Question-réponse sur l’impérialisme et la guerre

I. Sur la théorie du contre-hégémonisme

1. Question

« Que pensez-vous de la théorie de l’hégémonisme et du contre-hégémonisme que l’on retrouve sous certaines formes chez des gens comme Saïd Bouamama ou Georges Abdallah, ou chez des organisations comme le Pôle de renaissance communiste en France (PRCF) ?

Selon celle-ci, l’impérialisme américain, grâce au pétrodollar notamment, aurait réussi à établir une hégémonie totale sur le monde, avec un contrôle du marché mondial et une vassalisation des autres pays (qui est évidemment inégale en fonction des pays), qui se traduit par ce qu’on voit depuis les années 90. Par conséquent, il serait juste d’appuyer temporairement les BRICS et la multipolarité, dont la montée en puissance est symptomatique du déclin de l’hégémonie américaine ; car, il serait objectivement progressiste pour le monde que ce colonisateur géant que sont les USA perdent en puissance, et que de toute manière, même après une perte énorme de puissance des USA, les impérialismes concurrents comme la Russie et la Chine ne seront pas en mesure pour une longue période de devenir des impérialismes hégémoniques comme le sont aujourd’hui les USA.

Surtout, nous sommes actuellement en l’absence d’un mouvement communiste international avec des partis forts de millions d’adhérents. Donc, il serait faux de vouloir parler de défaitisme révolutionnaire pour les deux camps impérialistes (USA/Russie-Chine), au vu du fait que ne sommes pas dans une période comme celle de la 1re Guerre mondiale ou de la guerre russo-japonaise plus tôt, où les pays belligérants avaient d’énormes partis ouvriers (rien qu’en Russie le POSDR était déjà énorme en 1904) ; et il faudrait au contraire appuyer ce qui est objectivement le plus progressiste, à savoir lutter du côté de ce qui remet en cause la domination unilatérale des USA.

Cette position est assez partagée parmi les marxistes-léninistes dans le monde et dans le Sud global particulièrement. »

2.Réponse

Nous ne lisons pas Saïd Bouamama. Notre réponse ne portera donc que sur la théorie du contre-hégémonisme telle que vous nous la présentez. Cependant, celle-ci recoupe en bonne partie les théories de la dépendance chez d’autres auteurs et autrices que nous lisons, comme Samir Amin.

Premièrement, nous pensons que les USA n’ont pas d’hégémonie impérialiste mondiale à proprement parler.

Les USA ont une hégémonie dans l’alliance interimpérialiste occidentale, qui elle-même a une hégémonie impérialiste mondiale, depuis la fin de la 2de Guerre mondiale. C’est pour cela que nous parlons des pays impérialistes hégémoniques (l’Occident, dont le Japon) et challengeurs (Russie et Chine) ; mais pas de l’hégémonie d’un seul pays impérialiste occidental. Dans l’histoire du capitalisme, nous pensons que seule l’Angleterre du milieu du XIXe siècle avait une hégémonie sur le marché mondial à elle seule (c’est le « monopole commercial de l’Angleterre » dont parle Lénine, qui avait déjà été brisé lorsque le capitalisme est devenu impérialiste, à la fin du XIXe siècle). Aujourd’hui, les USA ne sont « que » le pays impérialiste le plus puissant dans l’alliance de pays impérialiste la plus puissante.

Il est tout à fait correct de dire que les USA sont de loin le pays impérialiste le plus puissant, et qu’ils ont des moyens économiques et politiques de domination impérialiste du monde incomparablement plus développés que n’importe quel autre pays impérialiste aujourd’hui, dans ou en dehors de leur alliance. Le « pétrodollars » (c’est à dire, le monopole stratégique monétaire des USA) n’est qu’un exemple parmi d’autres : les USA ont les monopoles stratégiques les plus développés de tous les pays impérialistes. Cependant, « hégémonie » signifie « commandement » et non pas « le plus fort » ; or, les USA sont le pays impérialiste le plus fort mais ils ne commandent pas seul l’ensemble du système capitaliste-impérialiste mondiale — ils le commandent dans une alliance avec d’autres pays impérialistes.

