100 millions sinon rien, partie 7.

Tribune de E. Vertuis.

Une brève histoire de la répression en Union soviétique :

Acte I : Révolution

La répression et l’URSS forment, dans l’esprit de la grande majorité de la population des pays occidentaux un duo inséparable. Malgré le fait que les USA d’aujourd’hui constituent la plus grande prison du monde (6 937 600 personnes sous contrôle judiciaire, 2,2 millions de personnes en prison en 2012), il ne vient pas à l’esprit d’associer immédiatement le pays avec son régime carcéral. Cette association est issue notamment de la grille de lecture choisie par les programmes scolaires, premier vecteur des notions historiques, laquelle traite l’URSS uniquement sous l’angle d’un État totalitaire à partir de 1995. Contrairement à Mussolini ou Hitler, le projet politique soviétique est traité sous l’angle de la suspicion. L’URSS socialiste et Staline sont présentés comme ayant trahi le communisme et comme voulant instaurer quelque chose d’indistinct et de difficilement déchiffrable. Ce procès d’intention mérite d’être démonté en détail.

Plus haut, nous avons pu voir que le projet économique soviétique représentait, malgré des erreurs de gauche ou de droite, une tentative d’ériger le socialisme. Nous savons également, aujourd’hui, au travers de travaux pionniers comme ceux d’Arch Getty sur les purges, que la répression n’était pas un phénomène unilatéral décidé par « en haut », mais qu’elle s’inscrivait dans la lutte des classes, parfois mal comprise, menée par une direction qui cherchait des voies expérimentales.

Dans les faits, ce que Marc Ferro ou Charles Bettelheim démontrent bien dans leurs travaux respectifs sur la révolution et la lutte des classes en URSS, les bolcheviks se sont retrouvés d’entrée de jeu dans une situation particulièrement complexe.

La victoire des rouges n’était pas le fruit d’un plan mûrement planifié, mais d’une saisie d’opportunités. Lénine avait su, y compris en l’imposant par la pression, saisir les chances qui s’offraient au Parti bolchevik durant la période révolutionnaire. La révolution d’octobre était un coup de poker, lancé avec une majorité arrachée, profitant d’une fenêtre de tir particulièrement étroite. Elle a fonctionné contre tous les pronostics.

Arrivés au pouvoir, le Parti s’est retrouvé dans une situation pour laquelle il n’était pas conçu à l’origine. Outil de lutte clandestine, illégale et légale, ce n’était pas une organisation qui était conçue pour gérer un État, révolutionnaire ou non. L’accession au pouvoir entraîne une série de réactions en chaîne, dont certaines n’étaient absolument pas prévues en amont, voire théorisées. Par exemple, contrairement à une idée reçue, le régime à Parti unique n’était pas considéré comme une condition sine qua non de la mise en place du socialisme. L’idée d’une coalition de partis soviétiques, au sens de partis respectant le pouvoir des soviets (mencheviks, SR, bolcheviques) était la solution qui paraissait la plus plausible et la plus envisageable, pour des bolcheviques, qui, qui plus est, étaient estomaqués eux-mêmes de ce qu’ils venaient d’accomplir.

Deux éléments particulièrement importants dont les bolcheviques avaient conscience ont joué dans leur succès :

1) Les bolcheviques se savaient faibles en termes de nombre, d’étendue de réseaux et de relation avec la classe ouvrière et, surtout, la paysannerie. Ils ne possédaient pas un appareil puissant, mais en revanche celui qu’ils possédaient était efficace et discipliné. Il pouvait avoir tactiquement l’avantage.

2) Les Bolcheviques se battaient contre plus fort qu’eux, mais dans une contexte de vague révolutionnaire puissante. Il existait une opportunité temporaire que devaient saisir le Parti, sans quoi il serait trop tard, et les forces anti-révolutionnaires auraient pu calmer les masses, arrêter les cadres révolutionnaires et stopper le processus.

