Questions sur la guerre (2/3)

Famine et URSS

Pour la famine il y a deux scénarios qui ne s’excluent pas. La narration policière et totalitaire a limité uniquement les sources à des sources politiques et en a fait un événement politique. En revanche, des spécialistes de l’agriculture, comme Mark Tauger mettent en avant qu’il y avait aussi une crise naturelle, imprévue et imprévisible : celle de la présence d’insectes ravageurs, présence documenté en Roumanie au même moment. Ces insectes auraient expliqué le décalage entre le comptage d’origine et les résultats réels. Ce décalage, qui n’aurait pas été compris au départ par les dirigeants soviétiques, aurait expliqué la croyance dans une récolte abondante mais cachée. Dans le même temps, l’URSS était endettée et devait faire face à des livraisons qu’elle ne pouvait différer sans 1) perdre ses lignes de crédits auprès de ses créanciers internationaux ; 2) se montrer vulnérable et affaiblie. Lorsque la situation a été prise en compte, des mesures d’urgences ont été mises en œuvre, et un système plus efficace de calcul a été développé, avec des réserves stratégiques d’urgence (ce qui explique qu’il n’y eut pas de famine durant les autres mauvaises récoltes).

Tauger présente un point de vue qui est par ailleurs critiqué par certains. Mais son argumentaire tient la route.

Cependant, il existe aussi des aspects politiques et administratifs.

Durant la collectivisation et durant la planification, les demandes du centre étaient souvent très importantes et irréalistes : elles devaient convaincre les dirigeants locaux de créer des « prises d’assaut » économiques. Mais l’habitude des dirigeants locaux était alors de mentir en gonflant les chiffres. Ce décalage poussait alors le centre à demander plus et créait une spirale infernale. Lorsque ce mensonge s’est traduit par une catastrophe, la direction locale a employé une politique d’autoprotection et de déflexion : elle a blâmé la paysannerie – bien que des leaders nationaux comme Kossior, aient pris la défense des paysans. La direction politique de l’État, non seulement, a pris ces affirmations pour argent comptant, mais elle avait comme fenêtre de représentations les rapports de l’OGPU, rapports qui soulignaient les troubles et les actes malveillants, comme le fait généralement la police.

Cela explique le double aspect : catastrophe et punition. Et cela explique le paroxysme de violence. Cependant, il était d’autant plus brusque qu’il était devenu une obsession : sans nourriture, les villes mourraient de faim. Et à choisir entre une paysannerie méfiante et un monde ouvrier plutôt favorable, le nœud gordien a été tranché dans la douleur.

Il faut cependant reconnaître deux choses : 1) cette politique représente de manière épisodique et paroxysmique ce qui était vu comme devant être la norme de fonctionnement du rapport Etat-paysans par des rivaux de la direction, comme Trotski. 2) en dépit de la situation catastrophique, les récoltes suivantes ont été de qualité, cela a montré finalement aussi une intégration (certes forcée) dans un système agricole qui est allé en s’améliorant.

La question du génocide est débattable : oui, il a existé dans cette période et dans la période précédent la guerre des « opérations nationales » ayant vocation à cibler des nationalités jugées dangereuses. Cependant, si le but de l’opération était punitif et coercitif sur des bases nationales, le but d’une extermination paraît exagéré et rentrer dans une narration politique post-1991. Elle prête une intentionnalité génocidaire indémontrable, sauf à étendre démesurément la définition du mot.

La construction d’un grand nombre d’Etats est passé par ces problématiques. Les reconfigurations ethniques, pour parler avec euphémisme, ont notamment été au cœur de l’émergence des États-nations européens. Mais le fait de pouvoir comparer l’URSS a d’autres États est un pis aller. Il ne s’agit pas d’être équivalents, il s’agissait d’être meilleurs, or, toute justification de défaillance ou de crimes commis sous la direction soviétique laisse un goût amer. On voudrait que les attentes, l’attente d’un autre comportement, soit récompensée. Mais hélas, cela illustre des imperfections et la confrontation avec la réalité : le chemin vers l’émancipation prolétarienne n’est pas une route pavée de roses.