Qu’est-ce que cela change — concrètement ? Ne pas surestimer les USA, c’est d’une part ne pas sous-estimer les autres pays impérialistes, au premier desquels, le nôtre ; et c’est d’autre part ne pas sous-estimer les contradictions interimpérialistes à l’intérieur de l’alliance interimpérialiste occidentale, c’est-à-dire les conflits économiques et politiques entre les pays impérialistes hégémoniques. Qualifier la puissance américaine d’« hégémonique », c’est la considérer comme qualitativement supérieure à celle de tous les autres pays impérialistes, ce qu’elle n’est pas — selon nous, la différence est réelle, mais elle n’est que quantitative.

Il y a toujours eu et il y aura toujours des pays impérialistes plus puissants que d’autres, voire beaucoup plus puissants que d’autres. Aucun pays impérialiste n’a été aussi puissant que les USA dans l’absolu, mais l’Angleterre ou la France l’ont déjà été aussi puissant que les USA relativement aux autres pays impérialistes. Il est facile d’oublier qu’à l’apogée de leur empire colonial, entre la 1re et la 2de Guerre mondiale, l’Angleterre et la France dominaient directement 1/3 de la superficie mondiale, dans laquelle vivait 1/4 de la population mondiale en 1939. Aux colonies, il faut rajouter les semi-colonies que l’Angleterre et la France dominaient indirectement (Amérique latine, Empire Ottoman/Turquie, Perse, Chine, etc.). Au total, pendant toute la première période de l’impérialisme, entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe (soit environ un demi-siècle), la quasi-totalité des pays du monde était dominée directement ou indirectement principalement par l’Angleterre ou la France — les autres pays impérialistes étaient très loin derrière ceux-ci !

Les USA sont très puissants, une telle puissance absolue est particulière à notre époque de l’impérialisme (1945-présent), mais une telle puissance relative ne l’est pas, elle existait déjà dans la précédente époque de l’impérialisme (1900-1945). Nous avons toutes les raisons de penser qu’une telle puissance relative — qui était hier celle de l’Angleterre et de la France, et qui est aujourd’hui celle des USA — est générale à toute l’époque de l’impérialisme. Or, dans les questions que vous nous posez, c’est bien la puissance relative des USA (leur « hégémonie ») qui nous intéresse.

L’hégémonie occidentale est devenue plus forte dans les années 90, après l’effondrement de l’URSS, mais nous ne pensons pas qu’il y ait eu un changement qualitatif dans l’hégémonie en question. Le social-impérialisme soviétique a disparu, mais il a été remplacé par l’impérialisme russe et chinois. Ceux-ci étaient très faibles dans les années 90, mais depuis les années 2010, ils font reculer l’hégémonie occidentale.

Au sujet de l’hégémonie, vous pouvez aller lire la partie « Les alliés européens » de notre article « Les luttes interimpérialistes et la lutte idéologique »1.

Deuxièmement, nous pensons qu’il est faux et très dangereux de parler de « vassalisation » de pays impérialistes par d’autres pays impérialistes.

Les bourgeoisies impérialistes de tous les pays impérialistes sont toujours aussi agressives, même si leur marge de manœuvre peut être réduite par les conditions de telle ou telle alliance dans laquelle elles évoluent. D’une part, tous les pays impérialistes ont toujours leur propre bourgeoisie impérialiste qui surexploite le reste du monde par ses propres moyens autonome de ceux de la bourgeoisie impérialiste américaine ; d’autre part, tous les pays impérialistes font toujours des alliances avec d’autres pays impérialistes pour servir leurs propres intérêts impérialistes, dans la mesure de ceux-ci.

