. Or, la théorie et l’idéologie révolutionnaire ne sont pas une orientation générale, un simple corpus de documents et de références, ou une étiquette, mais la boussole qui rend possible de naviguer dans la lutte des classes, vers le communisme. Comprendre le monde en profondeur pour le transformer en profondeur n’est pas un problème de généralité ou d’approximation, mais l’ensemble de tous les problèmes pratiques de la lutte, dans toute leur particularité et toute leur complexité. L’opportunisme en pratique est dans les détails en théorie !
La théorie n’est pas l’aspect « facile » là où la pratique serait l’aspect « difficile », car en réalité ces deux aspects sont également exigeants. La première leçon de la lutte pratique et théorico-ideologique communiste, c’est qu’il n’y a jamais d’évidence a priori. C’est dans la pratique politique communiste que l’importance de la théorie et de l’idéologie révolutionnaire se révèle dans toute son envergure, et que la faillite de toute sous-estimation de celles-ci se constate dans toute sa fatalité. Nous disons à celui ou celle qui lira ces lignes sans expérience de l’organisation et de la pratique politique communiste : « tu ne comprends pas ».
Le rejet de la lutte théorico-ideologique est produit par le manque de lutte théorico-ideologique, et par l’aversion — légitime — à la formation livresque et intellectualiste (une erreur inverse). Dans les deux cas, il est la démonstration d’un niveau d’accumulation quantitative et de progrès qualitatif faible, c’est-à-dire d’une immaturité politique. Le mouvementisme en est l’exemple contemporain le plus évident et le plus hégémonique, mais toutes les autres formes d’économisme et de spontanéisme en sont aussi.
Lire et écrire n’est qu’une fraction de la formation politique communiste. Si elle est importante, elle ne peut pas se satisfaire à elle-même. La formation politique livresque est un des symptômes les plus évidents de la déviation économiste syndicaliste et para-syndicaliste hégémonique en France, car c’est la stagnation dans les méthodes et les formes d’organisation réformistes et artisanales. Souvent, celle-ci n’est que le penchant politique de l’économisme et du spontanéisme.
L’absence totale de victoire politique en 30 ans de mouvementisme en Occident, est la plus éclatante preuve de la stérilité pratique de la surestimation de la pratique à l’époque de la construction du Parti. Évidemment, ces 30 dernières années sont également la démonstration de la stérilité théorico-ideologique de la formation livresque. Notre objectif n’est pas de choisir une impasse plutôt qu’une autre, mais de trouver une voie vers le Parti et la révolution.
Le travail de masse (dont la participation aux luttes économiques spontanées du prolétariat et du peuple) est incontournable dans la formation des cadres communistes par les organisations politiques : dans les organisations syndicales, bien sûr, mais aussi les organisations antifascistes, de solidarité populaire, ou de quartier. L’action de terrain, tout court-termiste, non-politique (économique) et réformiste (a minima dans la forme) qu’elle soit, fait indissociablement partie de la pratique et de la formation communiste.
Il est nécessaire d’intervenir politiquement dans les mouvements de masse : lutter pour transformer la lutte économique pour la négociation de classe en lutte politique pour le combat de classe. Les communistes ne luttent pas pour un « rapport de force » dans les luttes économiques spontanées, mais pour renverser ce terrain où la bourgeoisie nous contrôle et a l’avantage, et ainsi conquérir un terrain révolutionnaire. Cette lutte politique dans les luttes économiques spontanées doit-être entreprise même aux stades sectaires de développement des organisations communistes, où elle ne peut pas être réussie (et où elle n’est donc que secondaire), parce qu’elle ne nous est pas utile que dans ses résultats espérés (révolutionnaires), mais aussi et aujourd’hui surtout pour notre formation militante communiste.
Seule une direction politique dans les masses peut transformer un syndicat en outil de la révolution, c’est-à-dire en syndicat « rouge ». Or, seul un parti communiste peut revendiquer et assumer avec succès — en pratique — une telle direction dans les masses. Il n’existe donc pas et il ne peut donc pas exister de syndicats « rouges » en France, actuellement. Penser qu’il peut exister un syndicat communiste sans parti communiste est une absurdité, si un tel syndicat prétend exister, il ne le sera qu’en mot et en apparence, mais pas dans sa portée révolutionnaire réelle. Un syndicat ne peut devenir « rouge » que sous une direction politique révolutionnaire (effective), c’est-à-dire celle d’un parti communiste, et ce parti ne se reconstruit pas dans un syndicat, même si celui-ci se prétend « rouge ». Pour éviter la déroute stratégique, il est primordial de ne pas confondre un syndicat plus ou moins radical ou plus ou moins militant avec ce que signifie vraiment un syndicat « rouge ». Ceci étant dit, le militantisme syndical n’est pas conditionné par la qualité plus ou moins « rouge » ou plus ou moins militante d’un syndicat, car cet impératif se suffit à lui-même : un communiste milite dans les syndicats.