Adolf ou Wilhelm ?

On a souvent vu Vladimir Poutine être comparé à la figure du mal absolu qu’est Adolf Hitler.

La comparaison historique est non seulement fausse, elle n’est pas seulement un point Godwin facile, elle est aussi une disculpation.

La comparaison avec la Iere guerre mondiale marche bien mieux :

nous avons ici des puissances « centrales », Chine et Russie, qui sont les contenders des puissances dominantes. Elles cherchent à rivaliser avec celles qui possèdent la domination sur l’Océan mondial. Elles cherchent à pouvoir, comme l’Allemagne du Kaiser ou l’Autriche-Hongrie, elles aussi, sortir du carcan de leurs frontières et se doter de nouveaux espaces dans lesquels investir, tout en pouvant les sécuriser par l’exercice d’un souveraineté militaire.

Guillaume II voulait étendre son espace impérial. Hitler voulait faire le vide, réduire en esclavage – au sens littéral du terme – et éliminer par la faim la population qui habitait l’espace à conquérir. C’était le sens du Generalplan Ost de Rosenberg. Mais Hitler déclarait qu’il voulait simplement « faire à la Russie ce que les anglais avaient fait à l’Inde ». Poutine, quelque soit ses sentiments envers les Ukrainiens, n’a pas l’intention de leur faire subir un tel sort.

Mais là, l’analogie prend fin : la Chine est une puissance montante. Elle a le temps qui joue pour elle. Elle sait qu’elle va poursuivre son développement, sa diversification économique, qu’elle va devenir un poids lourd. Elle est une masse immense. Et si elle sait qu’il faudra qu’elle se libère un jour du cercle d’acier qui l’étrangle, rien ne l’oblige à le faire maintenant. La balance coût/risque ne s’est pas encore fléchie.

À l’inverse, la Russie est au prise face à des adversaires dynamiques, sur lesquels elle n’est parvenue qu’a obtenir des avantages relatifs, améliorant sa situation économique en dépit des sanctions. Mais l’avenir est incertain. Contrairement à nous qui nous nourrissons de certitudes, les Russes sont passés par une série de catastrophes totales. En 35 ans, ils ont connu la Guerre d’Afghanistan, Tchernobyl, l’effondrement apocalyptique de l’URSS, les tentatives de coups d’État de 1991 ou de 1993. Ils ont connu la guerre de Tchétchénie et le terrorisme. Ils ont perdu leurs économies dans la crise de 1998… La notion de normalité et d’avenir n’a pas le même sens chez eux. Anna Colin Lebedev avait ainsi illustré ce propos en écrivant que nous connaissions des catastrophes abstraites : l’effondrement écologique, qui reste la note finale de l’addition que nous ne finissons pas de cumuler, est une abstraction. La disparition de la normalité en est une autre.

Le gouvernement Russe a donc saisi une fenêtre de tir : il a profité d’une faiblesse de l’Occident et des USA pour essayer de lancer son opération.

De son côté, l’occident a agi comme elle a su le faire à plusieurs reprises dans son histoire. Comme le tweetait Edgard Morin : « Ils ont incité l’Ukraine à la fermeté tout en sachant qu’ils l’abandonneraient militairement en cas de guerre ». Les occidentaux ont traité les Ukrainiens comme une variable d’ajustement qui permettait de tester la détermination russe, après l’avoir traité comme un butin.

Car sommes nous supérieurs moralement ?

Sommes nous supérieurs moralement ?

Face à cette déferlante de violence qu’est l’invasion, nous avons pu voir des réflexes qui faisaient de l’Occident, en dépit de ses travers, un impérialisme plus doux et plus humain. Il y a quelque chose de vrai dans cette réflexion, mais aussi des éléments faux. Un peu de détricotage :

Il est vrai que pris dans sa focale courte, notre métropole et notre système est nettement plus tolérant, souple, protecteur que le système russe ou chinois. C’est là une vérité indéniable. Mais elle possède des raisons.