Parler de « vassalisation » reviendrait à dire que, sinon les USA, les pays impérialistes occidentaux ne sont plus vraiment impérialistes, ou indirectement seulement, comme intermédiaires des USA. Selon nous, cela ne correspond pas à la réalité : par exemple, la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne sont toujours autonomes économiquement et politiquement dans leur surexploitation du monde. Bien sûr, parce qu’ils sont alliés des USA, ils profitent des conditions de cette alliance pour déléguer un certain nombre de dépenses militaires aux USA en échange du respect de l’hégémonie américaine à l’intérieur de cette alliance. Cependant, cela n’en fait pas des « vassaux » des USA. Les pays impérialistes occidentaux sont alliés avec les USA, mais ils pourraient quitter cette alliance sans cesser d’être impérialiste (ils ne dépendent pas des USA pour surexploiter le monde) et ils n’appartiennent à cette alliance que parce que c’est celle qui sert le mieux leurs propres intérêts impérialistes (ils ne servent les USA que dans la mesure où les USA les servent eux-mêmes). Les intérêts occidentaux divergent entre eux, les intérêts de la bourgeoisie française, allemande, anglaise ou américaine ne sont pas les mêmes, et elles coopèrent autant qu’elles rentrent en conflit. Par exemple, la bourgeoisie française défend ses intérêts particuliers contre ceux de la bourgeoisie allemande, toutes les deux sont alliées pour défendre leurs intérêts particuliers communs contre ceux de la bourgeoisie américaine, et toutes les trois sont alliés pour défendre leurs intérêts particuliers communs contre ceux de la bourgeoisie russe et/ou chinoise. Parce qu’elle dure depuis maintenant 80 ans, il est facile d’oublier que l’unité de l’Occident n’est qu’une alliance interimpérialiste comme une autre, c’est-à-dire une alliance de concurrent, qui peut très bien disparaître comme elle est apparue.

Parler de « vassalisation » équivaut à parler de « semi-colonisation », et donc à affirmer que certains pays impérialistes sont en fait des pays semi-coloniaux. Cette erreur théorique est très grave, parce qu’elle implique des erreurs politiques elles-mêmes très graves : 1) délaisser la lutte anti-impérialiste contre notre bourgeoisie ; 2) soutenir la lutte interimpérialiste de notre bourgeoisie contre d’autres bourgeoisies impérialistes ; et 3) confondre les tâches d’une révolution communiste dans un pays impérialiste avec celle d’une révolution démocratique anti-impérialiste dans un pays semi-colonial. Ces erreurs politiques très graves se retrouvent toutes dans le cas du PRCF (défense de la francophonie en Afrique, défense de la France contre l’UE, condamnation de l’OTAN mais pas de la France, adhésion au nationalisme, stratégie d’alliance avec les forces patriotiques, etc.) mais elles sont cohérentes avec la théorie du contre-hégémonisme. Nous ne pensons pas que le PRCF ait une compréhension erronée de la théorie du contre-hégémonisme, nous pensons seulement que le PRCF est allé au bout des conclusions politiques de cette théorie.

Troisièmement, nous ne pensons pas que remplacer l’hégémonie occidentale par une non-hégémonie soit progressiste.

Dans le système capitaliste-impérialiste, lorsqu’il n’y a pas d’hégémonie, il y a lutte pour l’hégémonie. Entre la fin du XIXe siècle et 1945, il n’y avait pas d’hégémonie impérialiste, d’où la 1re et 2de Guerre (inter)impérialiste mondiale pour l’hégémonie impérialiste. Lorsqu’il n’y a pas d’hégémonie, elle a tendance à apparaître (comme celle de l’Occident après 1945), et lorsqu’il y a une hégémonie, elle a tendance à disparaître (comme celle de l’Occident aujourd’hui). Cette nécessité historique existe objectivement, indépendamment de la volonté des individus, des groupes et même des classes.

Nous ne comprenons pas en quoi soutenir des bourgeoisies impérialistes plus faibles que d’autres et des bourgeoisies compradores soumises à ces bourgeoisies impérialistes seraient progressistes. Qu’une bourgeoisie impérialiste soit non hégémonique ne lui donne pas un caractère relativement progressiste. Qu’une bourgeoisie compradore soit soumise à des pays impérialistes non hégémoniques ne lui donne pas un caractère relativement progressiste non plus. L’alliance temporaire avec une bourgeoisie impérialiste ou compradore, ou une frange de celles-ci, est toujours possible : par exemple, avec une frange démocratique de la bourgeoisie impérialiste contre le fascisme, ou avec une frange nationale de la bourgeoisie compradore contre la colonisation ou l’invasion. Ceci dit, toute alliance du prolétariat avec une autre classe que le prolétariat est une lutte pour neutraliser sa direction de classe autonome, pour lui substituer la direction du prolétariat. Lorsqu’une classe ou une frange d’une classe est relativement progressiste, cela signifie que le prolétariat peut en profiter dans sa lutte, pas qu’il devrait « aider » la lutte de cette classe.