C’est parce qu’ils étaient conscients de cela que les bolcheviques ont fait le choix de la Révolution d’Octobre, de ne pas attendre le congrès des Soviets (ce que voulait faire Trotski, hésitant malgré sa phrase ultra-révolutionnaire), mais également de disperser l’Assemblée Constituante, du fait de sa composition. Ce dernier point est un marronnier constant de la part des démocrates, qu’ils soient anarchistes ou réformistes. En réalité, il faut voir les choses telles qu’elles étaient dans la pratique. C’est notamment pour faire face à ces problématiques que, très tôt, la Tchéka a été formée, dans le but de lutter contre les ennemis intérieurs.

Les forces qui étaient présentes étaient des forces qui voulaient poursuivre la guerre impérialiste aux côtés des autres puissances. Elles niaient les revendications profondes des masses, d’une part, de l’autre avaient volonté à temporiser toutes les réformes, dans le but de permettre un retour des forces bourgeoises au pouvoir. En sommes, cette Assemblée Constituante n’était démocratique qu’au sens le plus bourgeois du terme. Voilà ce qu’en disait Lénine :

« Cette révolution a montré dans les faits comment le peuple doit procéder pour prendre possession de la terre et comment il doit faire passer les richesses naturelles, les moyens de transport et les moyens de production aux mains de l’Etat ouvrier et paysan. Tout le pouvoir aux Soviets, avons-nous dit ; et c’est pour cela que nous luttons. Le peuple voulait convoquer l’Assemblée constituante, nous l’avons convoquée. Mais il a tout de suite senti ce qu’elle était, la fameuse Assemblée constituante. Et aujourd’hui, nous avons exécuté la volonté du peuple, volonté qui proclame : tout le pouvoir aux Soviets. Quant aux saboteurs, nous les briserons. Quand je suis passé de la vie bouillonnante de Smolny au Palais de Tauride j’ai eu l’impression de me trouver parmi des cadavres et des momies desséchées. Usant de tous les moyens existants pour lutter contre le socialisme, recourant à la violence, au sabotage, ces hommes ont transformé jusqu’à la grande fierté de l’humanité – la connaissance – en un instrument d’exploitation du peuple travailleur ; et bien que, par ce moyen, ils aient quelque peu entravé la marche vers la révolution socialiste, ils n’ont cependant pas réussi à saper celle-ci et ils n’y réussiront jamais. Car, doués d’une grande puissance, les Soviets ont commencé à détruire les fondements périmés du régime bourgeois, non pas comme de grands seigneurs, mais à la manière des prolétaires, des paysans. »

(Discours sur la dissolution de l’Assemblée constituante prononcé à la séance du Comité exécutif central du 6 (19) janvier 1918 )

Un nouveau pouvoir naissait, celui des Soviets, en face et contre le pouvoir suranné de la bourgeoisie et son crétinisme parlementaire. Le nouveau gouvernement, cependant, avait édicté des principes pour que cette coalition puisse exister. Ce sont ces principes qui ont été rejetés tant par les Socialistes-Révolutionnaires que par les Anarchistes, les mettant de facto dans une situation d’illégalité. Le fait que la SR Fanny Kaplan ait tenté de tuer Lénine n’est qu’un des exemples de l’activité à laquelle pouvaient se livrer des groupes qui rejetaient l’idée d’une dictature du prolétariat. Cependant, il faut garder absolument à l’esprit que ce n’est pas par une trahison pure et simple des idées révolutionnaires, mais plus par le fait que les SR n’étaient pas disposés à aller aussi loin, étaient effrayés par ce qui se déroulait, notamment par rapport à la paix de Brest-Litovsk, qui était un choix minoritaire dans le Parti bolchevik lui-même, et face au communisme de guerre. Eux-mêmes ne se percevaient pas comme des restaurateurs du capitalisme (cela aurait été plus simple), mais leurs choix, aussi sincères ont-ils étés, menaient à cela.

