Le travail ouvrier, une magie ?

« Lorsque tu vas sur une ligne de production, c’est pas une punition. C’est pour ton pays, c’est pour la magie ».

Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, s’est écriée ceci lundi 11 octobre. Cette phrase a suscité l’hilarité d’une partie de l’échiquier politique. A raison.

Pourtant, il y a du vrai quelque part dans cette affaire de magie.

Dans l’acte créateur du travail, de la transformation de la matière brute en produit fini, utile à la société, il y a une forme de magie. Cette magie du travail utile est quelque chose qui a donné ses lettres de noblesse au travail d’ouvrier et d’ouvrière. La fierté de participer à des constructions d’ensemble, monumentales, la fierté de contribuer à l’enrichissement global d’une société en créant de ses mains des richesses matérielles…

De ce point de vue là, il y a effectivement une magie, et une magie qu’il faut défendre : elle est créatrice, elle est émancipatrice, elle est celle qui permet de sortir des sociétés agricoles, celle qui permet d’ouvrir la voie de l’avenir de l’humanité : un avenir dans lequel nous travaillons ensemble, nous produisons ensemble, et nous partageons ce que nous produisons selon nos besoins.

Mais cette magie est pour le moment une magie qui ne sert qu’un maître. Et ce maître est avare de partager les richesses, par contre, il s’abreuve de sueur et, parfois, de sang.

Une magie alimentée par le sang.

Car on ne peut renier qu’il existe aussi une réalité moins reluisante. Et nous sommes loin, là, de la magie.

  • Celle de l’aliénation. Les ouvriers et ouvrières, dans le modèle fordiste, sont réduits à des rouages répétant sans cesse les mêmes opérations, parfois sans savoir même quelle est la finalité de ce qui est produit. Cette dépossession et cette répétition réduit la valeur du travail, épuise psychologiquement, use physiquement.
  • L’usure et la répétition marque les corps et les esprits. Cette usure importante a d’ailleurs fait que le modèle de Ford à mis du temps à s’imposer. Sa politique des « hauts salaires » ne parvenait pas à fidéliser les travailleurs. La dépense physique et nerveuse du travail à la chaîne étant jugée plus coûteuse que le bénéfice d’un salaire symboliquement plus élevé.
  • Car les dangers sont nombreux, et la France a longtemps rechigné à sécuriser ses outils de production. C’est sous la pression de l’UE que des normes de sécurité contraignantes sont adoptées, en 1993. De plus ce n’est que tardivement que la responsabilité juridique des employeurs est engagée en plein dans les accidents du travail. Auparavant ils étaient vu comme l’expression du fatum, du destin, aujourd’hui, ils peuvent être considérés comme des homicides.

733 morts au travail en 2019. Et derrière les morts, les blessés. 655 715 accidents du travail ont été comptabilisés, dont 99 000 sur le trajet. 50 % sont liés à la manutention, 28 % des chutes, 8 % l’utilisation d’outillage. Ce sont très majoritairement des accidents qui touchent l’usine, la logistique et le BTP. 50 392 maladies professionnelles ont été reconnues. Dans 44 492 cas, ce sont des TMS, Troubles Musculo-Squelettiques, troubles qui touchent notamment largement les personnes travaillant de manière répétitive. La France, encore une fois, est en retard, particulièrement par rapport aux pays anglo-saxons, dans lesquels la culture de la sécurité au travail est tout autre. En France, le paternalisme étouffe la plainte.

La pression du manager, contremaître nouvelle génération, tout comme celle des Ressources Humaines, s’est déversée de l’usine sur le reste de la société. Dans Libres d’obéir : le management, du nazisme à la RFA, l’historien nous construit une histoire du management. Une histoire qui tire ses racines dans la recherche, dans le IIIe Reich, d’une société productive et heureuse de l’être. Une productivité au service, comme dans la phrase de la secrétaire d’État de « ton pays ». Un « ton pays » qui camoufle mal un « ton patron ». Dans la magie du happy management, du travailleur heureux, patriote et productif, c’est ce qui est recherché : un bon outil, une bonne ressource.

Les ministres n’ont que fort peu souvent de mots pour les maux des ouvriers. Leurs morts sont des faits divers, tandis que le moindre policier tué, par lui-même ou par quelqu’un d’autre, débouche sur des grands titres et sur des grandes lois. Le fait est que le régime tient sur sa police, et que satisfaire les peines des prolétaires n’est pas dans ses ambitions. Ou alors, c’est un compromis.

La réalité est que notre secrétaire d’État, comme ses supérieurs, n’a qu’un intérêt partiel pour le bien-être des travailleurs et des travailleuses. Il est une équation qui se mesure en jours perdus, en amendes, en absentéisme, en grèves. Parfois, il faut flatter, comme à la veille de la présidentielle, parfois il faut frapper, comme dans l’emploi du management par la terreur, notamment dans certains secteurs comme France Télécom. Si pousser au suicide ou faire courir des risques pour la santé est plus rentable que soigner et améliorer, on ne fait rien.

Happy management contre produire pour servir.

Nous-mêmes, nous avons un regard autre sur cette question. Comme nous l’avons mentionné en introduction : il y a une certaine magie dans l’acte de transformation de la matière en objet. Cette magie, nous ne voulons pas l’étouffer, mais au contraire, lui permettre de couvrir le monde. Ça n’est pas uniquement en étant « contents de produire », en faisant, nous aussi, du happy management, mais en réalisant les choses différemment.

Pour nous, la magie de la production n’est pas dans la quantité produite, elle n’est pas dans le luxe, mais elle est dans la capacité de la production à répondre aux besoins de l’humanité. Pour les capitalistes, il est exclu de remplacer le travail humain par l’automatisation, car on ne peut sous payer les machines, et donc on ne peut gagner de plus-value sur leur travail. Pour nous, la question ne se pose pas : le profit n’est pas notre but. De nombreuses tâches, aujourd’hui, peuvent être automatisées et permettre à de nombreuses personnes de travailler moins ou de se consacrer à autre chose, à étudier ou à s’épanouir.

Nous voulons pouvoir créer le système économique dans lequel la production est là pour répondre aux besoins de la population dans la mesure des capacités de la planète. Quelque chose qui cesse de ruiner les bases de notre survie, et qui nous permettre d’aller vers l’avenir. Demain, qui sait, les machines à commande numériques, les impressions 3D métalliques, feront des usines des lieux de magie sans opérations humaines, mues par le ballet des robots.

Mais dans l’intervalle, nous le répétons : il y a une vraie fierté à être de ces magiciens du bois, de l’acier, de l’aluminium, une vraie fierté à être quelqu’un qui vit pour répondre aux besoins des autres !

Annexe : un exemple hypnotisant de machine-outil à commande numérique.

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