D’une part, nous avons du mal à voir en quoi soutenir les BRICS aurait quoi que ce soit de révolutionnaire, et d’autre part, nous pensons que cela placerait le prolétariat sous direction de la bourgeoisie impérialiste ou compradore des BRICS plutôt que l’inverse. Ça ne serait pas la bourgeoisie de ces pays qui servirait le prolétariat international, mais le prolétariat international qui servirait la bourgeoisie de ces pays. La direction du prolétariat dans tous les pays serait affaiblie, parce que les intérêts du prolétariat seraient soumis aux intérêts de la bourgeoisie de ces pays. Il y a une différence entre exploiter les conflits interimpérialistes (ce qu’il faut toujours faire), et les soutenir dans un sens ou un autre (ce qu’il ne faut jamais faire). Il n’y a jamais de « bonnes raisons » de sacrifier l’autonomie politique de classe du prolétariat, tout simplement parce que sacrifier celle-ci c’est sacrifier la révolution communiste, et que tout ce que font les communistes est toujours pour la révolution communiste.

Selon la théorie du contre-hégémonisme, quelles sont les tâches des communistes en Chine, en Russie, au Brésil, en Inde, etc. ? Soutenir leur bourgeoisie impérialiste ou compradore dans sa lutte contre l’hégémonie occidentale ou organiser les masses populaires pour la guerre civile ? Peut-être, organiser les masses populaires mais attendre que l’hégémonie occidentale disparaisse pour mener une guerre civile ou s’y préparer ? Cette « alliance » n’est ni plus ni moins que l’abandon du programme politique autonome du prolétariat pour celui de la classe dominante de son pays. Comment construire une lutte de masse contre la classe dominante de son pays tout en se soumettant à son programme et en soutenant sa lutte contre les classes dominantes d’autres pays ? En quoi soutenir la bourgeoisie compradore du Brésil ou de l’Inde, qui sont principalement soumises à l’impérialisme américain, serait « anti-impérialiste » ? Si la bourgeoisie compradore de X ou Y pays décide de rester soumise à l’impérialisme d’un pays occidental plutôt que de se soumettre à celui de la Russie ou la Chine, les communistes de ce pays doivent-ils alors changer leur stratégie ?

Il est vrai de dire que la Russie ou la Chine ne pourraient pas devenir hégémoniques (seules ou en alliance) avant très longtemps, mais nous ne voyons pas ce que cela change pour le prolétariat. Le capitalisme-impérialisme est le capitalisme-impérialisme, avec ou sans hégémonie. De plus, si rompre l’hégémonie occidentale n’est pas possible avant très longtemps, alors pourquoi essayer de le faire ? Est-ce que les communistes doivent donc abandonner leur programme révolutionnaire au profit d’un programme de contre-hégémonisme pendant « très longtemps », jusqu’à ce que l’hégémonie occidentale disparaisse ? De plus, si nous devons encore attendre « très longtemps » que la Russie et la Chine renversent l’hégémonie occidentale, pourquoi ne pas essayer de le faire nous-mêmes ? Récemment, la guerre israélo-iranienne a démontré que la Chine et la Russie sont encore très faibles et lâches devant l’impérialisme américain et sioniste, elles ont laissé leur semi-colonie iranienne se faire bombarder sans lever le petit doigt pour elle, parce qu’elles avaient chacune mieux à faire de leur côté (respectivement dans l’indopacifique et en Ukraine). Devons-nous placer notre confiance dans ces pays pour défaire l’impérialisme américain ?

À ce propos, rappelons que la Russie a de très bonnes relations diplomatiques avec Israël (qui a une grande population russophone), et que la Chine est de loin le 1er partenaire économique d’Israël. Si Israël devenait contre-hégémonique (comme il l’a déjà été à sa création), devrions-nous donc soutenir Israël ?

Pendant que nous plaçons nos espoirs et nos efforts dans l’« alliance » avec la bourgeoisie impérialiste ou compradore de X ou Y pays, nous ne les plaçons pas dans les masses populaires. Construire un Parti, organiser les masses, et faire la révolution dans un pays ne s’improvise pas. On ne peut pas défendre la classe dominante en semaine A et défendre la guerre civile contre celle-ci en semaine B. On ne peut pas affirmer à la fois la vision du monde du prolétariat et de la bourgeoisie. La stratégie de contre-hégémonisme ressemble beaucoup plus à un pari très incertain qu’à quoi que ce soit de sérieux. Pourquoi ne pas soutenir la frange la plus réactionnaire de la bourgeoisie américaine pour qu’elle déclenche une 3e guerre mondiale contre la Russie et la Chine, et crée ainsi les conditions d’une révolution mondiale ? Nous préférons croire et investir dans nos propres forces plutôt que dans celles de l’ennemi impérialiste ou comprador — hégémonique ou contre-hégémonique.