Premièrement, nous sommes moins vulnérables aux bouleversements et aux menaces directes. En dépit de notre place géographique, nous sommes une fausse puissance continentale et une vraie puissance maritime. Cela n’a pas toujours été le cas. La colonisation a permis à notre pays de pouvoir changer de dimension. L’ordre d’importante des espaces s’est inversé. A l’époque Napoléonienne, par exemple, le système colonial sert d’appui à des guerres européennes. Il est donc un accessoires permettant de faire un effet de bras de levier pour la conquête d’un imperium européen. Progressivement après la défaite de 1870, la France glisse vers un renversement.C’est l’espace colonial puis néocolonial qui devient le lieu du profit, tandis que l’Europe devient le trésor, tandis qu’il faut maintenir les choses en l’état en Europe. Après 1945, la France devient une puissance extravertie, tournée vers l’extérieur. Le danger se réduit drastiquement, et la violence intérieure au système aussi.

Dans son travail sur la conception de l’arme aérienne, l’historien Thomas Hippler écrit :

« En 1909 toutefois, le Royaume-Uni demeure le centre hégémonique du monde. À ce titre, il doit se donner les moyens militaires de contrôler et de sécuriser les grandes routes maritimes. Centre des échanges commerciaux à l’échelle mondiale, l’hégémon doit être en mesure de défendre sa marine marchande partout dans le monde ; il doit détenir ce que le stratège naval américain Alfred Thayer Mahan a nommé « la maîtrise des mers ». Pour cela, deux conditions sont requises : tout d’abord, il lui faut disposer d’une marine de guerre capable non seulement d’affronter n’importe quelle autre marine de guerre, mais aussi, tâche souvent difficile, de protéger efficacement sa propre marine marchande contre pirates et corsaires. Ensuite, il est nécessaire de posséder des bases navales situées sur les principales routes maritimes, et idéalement partout dans le monde, afin de pouvoir ravitailler et réparer les bâtiments. L’avantage de l’insularité est alors évident.

La suprématie maritime permet à la puissance dominante d’asseoir son hégémonie dans le système-monde et de défendre la métropole. Autrement dit, une puissance hégémonique insulaire qui jouit de la suprématie maritime peut se défendre à bien moindres frais qu’une puissance hégémonique continentale, obligée d’entre-tenir à la fois une forte marine de guerre à des fins d’expansion outre-mer et une forte armée de terre pour défendre son territoire métropolitain. L’armée de terre britannique s’apparente donc à une force expéditionnaire que l’on peut employer dans les colo-nies en temps normal et sur le continent européen en temps de crise majeure, comme lors des guerres napoléoniennes ou de la Première Guerre mondiale. Tant que la Grande-Bretagne domine les mers, son territoire métropolitain est à l’abri de toute attaque. Les grandes batailles des guerres européennes se déroulent dans les plaines des Flandres, de l’autre côté de la Manche.

[…]

Or un centre hégémonique doit être à l’abri de toute attaque. Si « tous les chemins mènent à Rome » et si l’ensemble du commerce mondial passe par la City, tout l’ordre mondial semble émaner du centre. L’hégémon fonctionne comme une instance quasi transcendante du système-monde. S’il représente un havre de paix, une promesse de bonheur et de liberté, il constitue aussi, plus prosaïquement, un système politico-social que Kees van der Pijl qualifie, d’après l’auteur du Traité de gouvernement civil, de « lockéen ».

Après la Glorious Revolution, la Grande-Bretagne succède aux Pays-Bas au rang de centre hégémonique du système-monde. Un complexe original d’État et de société civile voit le jour avec le développement précoce d’une société civile capitaliste, encadrée par la rule of law de la monarchie constitutionnelle. Le libéralisme britannique repose sur un État fort mais qui limite sa sphère d’intervention pour laisser une marge d’auto-régulation à la société et à l’économie capitaliste. Ainsi apparaît une véritable société civile-bourgeoise « dont l’État se retire après s’être imposé activement et constructivement, en mettant sur pied les institutions nécessaires au retrait libéral de la sphère de la création de valeur ».