La compréhension dialectique de la formation de cadre communiste et de la construction du Parti nous interdit tout étapisme dans celles-ci. La lutte révolutionnaire connaît des étapes dans son développement, mais dans celui-ci existent déjà tous les aspects de la lutte révolutionnaire, et ces derniers doivent tous s’y développer progressivement et conjointement selon ces étapes. Les devoirs révolutionnaires ne sont toujours que déduits de l’analyse concrète de la situation concrète (ce sont les solutions concrètes aux problèmes concrets), mais s’il y a des priorités et des limitations dictées par celle-ci, la lutte révolutionnaire ne peut jamais s’amputer d’un de ses aspects. Par exemple, ne se dédier qu’à la pratique, et négliger la théorie, ou l’inverse ! La lutte révolutionnaire ne peut se priver d’aucun de ses aspects, l’un ne peut pas être supprimé « au profit d’un autre » (sic) — même si l’un est un aspect principal et l’autre son aspect secondaire ! La lutte révolutionnaire est une lutte totale, c’est-à-dire complète, qui n’existe en tant que telle que par l’existence simultanée de tous ses aspects. L’étapisme, comme toutes les déviations, peut prendre des formes autant gauchiste que droitière. L’économisme et la formation intellectualiste (livresque) sont ainsi aussi une déviation étapiste droitière. L’étapisme, qui peut s’appliquer à tous les aspects de la lutte révolutionnaire, apparaît cependant avec le plus de clarté concernant les problèmes de la clandestinité et de la violence révolutionnaire, c’est-à-dire les problèmes illégaux et militaires, soit lorsqu’ils sont unilatéralement surestimés, soit lorsqu’ils sont unilatéralement sous-estimés.
Entre l’intégralité du champ théorique et l’intégralité du champ pratique, la formation communiste doit être harmonieuse pour être réussie.
La formation d’un cadre communiste ne se fait que dans la théorie et la pratique, c’est autant la construction d’une connaissance politique (la théorie) que de compétences politiques (la pratique). Ces compétences politiques, ce sont l’application pratique de toutes les injonctions politiques déduites de la connaissance politique. Cette connaissance et ces compétences politiques, sont celles qui doivent être développées à l’extérieur des luttes économiques spontanées du mouvement ouvrier, c’est à dire en autonomie dans le mouvement communiste. Aucune des exigences pratiques, que la guerre civile de classe imposera nécessairement devant un cadre communiste, ne doit être oubliée ou négligée dans sa formation. L’économisme et le spontanéisme sont si enracinés dans la pratique, la théorie et l’idéologie des communistes en France, que saisir l’existence et l’importance de ce qui ne peut pas être développé dans les luttes économiques est une lutte politique en soi, dans le mouvement communiste.
La construction d’une organisation politique préparée à la guerre civile de classe doit être la construction d’une culture communiste de la violence, de la sécurité et de la clandestinité, c’est-à-dire d’une préparation révolutionnaire conséquente. Les problèmes sérieux et concrets de la révolution doivent être les problèmes sérieux et concrets des révolutionnaires, pour la construction de l’organisation politique communiste, et ce aux étapes préliminaires de la construction du Parti et de la formation de cadre.
Militer n’est pas un jeu, c’est le plus sérieux des métiers, et il doit être vécu comme tel par chaque militante et chaque militant dans leurs activités quotidiennes. La culture du militantisme hobby, pour s’amuser, se valoriser et sociabiliser, doit être enterrée définitivement et sans délai.
Abattre la séparation entre « vie militante » et « vie personnelle », est un moyen et une fin de l’organisation politique et de la formation politique communiste : c’est la création d’un militantisme total et à vie, celui des cadres communistes et celui nécessaire à la reconstruction du Parti.