Les anarchistes et la répression.

Si les bolcheviks ont dû faire usage de la violence dans plusieurs cas soulevés par les anarchistes, à savoir contre la makhnochina ou à Krondstadt, ce n’est pas par haine spécifique contre les expériences anarchistes, qu’ils ont au contraire essayé de rallier. Jusqu’en 1920, le pouvoir bolchevique a tenté de maintenir le plus possible des liens amicaux avec les forces anarchistes qui ne s’étaient pas ralliés aux contre-révolutionnaires. Face aux ouvriers défendant des conceptions anarchisantes ou anarchiste, le Parti devait developper une politique de ralliement, laquelle à eu un certain succès.

Vis-à-vis des dirigeants de ce mouvement, il y eu des tentatives de pouvoir nouer des ponts. Lénine et Nestor Makhno, par exemple ont eu à se rencontrer à plusieurs reprises, à ce titre. Le problème était que les actes des anarchistes, ainsi que leur mélange de naîveté envers la démocratie et de sectarisme, ouvraient des brèches dans la possibilité pour la révolution de tenir sur un terme même relativement court. Ainsi, en ouvrant la porte de Leningrad, l’île forteresse de Krondstadt mettait en péril le centre de la révolution. Les anarchistes sont friands du fait de souligner les morts causés par les rouges lors de la répression. En revanche, ils sont moins adeptes du fait de disserter sur le programme des insurgés :

  • Légalisation des partis « soviétiques », dans lesquels se trouvaient les Mencheviques et les Socialistes-Révolutionnaires, dont Kerensky, président du gouvernement provisoire, contre-révolutionnaire. Paradoxalement, ils demandaient également des « Soviets sans partis », pour en exclure les bolcheviques.
  • Fin du système des commissaires politiques dans l’Armée rouge. Il n’est pas étonnant alors que les officiers tsaristes présents à Krondstadt aient trouvé ces revendications à leur goût.
  • Liberté du commerce et respect de la propriété paysanne, alors même que leurs zélateurs hurlent au crime dès le que mot NEP est prononcé.

Charles Bettelheim, dans La lutte des classes en URSS, note avec justesse un fait important, qui explique d’ailleurs le programme si proche de celui des anarchistes : les marins, qui avaient été un point d’appui essentiel dans la révolution, avaient été relevés et remplacés par des conscrits ukrainiens, paysans pour la plupart. Chez eux, l’influence des idées anarcho-populistes, y compris antisémites, étaient puissamment installées. L’éclectisme de l’origine politique des cadres (SR ; Menchéviques ; KD ; anarchistes…) rend difficile le fait de savoir s’il avait pu exister des liens avec les centres antisoviétiques en exil. Toujours est-il que ce « Centre national » a vu d’un bon œil la possibilité d’une rébellion et avait anticipé l’idée de s’en servir comme porte d’entrée.

L’écrasement de la rébellion se fait en une journée. Il est précipité par la crainte que la fonte des glaces n’isole la forteresse de la côte, et la mette à la merci des interventionnistes. Bien que douloureux, l’épisode éprouve la solidité de l’assise bolchevique. Car, si la rébellion de Krondstadt dévoile un mécontentement populaire dans une Russie aux abois, son absence d’écho ailleurs, en revanche, montre l’isolement de celui-ci et la confiance des masses envers le Parti Communiste. À la fin, le fait que 11 des 15 membres du Comité Révolutionnaire aient pu trouver sans problème refuge auprès des forces contre-révolutionnaires illustre de manière assez gênante les porosités de l’époque.

