Un dilemme imposé.
Si les résultats de cette élection étaient prévisibles, ils n’en ont pas moins suscité quelques sueurs froides. Notamment le fait que la finale se soit déroulée entre la ligne libérale et la ligne chauvine-protectionniste. Marine Le Pen contre Emmanuel Macron fut un duel perçu comme le match du fascisme contre la démocratie. C’est une exagération quelque peu abusive de la situation. Cependant, elle soulève quelque chose d’important, c’est le fait que ce dilemme fut la seule chose que les urnes eurent à proposer.
Cette confrontation, pourtant, n’est pas tombée comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage. Preuve en est la très faible réaction -quasi inexistante à certains endroits- à l’annonce du résultat. Contrairement à 2002, pas de scène de choc, de stupeur, peu de manifestations spontanées, peu d’appels à sortir, peu de récits présentant la chose comme une fin du monde.
Un désarroi, un dégoût -certes- mais nullement un engouement, un élan pour un front républicain devant défendre la République contre une hypothétique percée fasciste. La raison en est simple : cette configuration était attendue, prévisible. Elle n’est pas le résultat d’un blitz du FN, mais clôture un long processus, entamé depuis des années.
24% pour Emmanuel Macron ; 21% pour Marine Le Pen au premier tour, 66.06% au second, contre 33.94 %, avec 25% d’abstention -un record. Une élection atypique, laquelle a porté des candidats en rupture par rapport à la tendance au bipartisme.
Par ailleurs, cette campagne permet d’assister à l’essoufflement des partis traditionnels. Ceux-ci ne semblent pas avoir les faveurs des électeurs. Ils évoquent, chacun dans leur style particulier, les trahisons, les mensonges, les déceptions. Ils évoquent un concept passé de mode, archaïque, nébuleux.
Une “mode” apparaît, celle du “mouvement”. Ainsi, En Marche !, la France Bleue Marine, la France Insoumise, ne sont pas des partis. Ils sont des organisations ad hoc, des mouvements, censés, dans l’imaginaire des électeurs, casser les clivages traditionnels, briser les oppositions. Surtout, ils apparaissent comme quelque chose de transparent, de clair. Comme découlant de l’autorité d’un chef, d’un dirigeant, entouré de son équipe.
Ils sont à l’image de cette histoire de France romancée, cette histoire-bataille faite de grands hommes et de grandes femmes, faite d’actes d’héroïsme sous l’action d’un leader, d’un général -d’un maréchal pour certains. Elle nie le rôle des masses, le rôle des forces sociales, le rôle de l’idéologie.
Cette conception basée sur un pouvoir incarné, sur le fait de placer la confiance dans un leader plus que dans une conception politique, est -par essence- une illustration de l’influence réactionnaire.
Marine Le Pen ; Emmanuel Marcon ; Jean-Luc Mélenchon étaient suivis par des individus qui tenaient un discours contradictoire avec les positions de leur dirigeant, mais qui projetaient sur eux leurs propres désirs, leurs propres fantasmes.
Il suffit de débattre avec les fanatiques de Mélenchon pour s’en convaincre : sur la question de l’impérialisme français, le tribun s’est toujours montré d’un chauvinisme assumé. Sur les rapports internationaux, il place la France en dominion de l’Allemagne et des USA. Pourtant, nombre de ses soutiens restent persuadés de son internationalisme, de son fond “rouge”, et refusent d’accepter la réalité.
L’entretien du flou devient un point de ralliement, le fait de donner des principes généraux dans lesquels chacun peut voir ce qu’il veut voir. Au final, comme sur la question de la colonisation pour la FI, le chef ne tranche pas tout, mais chacun peut se revendiquer de sa pensée. Cela permet de tenir des positions contradictoires sans pourtant, en apparence, perdre en cohérence. En somme, il s’agit d’une victoire du modèle d’organisation gaulliste.
A l’inverse, chez les organisations communiste, la ligne de démarcation est un point fondamental, les débats se tranchent, parfois d’ailleurs avec une ardeur qui confine à la précipitation. Non pas par goût du totalitarisme, mais car la cohérence, l’unité d’action, l’unité de volonté, est la base du mouvement révolutionnaire.
En revanche, quand l’objectif est de ratisser large, le flou peut dominer sans le moindre soucis.
Et cela, pour Macron, a fonctionné à merveille.
L’aventure en solo, tentée par Lecanuet, Rocard et d’autres, est, aujourd’hui, la première à être couronnée de succès. Une anomalie dans un système considéré comme favorisant grandement le bipartisme et la stabilité.
De même, la place dans la “niche écologique” de la droite traditionnelle est prise par Marine Le Pen.
Emmanuel Macron à manœuvré particulièrement habilement, en apparaissant comme une alternative crédible, comme un centre de gravité permettant aux rats, quittant les navires-fantômes, de le rejoindre. Portant la synthèse entre les positions opportunistes de la ligne Hollande et celles des libéraux, ce coup de poker s’est montré payant.
Macron illustre à la perfection la conception gaulliste des organisations : un candidat, un front constitué de manière tactique, peu de programme. L’essentiel est l’arrivée au pouvoir, le reste se négocie par la suite.
