OPA sur l’école : le maître de Zemmour avance ses pions

Le milliardaire Bolloré s’est emparé de plusieurs maisons d’édition, notamment celles détenues par le groupe Lagardère et le groupe Havas. Bolloré est devenu en quelques années un mastodonte des médias. Médiapart en a parlé comme d’une concentration verticale et horizontale sans précédent. Fait inquiétant, il possède désormais 84 % de l’édition parascolaire, 74 % de l’édition scolaire. Cette situation de quasi-monopole, Vincent Bolloré compte bien l’exploiter au maximum.

L’empire médiatique de Bolloré n’est pas qu’un moyen de faire de l’argent. C’est aussi une fin en soi : celle de posséder ses propres organismes de propagande, qu’il utilise pour faire passer ses conceptions du monde. Avec une figure de proue, son propagandiste préféré : Zemmour.

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L’Empire médiatique de Bolloré : une machine de guerre en marche.

Zemmour est-il nazifié ?

Zemmour a dépassé le stade du commentaire raciste et provocateur. Il a dépassé le stade des « dérapages » racistes du temps de Le Pen. Il a fait la démonstration lors du « grand oral » organisé par le syndicat Alliance, de sa vision complètement nazifiée du monde. Et nous pesons nos mots. Zemmour a démontré là sa maîtrise du racisme dépassionné, froid et calculateur, qui veut qu’il existe deux civilisations incompatibles et qu’il faut donc que l’une anéantisse l’autre. Il a réitéré ces propos au micro de France Inter, déclarant que les policiers sont « les objets d’une lutte qui les dépasse, d’une guerre de civilisation. Il ne peut pas y avoir deux civilisations sur un même territoire. »

Et cela passe comme une lettre à la poste : le terrain a été longuement préparé en amont.

Zemmour ne dit pas un seul mot que son maître ne pense pas. Mais, auparavant, la grande bourgeoisie française recherchait des solutions libérales à ses problèmes : bien qu’extrêmement réactionnaire, elle choisissait des candidats centristes pour réaliser ses projets. Bolloré est un de ceux qui jettent le masque : il a été marginalisé, dans ses rapports à l’État, par d’autres cliques de milliardaires. Pour revenir il lui faut donc prendre les rênes du pouvoir. Et pour cela tout est bon.

Il a donc adjoint une nouvelle corde à son arc : celle des livres scolaires, et plus particulièrement des livres d’Histoire-Géographie. Pour une clique qui se targue de lutter contre la « propagande antiraciste, féministe, LGBT et écologiste » à l’école, il est évident que les manuels sont une arme redoutable.

Le manuel : un outil normatif

La question de l’histoire scolaire est une obsession très française. Dans quasiment aucun autre pays le contenu des programme ne se traite à un tel niveau hiérarchique et fait l’objet d’un tel échange de passions publiques. L’une des raisons est dans son histoire même : l’Histoire de France est, depuis le XIXe siècle, un des vecteurs du nationalisme, notamment au travers du Roman National, construit après la défaite de 1870 pour compenser le “déficit d’amour” des français pour leur pays. L’histoire scolaire contribue à façonner un univers mental dans lequel évoluent toute leur vie les anciens élèves. Ainsi, l’omniprésence du livre « Le tour de la France par deux enfants », utilisé jusque dans les années 1950, dans lequel les races sont définies et hiérarchisées, a joué un rôle considérable dans la justification de la colonisation et dans le fond culturel raciste.

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C’est avec ce genre de livres que les enfants de 1870-1950 découvraient le monde.