La légèreté et l’inconséquence qui caractérisent le militantisme communiste contemporain dans les pays impérialistes sont une entrave à briser. Le libéralisme s’est érigé au rang de théorie, il fait aujourd’hui norme, et nous devons lui opposer une nouvelle culture militante. Pour ce faire, il faut exiger de chaque communiste un engagement à la hauteur de leurs convictions déclarées : un militantisme total pour un communiste total. Cela consiste à rompre toute la métaphysique individualiste bourgeoise de l’opposition entre l’organisation collective et l’individu. Selon nous, l’individu est un moyen pour l’organisation, et l’organisation est la fin des individus. Militer, c’est être une fonction dans un fonctionnement. Certains pourront répondre qu’en défendant cela nous ne faisons de l’engagement communiste qu’une aliénation de plus, nous opposons qu’une telle vision considère implicitement le collectif comme une oppression, c’est-à-dire comme une contrainte surplombante et contraignante, s’imposant à chacun de l’extérieur. Cette conception implicite réifie le collectif pour en faire une entité douée d’une vie et d’une volonté extérieure à celles des individus qui le constitue, ce qui n’est pas le cas. Or, si un collectif peut être un lieu de domination (une entreprise capitaliste ou l’État bourgeois), cette domination n’est pas essentiellement liée à la nature de collectif (le collectif en soi) mais à la nature du collectif, sa fonction, c’est-à-dire ce qu’il est (par exemple, une entreprise capitaliste ou l’État bourgeois). L’organisation de lutte communiste, si elle doit être un lieu d’autorité (de la majorité sur la minorité, des idées justes sur les idées fausses, de la hiérarchie supérieure sur la hiérarchie inférieure, etc.), elle ne doit pas être un lieu de domination. En résumé, l’individu doit consentir et se conformer à une autorité qui le dépasse mais à laquelle il participe dans son propre intérêt supérieur (collectif).
Le premier despotisme à combattre est celui de l’individualisme, et ce pour le salut collectif, oui, mais aussi pour celui de chaque individu ! L’individu est dans la société bourgeoise esclave de son individualisme, il est atomisé, et l’égoïsme de tous fait la ruine de tous. Nous soutenons que rompre avec l’égoïsme est le préalable à l’émancipation de l’égo. Ce que nous proposons, in fine, c’est de libérer l’individu de l’individualisme, en lui proposant une plus grande, plus totale, réalisation de lui-même dans une plus grande œuvre, qui ne peut être que collective. Cet effort que nous entreprenons, c’est la résolution de la contradiction bourgeoise entre l’intérêt du groupe et l’intérêt individuel, par la création d’une organisation collective supérieure, c’est-à-dire, communiste. Une telle organisation ne peut exister que si elle est animée par un libre débat théorique et idéologique, une démocratie vivante et une camaraderie saine, mais ce cadre n’est lui-même possible que si et seulement si le libéralisme est d’abord combattu et vaincu !
Accepter de radicalement transformer une organisation, c’est accepter d’être radicalement transformé par cette organisation.
Le militantisme total que nous voulons créer ne doit pas être un militantisme absolu, c’est-à-dire soumis à des exigences métaphysiques. Le militantisme absolu est incompatible avec le militantisme à vie, car la réalité de l’état du mouvement communiste en France rentre en contradiction avec ce qui est exigé des militants.
Pour être un militant professionnalisé à vie, il faut que les exigences l’engagement politique soit, si elles sont bien les plus importantes, toujours compatible avec les exigences d’une vie active. Par exemple, aux étapes préliminaires de la construction du Parti, la professionnalisation communiste doit pouvoir coexister avec une certaine vie professionnelle, car tous les cadres en formation ne peuvent pas être des professionnels (dépendant uniquement de l’organisation). Dans cet exemple, la vie professionnelle doit bien se plier aux besoins de l’engagement politique, mais elle ne peut pas être complètement aliénée.
Les métaphysiques de la pureté et de l’autoflagellation militante ne sont pas des moyens de professionnalisation, mais des moyens d’autodestruction et de liquidation au long terme. Ni la révolution communiste ni le Parti ne sont imminents en France, nous ne pouvons donc construire que sur le (très) long terme. Il y a contradiction entre ce que le mouvement communiste demande de ses militants et ce que le mouvement communiste propose à ses militants : nous demandons d’être des révolutionnaires sans situation révolutionnaire ni mouvement révolutionnaire.