Dans le même ordre, l’Ukraine, en pleine période de famine monstrueuse pour les villes, était la clé même de la survie de la population urbaine. L’attitude de plusieurs pontifes de la makhnochina, assassinant les quêteurs bolcheviques, interdisant l’expression des journaux du Parti, refusant les réquisitions, par défense de l’intérêt particulier des paysans contre l’alliance paysanne-ouvrière, créèrent une situation où, en dernière instance, les choses ne pouvaient se régler que par le conflit. Cette situation, regrettable et regrettée, par ailleurs disputée au sein du CC du Parti bolchevique, n’en était pas moins l’application du sinistre principe de réalité dans une lutte à mort où les marges de manœuvres sont nanométriques. Cela n’a pas empêché les anarchistes, par la suite, de bénéficier d’une certaine liberté d’expression, leur organisation disposant d’un siège à Moscou jusqu’à la fin de la NEP.

Il est particulièrement important de souligner que ce point reste une blessure ouverte entre les courants libertaires et les partisans de la révolution prolétarienne. L’Union Libertaire Communiste, fondée cet été, a ainsi publié un manifeste dans lequel elle revient brièvement sur ce point de clivage entre « autoritaires » et « anti-autoritaires ». Ce clivage n’est pas uniquement historiographique. Il n’est pas anecdotique. Il revient sur un point fondamental de la question de la lutte révolutionnaire : celle de « comment gagner ».

« La stratégie de prise du pouvoir par le parti conduit également à des pratiques détestables dans le cadre des luttes quotidiennes : schéma de la courroie de transmission soumettant les organisations de masse et les syndicats aux directives du parti, dirigisme dans la conduite des luttes, faisant à l’occasion prévaloir l’intérêt supérieur du parti sur les nécessités de la lutte. » (Union CL, 2019)

Il n’est pas possible de ne pas souscrire à ces critiques, dans un sens. Cependant, elles sont une lapalissade, car les problèmes organisationnels ont toujours été soulignés tant par les partisans des organisations que par leurs détracteurs. Dans l’idéal, il serait plus simple de pouvoir se passer d’un lourd appareil pour gagner. Mais l’idéal, confronté au prisme de la réalité, se paie en fleuves de sang.

La conception de la révolution, en 2019, et ce malgré l’expérience de centaines d’années de lutte contre le capitalisme, reste toujours fondamentalement marquée par une approche statique de l’attitude de la bourgeoisie et par son inaction. Ainsi, le rapport entre la révolution et la contre-révolution est uniquement sous l’angle d’un « défi ».

« Durant ce processus – où le pouvoir capitaliste est ouvertement défié –, le courant communiste libertaire ne cherche pas à former un « état-major » aspirant à s’emparer du pouvoir d’État. Il pousse au contraire à ce que le pouvoir populaire prenne conscience de lui-même, se consolide, s’étende, et envisage de remplacer le pouvoir d’État.

Le courant communiste libertaire doit contribuer à orienter le processus révolutionnaire vers une solution autogestionnaire, évitant les pièges de la bureaucratisation, sans s’en remettre complètement à la spontanéité. Celle-ci a déjà ­montré, dans l’histoire, son extra­ordinaire puissance créatrice, mais aussi son instabilité.» (Union CL, 2019)

Là réside l’aspect le plus triste, en dernière analyse, de la faillite des organisations libertaires dans leur approche de la question de la révolution. À quoi croient-elles faire face ? À un adversaire qui, sans réagir, laisse tranquillement se développer un mouvement de masse révolutionnaire, laisse faire qu’il « se consolide, s’étende, et envisage de remplacer le pouvoir d’État » ?

« Une période pré-révolutionnaire s’ouvre lorsque l’État est débordé par la montée de la lutte des classes au point qu’il commence à se déliter, et que son autorité est mise en question. Si certains lieux de production sont repris en main par les travailleuses et travailleurs, le patronat lui-même voit sa raison d’être directement menacée. » (Union CL, 2019)

Considérer que la classe au pouvoir se laisserait faire, alors qu’elle possède, en dernière instance, l’intégralité des leviers des moyens économiques, de la propagande, des moyens de répression, cela revient à ne pas regarder l’histoire en face. La bourgeoisie n’hésite déjà pas à transgresser les lois – lois qu’elle impose elle-même ! – pour augmenter son taux de profit, pour accroître ses bénéfices. Croire que, menacée, elle ne réplique pas avec la plus grande sévérité et avec une violence sans bornes, cela revient à tout simplement nier le concept de révolution et à se contenter d’une « amicale pression ».