La droite conservatrice et l’extrême-droite se plaignent constamment des programmes scolaires d’histoire et des manuels. Ils reprochent à ces derniers de ne plus faire aimer la France et de ne plus montrer sa grandeur. Ils reprochent aussi la fin de procédés narratifs qui traitaient « La France » comme une personne, comme une entité monolithique qui aurait une identité propre, et qui ne serait que superficiellement divisée en classes sociales et en courants politiques. C’est une marotte qui revient sans cesse dans les torchons écrits par Zemmour ou dans les livres écrits par la droite réactionnaire, comme ceux écrits par Vincent Badré1. Prendre le contrôle des manuels scolaires, c’est pouvoir, en catimini, prendre aussi le contrôle de l’histoire officielle, et aussi, de l’enseignement civique.

L’histoire scolaire comme champ de bataille

C’est un constat que nous partageons pourtant : le passage, au milieu des années 1990, de l’histoire critique de la période Mitterrand (auquel il faut reconnaître de grandes vertus !) à l’histoire notionnelle de Berstein et Milza a été un vrai choc culturel. L’Histoire est passée d’un sujet de débat, d’un sujet de controverse et de rivalité d’analyses, à un simple canevas servant à illustrer des notions. Une de celles qui émergent dans cette décennie de défaites est celle du totalitarisme : elle est utilisée, en contradiction totale avec l’évolution florissante des historiographies universitaires, uniquement dans le but d’assimiler nazisme et communisme, et de condamner ce dernier. Il s’agit d’un puissant outil. Et les réactionnaires comme Bolloré en ont pleinement conscience.

Racheter les principaux éditeurs de manuels scolaire, c’est permettre, sans avoir le pouvoir, d’influencer les choix d’études, les problématiques, les documents et les représentations des élèves. Certes, la corporation des enseignants, et particulièrement celle des enseignants d’histoire-géographie, très à l’affût de ce genre de manœuvres2, va contrebalancer partiellement cette OPA sur l’esprit des élèves. Mais dans la bataille de longue durée que livrent les ultras de la réaction, il n’est pas dit que cela n’ait pas de conséquences. Dans tous les cas, cet achat contribue à accentuer l’emprise du boa constricteur fasciste sur la société.

Nous accordons une grande importance à l’Histoire en tant que science sociale contribuant a fédérer et à organiser les autres (sociologie, anthropologie, géographie sociale…), mais aussi en tant que vecteur de culture générale. Laisser les tentacules de Bolloré et de Zemmour s’immiscer dans cette science, que ce soit par le pamphlet ou par le manuel, c’est dégarnir un flanc de la protection contre l’avancée de l’extrême-droite.

L’histoire est un champ de bataille. Les réactionnaires classiques l’avaient bien compris. Leurs émanations « soft » aussi. Le discours d’un Lorànt Deutsch ou d’un Stéphane Bern est un discours qui rejette la démocratie et la République, et qui défend la supposée grandeur et le faste du passé, pour l’opposer à la supposée médiocrité et décadence d’aujourd’hui. Lorsque ces individus commettent un livre d’histoire, ou quand Zemmour la falsifie sans la moindre vergogne, il faut un travail immense pour rétablir la vérité. Et ce travail immense ne bénéficie nullement ni de la même diffusion ni de la même médiatisation.

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Les livres écrits pour répondre à Zemmour sont souvent de grande qualité. Mais ce n’est pas lu par le même public.

Les livres écrits pour contrer Zemmour, et donc par extension Bolloré, Le venin dans la plume, ou La falsification de l’histoire, doivent être lus et diffusés. Mais ils ne peuvent gagner une bataille asymétriques seuls. Il nous faut aussi être capable de proposer un projet de société auquel ceux et celles qui subissent l’exploitation puisse adhérer. Ne pas juste répondre, mais développer nos propres thèses et notre propre vision de l’histoire : celle qui restitue à sa juste place l’affrontement entre le capital et le travail, entre les exploités et leurs exploiteurs, entre l’avenir et l’effondrement écologique et social.

1Badré, V. (2012). L’histoire fabriquée? Ce qu’on ne vous a pas dit à l’école. Éditions du Rocher.

2Et traditionnellement marquée à gauche.

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