Il est possible, dans une certaine mesure, de trouver une analogie dans les tactiques militaires employées par le passé.
Le leader de En Marche ! serait, ainsi, un émule de Heinz Guderian et de ses divisions de Panzern : fracturant le front fixe de ses adversaires, coupant leurs voies de communication, s’infiltrant, contournant… A aucun moment il ne cherche l’anéantissement frontal de ses adversaires, mais uniquement à les encercler, à les forcer à la reddition. Même contre plus fort que soi, cette tactique peut s’avérer payante.
Dans sa lutte contre deux forces massives, les Républicains et le PS, il est vrai que le nouveau venu a bénéficié d’augures favorables : un Fillion hors jeu et un PS décati. Cependant, rendons à César ce qui revient à César, son esprit tactique fut à la hauteur du challenge.
A l’inverse, la lente montée en pression du Front National évoque celle d’un général de la Première Guerre mondiale. Elle correspond à une avancée effectuée face à une défense extrêmement puissante, qui balaie ses tentatives de gains territoriaux.
Le FN envoie ses hordes réactionnaires à l’assaut et gagne peu. Mais ce que cette organisation gagne, elle le garde solidement. Son électorat est, en effet, fidèle. Ce ne sont pas les appels d’un Mélenchon qui lui feront changer d’avis. Ainsi, cette organisation, tranchée après tranchée, gagne peu à peu un espace qui demeure le sien.
Dans les débats, ironie des ironies, sa méthode devient un Stalingrad fasciste. Une artillerie faite de rumeurs, de fake news, d’ “infaux” ; des débats dans la boue de son idéologie réactionnaire, dans une rhétorique fallacieuse digne d’un combat de rue oratoire. Le FN frappe et laisse des séquelles. Même lorsque la vérité éclate, il reste, dans l’esprit du public, les stigmates de l’attaque.
Maîtres du chaos, les fascistes cherchent systématiquement à masquer leurs lignes. Attaques sur la gauche, attaques sur la droite… tout est permis tant que cela accroît l’influence de l’organisation, de ses relais, de son idéologie.
Même si ses élus sont des champions de la corruption, même si leurs mairies sont des capharnaüms, le FN reste l’organisation capable de canaliser la colère, de canaliser les voix de nombreux sans-partis.
L’échec face à Macron, lors du débat du second tour, ne doit pas masquer la réalité : le fait que celui-ci ait eu lieu est déjà, en soi, une illustration de l’avancée de ses positions au sein de la société. Et ce, malgré que les “courtes jambes” du FN, son incapacité à développer une stratégie cohérente, aient offert les lauriers de la victoire à Emmanuel Macron.
Surtout, au fur et à mesure de son matraquage, celui-ci a réussi un tour de force impressionnant : il s’est placé au centre du débat idéologique. Ce sont désormais ses mots d’ordres qui dictent la position des autres organisations, sa vision du monde qui prend une place hégémonique.
Cette incapacité à triompher de son adversaire est une défaite tactique, mais ne remet pas en cause le fait que le Front National devienne un acteur de l’opposition. De marginal, le Front National est devenu un point de bascule dans le débat. Les positions des organisations politiques tendent, de plus en plus, à se prendre relativement à la position du FN. Ses thèmes de campagne : la question des immigrés, la question de la domination par l’Europe, la question de la sécurité, sont devenus les enjeux centraux des débats.
Ce succès n’est nullement celui d’une étoile filante, mais tout ceci est bel et bien le fruit d’un long processus. De nombreuses forces ont été les acteurs de cette progression, y compris -tristesse- dans le camp des progressistes.
La bourgeoisie ne dépend pas des fascistes, à l’heure actuelle, pour assurer sa sauvegarde. Cependant une opposition formée par le FN est un bénéfice faramineux. Elle forme une contre-assurance idéale.
La bourgeoisie n’a pas besoin, par ailleurs, du FN pour instaurer un régime caporalisé et durci. Comme nous le mentionnons dans notre analyse du débat du second tour : “Il n’existe pas de muraille de Chine, ni de dispositions légales protectrices, qui peuvent intégralement prémunir contre un passage de la démocratie bourgeoise à un système de type fasciste. Si certains esprits mécanistes considèrent que Le Pen est directement égale à “fascisme” et, à l’inverse, que Macron est directement et immuablement égal à “démocratie”, politiquement ceci est une fausseté. Les facultés de résilience de la société civile peuvent tout à fait entraver les tentatives de Le Pen d’appliquer son programme à la lettre, tandis qu’elles peuvent être neutralisée par le centrisme apparent de Macron. Dans une situation difficile ou critique, un centriste peut très bien recevoir l’ordre d’appliquer un régime caporalisé. N’oublions pas que les fossoyeurs de la révolution Spartakiste d’Allemagne, que ceux qui tentèrent d’étrangler la révolution bolchevik, portaient l’un et l’autre la Rose du socialisme, étaient tout deux des gens “de gauche”, progressistes et démocrates.”
Toujours est-il que, à l’heure actuelle, Emmanuel Macron, le plus jeune président de la République, est le héraut parfait de la bourgeoisie. Mais cet adoubement est, là aussi, le fruit d’un long trajet.