Nous pensons que le meilleur moyen de renverser l’hégémonie impérialiste occidentale est de renverser l’impérialisme en général. La libération des peuples opprimés, de leur propre main, est la seule chose pour laquelle nous devons lutter dans le monde. Pourquoi ? Parce que c’est la seule chose pour laquelle lutter qui ne soit pas un pari nourri d’illusions.

Quatrièmement, nous ne pensons pas que l’application du défaitisme révolutionnaire nécessite des partis ouvriers forts de plusieurs milliers ou millions de membres.

Bien sûr, le défaitisme révolutionnaire est une stratégie révolutionnaire ; or, les conditions subjectives dans de nombreux pays sont encore insuffisantes pour une révolution. Et alors ? Le défaitisme révolutionnaire n’est pas et n’a jamais été une formule magique pour amener la révolution. Le défaitisme révolutionnaire se justifie à toutes les étapes de développement du mouvement révolutionnaire : du petit cercle intellectuel jusqu’au parti de masse. Pourquoi ? Parce que le défaitisme révolutionnaire est — dans une guerre impérialiste, c’est-à-dire injuste — la seule stratégie qui rend possible 1) de défendre son autonomie politique de classe contre sa classe dominante et 2) de préparer la révolution. À ce propos, le Parti bolchevique, en 1914, ne comptait qu’entre 10 000 et 20 000 membres, dispersé en Russie et en exil, dans un pays de 175 millions d’habitants (proportionnellement à l’estimation haute, il faut imaginer une organisation d’environs 8 000 membres dans la France contemporaine) !

Sur le premier point : la victoire renforce l’unité entre la classe dominante et les classes dominées d’une nation, qui peuvent festoyer « ensemble » sur le pillage de la nation vaincue. Cette unité est non seulement idéologique (l’exaltation patriotique) mais aussi matérielle (le partage des surprofits, c’est-à-dire l’embourgeoisement du prolétariat). Seule la défaite crée une scission profonde entre la classe dominante et les classes dominées d’une nation, qui s’accusent l’une l’autre d’être coupable de celle-ci, pour des raisons différentes. Rien ne balaie mieux les illusions bourgeoises que l’humiliation d’une défaite, avec la faim et le froid qui peuvent l’accompagner. Que la défaite soit l’œuvre des révolutionnaires ou de la nation « ennemie », cela ne change rien. Mais, même avant la défaite, et même en cas de victoire certaine, le défaitisme révolutionnaire reste la seule stratégie révolutionnaire possible dans une guerre impérialiste. La propagande et l’action pour la défaite de sa propre nation dans la guerre tracent une ligne de démarcation extrêmement nette entre le camp de la révolution et celui de la réaction, entre les révolutionnaires et les opportunistes. Alors, impossible pour la classe dominante de « récupérer » à son avantage la propagande et l’action révolutionnaire. Le défaitisme révolutionnaire fait des communistes l’ennemi immédiat et total de la classe dominante !

Si la bourgeoisie d’un pays X ou Y perd la guerre, vers qui les masses (ou même les intellectuels) désœuvrées de ce pays pourront-elles se tourner, si les communistes ont soutenu cette guerre avec leur bourgeoisie ? Comment les communistes pourraient-ils avoir la moindre crédibilité à défendre de guerre civile contre leur bourgeoisie après avoir défendu la guerre impérialiste avec leur bourgeoisie ? Les masses oublient lentement. Ce qui peut paraître être une trahison des masses au début de la guerre est en fait la seule politique qui ne soit pas une trahison des masses, parce que la seule qui dénonce les mensonges de la classe dominante. Si les communistes adoptent un discours centriste sur la guerre, « ni victoire ni défaite », les masses entendent « la politique pacifiste des communistes se vaut avec la politique belliciste du gouvernement », « les communistes ne sont ni pour ni contre la politique du gouvernement, ils sont neutres », etc. Un discours centriste (pacifiste) n’a aucune chance contre celui de la classe dominante ; il faut un discours radical (défaitiste).