Si les bolcheviques ont placé si haut le primat de l’organisation, ça n’est pas par un fétichisme atavique, mais bien car il fallait faire face à une action affirmative, positive au sens clausewitzien du terme, contre le peuple, les masses, les révolutionnaires. Dans les faits, lors de la Révolution française, bourgeoise, qui ne mettait pourtant pas en péril le développement du capitalisme, l’ensemble des royaumes se sont coalisés contre elle. Contre la Commune de Paris, l’affrontement entre la Prusse et la France a été temporisé pour liquider ce qui était perçu comme la véritable menace. Dans la Révolution d’octobre, non seulement les révolutionnaires ont fait face non seulement aux classes possédantes de la Russie Tsariste, mais également aux bourgeoisies internationales coalisées entre elles pour écraser cette menace.

Même dans les zones contrôlées par les rouges, la lutte n’était pas terminée. N’ayant pas aboli les capitalistes et leurs soutiens par un acte magique, les communistes devaient agir envers eux. Berkman, dans Qu’est ce que de l’anarchisme (Berkman, Puybonnieux, & Goldman, 2010) fait de la lutte contre les contre-révolutionnaires une lutte basée sur la gentillesse et l’humanité (bien que, à demi-mot, Berkman propose de déporter les opposants à la révolution). Ces principes, profondément positifs, n’en manquent pas moins le point central de l’affaire : la lutte n’est pas contre des individus isolés, mais contre des classes sociales qui ne sont pas abolies magiquement par l’arrivée au pouvoir de la révolution. Ironiquement, soit ce qui est proposé a été appliqué aussi par les bolcheviques (traitement des prisonniers, ralliement des ex-opposants), soit il s’agit de propositions qui ne pourraient s’appliquer que si la victoire était acquise.

« L’autodéfense exclut tout acte de coercition, de persécution ou de vengeance. Elle ne consiste qu’à repousser les attaques et à empêcher l’ennemi de nous agresser. […]« Mais laisserais-tu faire les contre-révolutionnaires s’ils essaient d’influencer le peuple? » Mais oui, laissons les parler tout leur soûl. Les en empêcher ne servirait qu’à créer une nouvelle classe de persécutés. » (P. 361 – 363 Berkman, Puybonnieux, & Goldman, 2010).

Laisserait-on, en France, aujourd’hui, paraître Minute, laisserait-t-on le site de Égalité et Réconciliation publier des appels à la révolte ? Cela explique que, pour l’auteur, « le gouvernement bolchevique est, de l’aveu de tous, le pire des despotisme européens, à la seule exception du gouvernement fasciste en Italie » (P. 214, Berkman, Puybonnieux, & Goldman, 2010)

Réprimant les oppositions, la Russie Bolchevique est placé sur le même plan que le fascisme. Pas étonnant que ces même bolcheviques aient été d’une tendresse toute relative contre ceux qui, préfigurant avec 50 ans d’avance Furet, Courtois et Nolte, assimilaient l’un à l’autre.

Face aux réactionnaires, les choix sont étroits.