Autour de ce centre hégémonique s’étale la « semi-périphérie », zone constituée d’une série d’« États rivaux » (contender states), qui présentent généralement des traits « hobbesiens », en ce sens que l’État y joue un rôle directement dominant et que ses interventions dans la société sont beaucoup plus fréquentes et directes que dans le modèle lockéen. De ce fait la classe dominante entretient un lien plus étroit avec l’État, fonctionnant comme une véritable « classe d’État », avec tous les risques d’autoritarisme que cela comporte. Enfin, autour du centre hégémonique lockéen et de la semi-périphérie hobbesienne, on trouve la périphérie, coloniale ou postcoloniale.La distribution spatiale de la violence à l’échelle globale s’ordonne selon ce schéma tripartite : si la violence peut être totale aux marges du système, elle se présente comme étatisée dans la semi-périphérie hobbesienne.

Quant au centre lockéen, il passe pour un havre de paix, un pays d’accueil pour les réfugiés, la terre promise de la liberté. Mais il ne peut apparaître tel que dans la mesure où il extériorise la violence, c’est-à-dire dans la mesure où celle-ci se déchaîne dans les guerres entre différents États rivaux ou à la périphérie du système-monde. En tout cas, le centre est, et doit être, constitutivement invulnérable. L’image d’exceptionnalité qu’il dégage dépend précisément de cette invincibilité. Inversement, tout ce qui lui porte atteinte, et même tout ce qui menace de lui porter atteinte, touche à cette exceptionnalité. La simple possibilité d’une attaque peut donc ébranler tout un système de représentations de l’ordre mondial.1 »

En somme la Russie et la Chine ne peuvent pas être des pays libéraux parce qu’ils sont des puissances de second rang, vulnérables, et dans lesquels les débats politiques ont des incidences bien plus importantes pour la sécurité que les jeux de pataugeoire politiques des pays maritimes.

Deuxièmement, les puissances impérialistes à aire d’influence que nous sommes possèdent des rentes importantes provenant de la surexploitation et du surprofit issu de l’impérialisme. Il y règne finalement une certaine liberté politique dans la mesure où elle ne remet pas en cause – et où elle ne peut pas remettre en cause les cadres de ce consensus : la politique pose la question de la péréquation du profit capitaliste – impérialiste, mais jamais de son origine. Ce coussin protecteur permet des libertés importantes, mais impose aussi une régulation et une autocensure sur ces questions importantes. C’est quelque part la lutte entre Sparte et Athènes qui se rejoue.

En dépit de ces largesses cosmétiques, il existe cependant des tabous : il faut que l’arrière cuisine répugnante ne se voie pas trop. Il en résulte alors des restrictions des libertés et des répressions. Nous pouvons penser à la menace contre Amnesty International ou à celles contre le Collectif Palestine Vaincra. De même, les puissances lockéennes sont tout à fait capables de se montrer hobbesiennes si les temps se durcissent : c’est ainsi le projet zemmourien.

Troisièmement, possédant l’hégémonie, la coalition impérialiste occidentale a avec elle aussi la Loi et le Droit international, qu’elle sait modeler pour maintenir le statu quo profitable. C’est pour cette raison – et le fait très bismarckien que « la force prime le droit »- qu’elle a pu organiser des invasions avec ou sans mandat de l’ONU, qu’elle peut décider quels civils méritent d’être bombardés, quels régimes sont légitimes ou non, et qu’elle peut priver les autres pays de faire de même. Or, comme le développement des pays est inégal par nature, les rapports de forces se redessinent, avec parfois des accords, avec parfois la violence. Ainsi, le génocide du Rwanda est un repartage entre anglophones et francophones. Mais là, l’impact géostratégique de la montée en puissance de la Chine et de – plus relativement – la Russie est inacceptable.

L’Ukraine est parfois maladroitement comparée à d’autres guerres d’agression ou d’autres invasions. Or, il ne faut pas la mettre en opposition. Il faut l’inscrire dans une continuité. L’Ukraine est un exemple de la rapacité impérialiste et des jeux entre puissances qui servent à redistribuer les cartes.

1 Hippler, T. (2014). Le gouvernement du ciel : Histoire globale des bombardements aériens. Les Prairies ordinaires.

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