L’organisation politique ne doit pas niveler l’engagement politique par le bas, mais elle ne peut pas substituer les solutions concrètes aux problèmes concrets par une métaphysique : l’engagement politique doit être rendu compatible avec la vie de chacun, précisément pour être un militantisme total et à vie. Un militantisme absolu, en situation non-révolutionnaire, n’est qu’un militantisme de (très) court terme, donc opportuniste.
Ce que nous entendons par militantisme total, c’est de faire du communisme l’engagement le plus important de la vie de chacun, c’est-à-dire de faire des individus qui soient principalement des communistes, avant toute autre chose. Le communisme doit s’appliquer à tous les aspects de leur vie, et les diriger comme moyens ou comme contingence à ses fins. La professionnalisation communiste, c’est aussi de faire du communiste une vocation, au sens d’une raison d’être.
Les déviations idéologiques qui transforment des impératifs concrets répondant à des besoins concrets (par exemple, la professionnalisation) en des impératifs abstraits répondant à un système de valeur abstrait est l’expression de la contradiction entre l’état présent du mouvement communiste en France et le projet révolutionnaire. Les avatars de ces déviations idéologiques sont multiples, mais possèdent toujours le symptôme commun de la performativité militante : culte de la pureté militante, glorification de la culpabilité, conceptions autoflagellatrices de l’engagement, adhésion dogmatique à un canon hagiographique, référence iconographique à notre histoire, triomphalisme auto-alimenté, etc. Toutes ces déclinaisons de la performativité militante sont des conséquences d’un faible niveau de développement qualitatif, généralisé aujourd’hui en France dans le mouvement communiste, donc hégémonique. Dans notre contexte historique particulier de crise organique du mouvement ouvrier dans les pays impérialistes, ces déviations idéologiques prennent la forme particulière de la performativité. Cela n’a rien d’étonnant, car le mouvement communiste en France ne pouvant s’adresser actuellement qu’à une minorité de dévots, celui-ci reproduit les comportements de dévot.
En résumé, la performativité militante cherche à compenser la réalité de ce qui est en cherchant à être « plus rouge que rouge », ce faisant produisant et reproduisant les déviations idéologiques sus-citées, tout en étant elle-même le produit de la réalité à laquelle elle cherche à échapper.
Il y a dans notre contexte français une épidémie de capitulation militante. Beaucoup de militantes et de militants ne le sont plus pas au-delà de 25 ans, et dans celles et ceux qui persistent dans leur engagement politique au-delà de 30 ans, très peu atteignent les 40 ans. Les deux principaux fléaux sont l’épuisement et la lassitude militante, et le repli économiste syndicaliste et para-syndicaliste, qui conjugués emportent la majorité des communistes. Ces deux causes sont évidemment des conséquences de notre faible niveau de développement (la contradiction entre nos moyens et nos fins), mais il faut donc les combattre pour augmenter ce dernier.
Ainsi, de la génération de militantes et de militants des années 2000, très peu sont aujourd’hui toujours des militants et des militantes politiques. Cet important turn over est l’une des principales causes de stagnation, car il représente un facteur de décomposition important qui ralentit considérablement notre progression quantitative et qualitative. De plus, les militantes et les militants les plus expérimentés, persistant dans leur engagement politique, ne sont pas toujours les plus formés politiquement, mais plutôt celles et ceux qui adhèrent le plus à la performativité militante et reproduisent donc le plus ses déviations.
Il ne s’agit pas ici de déplorer en vain cet état de fait, mais de le constater pour pouvoir se donner les moyens de le dépasser. Nous soutenons que la liquidation et le nivellement par le bas, ce n’est pas observer l’échec et chercher à le dépasser, mais bien refuser d’étudier l’expérience réelle pour en tirer des leçons. La performativité militante et son corollaire pratique, l’hyperactivité mouvementiste et l’impatience immédiatiste, sont une persévérance aveugle dans l’erreur, qui séduisent puis dégoûtent en masse les nouvelles générations de militantes et de militants, en substituant la construction d’un débouché politique réellement révolutionnaire par une auto-persuasion triomphaliste qui finit tôt ou tard par être démentie dans la pratique. La perpétuation de rituels familiers est plus souvent une entrave qu’un avantage dans la construction de l’organisation politique de classe et de combat.
La révolution, et sa condition, le Parti, sont le travail d’une vie. Le but d’une organisation politique comme la nôtre est de rassembler et de former des individus pour qui ce travail sera celui de leur vie.
Tout est à reconstruire, donc, reconstruisons !