Il est vrai que, face aux réactionnaires, à plusieurs reprises, les bolcheviques ont dû agir avec une sévérité terrible. L’exemple de l’exécution du Tsar et de la famille impériale est l’illustration d’un acte qui n’est ni commis par esprit vengeur ou par cruauté, mais qui est le fruit d’une conjonction de paramètres contingents sur lesquels les bolcheviques n’avaient que peu de prise. La capture du Tsar par les bolcheviques entraînait une situation pleine de paradoxes. Si une partie des militants bolcheviques, notamment dans les soviets de l’Oural, avaient réclamé la tête du dirigeant. Cependant, la position de la direction du Parti bolchevique était, par principe, défavorable à la peine de mort et ne jugeait celle-ci utile que dans un cadre de lutte aiguë. De plus les tuer en aurait fait des martyrs. Mais il n’était pas possible pour autant de libérer la famille impériale, celle-ci aurait formé un gouvernement en exil tout comme un point de ralliement pour les forces anti-bolcheviques. En dernier choix, celle-ci est restée à Ekaterinbourg. L’approche des Tchèques et des armées blanches a été le déclencheur de leur exécution. Face au risque de les voir libérés, les bolcheviques ont préféré presser la détente eux-mêmes, le 17 juillet 1918. Si cette exécution a pu scandaliser, elle a montré la détermination à ne pas céder face aux réactionnaires. Elle a aussi entraîné des querelles entre les forces blanches, privées de point de ralliement, se divisant autour des candidats à la succession ou des forces qui voulaient dépecer l’Empire pour leurs maîtres impérialistes. Malgré les reproches qu’il était possible de faire aux bolcheviques, il est douteux que toute autre force ait pu résister aux immenses coalitions lancées contre la Russie soviétique.

Même dans certains cas, il a fallu être implacable dans les réquisitions de blé pour nourrir les villes affamées, pour mettre fin aux grèves contre révolutionnaires contre les agents des transports ou des transmissions, qui isolaient la révolution du reste du pays. Cela a créé des mécontents, des drames, des moments terribles. Sans ces actes, le fait d’être resté à une vision purement économiste, plate, des rapports, aurait conduit à la mort de la révolution. Ce n’est pas la victoire de « l’intérêt supérieur du parti sur les nécessités de la lutte. », mais de l’intérêt supérieur de la lutte politique sur les particularismes des luttes économistes sectorielles. Cette répression, qui a parfois touché de manière dramatique des ouvriers, des paysans, des soldats révolutionnaires ou de pauvres gens était le fait, justement, de la subordination nécessaire, impérative, au succès de la révolution.

Cette considération révèle un caractère contradictoire du gauchisme au sens Léniniste du terme. Il faut que la révolution soit parfaite sans quoi elle n’a pas d’intérêt, et puisqu’elle ne peut être parfaite, mieux vaut ne pas la faire, attendre, végéter, jusqu’à ce qu’une nouvelle opportunité de ne pas la faire se présente. Considérant tout compromis « par principe » inacceptable, autant périr dans l’honneur que d’en faire. Face à Brest-Litovsk, ces individus préféraient être écrasés et tout perdre que de trouver un compromis et de sauver l’essentiel : les moyens de gagner, à termes.

« Imaginez-vous que votre automobile soit arrêtée par des bandits armés. Vous leur donnez votre argent, votre passeport, votre revolver, votre auto. Vous vous débarrassez ainsi de l’agréable voisinage des bandits. C’est là un compromis, à n’en pas douter. “Do ut des” (je te “donne” mon argent, mes armes, mon auto, “pour que tu me donnes” la possibilité de me retirer sain et sauf). Mais on trouverait difficilement un homme, à moins qu’il n’ait perdu la raison, pour déclarer pareil compromis “inadmissible en principe”, ou pour dénoncer celui qui l’a conclu comme complice des bandits (encore que les bandits, une fois maîtres de l’auto, aient pu s’en servir, ainsi que des armes, pour de nouveaux brigandages). Notre compromis avec les bandits de l’impérialisme allemand a été analogue à celui-là. » (Lénine, 1918)

Cependant, même la victoire assurée au sens militaire du terme, le Parti bolchevique s’est retrouvé, en interne, dans une situation inattendue du fait de sa nature même.

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