Comment mener une propagande et des actions révolutionnaires contre sa propre bourgeoisie, en temps de guerre, qui ne soit pas aussi une propagande et des actions contre la politique injuste de sa propre bourgeoisie ? Si une propagande et des actions ne sont pas défaitistes, alors elles ne combattent pas vraiment la bourgeoisie, puisqu’elles sont neutres sur la politique la plus importante de la bourgeoisie à ce moment-là (la guerre). Une propagande et une action pacifiste ou belliciste sont — objectivement — une propagande et une action pour la bourgeoisie et sa politique injuste. En réalité, le problème est un dilemme simple : soit assumer la lutte contre sa bourgeoisie, et nécessairement être défaitiste, soit être belliciste ou pacifiste, et nécessairement renoncer à la lutte contre sa bourgeoisie. Il n’y a pas de 3e voie entre la scission et l’unité avec sa bourgeoisie. Être contre sa bourgeoisie, c’est être contre la guerre de sa bourgeoisie, et être pour la guerre de sa bourgeoisie (ou « neutre », ce qui revient à ne pas être contre, donc à être pour), c’est être pour sa bourgeoisie.

Sur le second point : même lorsque les masses ne sont pas encore organisées, même lorsque les révolutionnaires sont peu nombreux, la lutte contre sa propre bourgeoisie en temps de guerre prépare les révolutionnaires à la lutte révolutionnaire. La guerre rend toute propagande et toute action beaucoup plus difficile, ce qui vérifie et augmente la force idéologique et opérationnelle des révolutionnaires ! Pendant que les opportunistes qui soutiennent la guerre de leur bourgeoisie ne s’entraînent à rien du tout, les révolutionnaires qui combattent la guerre de leur bourgeoisie s’entraînent à la propagande et à l’action clandestine.

De plus, une situation révolutionnaire est toujours imprévisible, et les communistes ne peuvent pas transformer une situation révolutionnaire en révolution s’ils ne s’y sont pas préparés préalablement dans leur propagande et leur action. Comment savoir à l’avance qu’une guerre impérialiste X ou Y ne peut pas se transformer en guerre civile ? Avec cette logique pessimiste autoréalisatrice, aucune situation révolutionnaire ne peut être transformée en révolution : l’on pense qu’une situation révolutionnaire est impossible, donc on ne prépare pas la révolution, donc une révolution est impossible.

Il est totalement vrai que le mouvement communiste contemporain est faible, mais nous pensons que la conclusion qu’en tire la théorie du contre-hégémonisme est absurde. Parce que nos forces sont faibles, plutôt que de nous renforcer, nous devrions renforcer l’ennemi ? C’est précisément lorsque nous sommes les plus faibles que nous devons nous renforcer le plus, et donc, affirmer notre autonomie politique de classe. Sinon, autant abandonner le communisme. Un communiste se bat pour le communisme, dans n’importe quelles conditions ; si un communiste ne veut pas se battre pour le communisme, dans des conditions « trop mauvaises », alors il n’est pas communiste. Qui a dit que le combat communiste était facile ? Nous pensons qu’il faut assumer le travail à faire et arrêter de chercher des raccourcis désespérés, parce qu’il n’y en a pas. Pourquoi être communiste si c’est pour adopter toutes les théories et pratiques opportunistes ? Autant être réformiste tout de suite — les résultats seront les mêmes.

Dernièrement, nous pensons que la théorie du contre-hégémonisme est très populaire chez les révisionnistes du monde entier, dans le Nord et le Sud global, mais qu’elle ne peut pas prétendre être une théorie du Sud global.

Aucun des mouvements révolutionnaires les plus avancés du monde, principalement en Asie (Inde, Philippines, Turquie, Népal, Bangladesh, etc.), ne partage cette théorie. Dans le mouvement communiste international, qui est aujourd’hui principalement un mouvement du Sud global, le révisionnisme est toujours dominant. Il est donc normal que les théories révisionnistes soient particulièrement populaires dans le Sud global, mais cela n’en fait pas pour autant de bonnes théories ni des théories du Sud global.

En conclusion, nous pensons que la théorie du contre-hégémonisme est une théorie révisionniste bas de gamme. Derrière la théorie du contre-hégémonisme, nous pensons qu’il y a une version mise à jour de la théorie des 3 mondes de Deng, selon laquelle les pays non-alignés doivent s’allier avec les pays alignés (dont les pays impérialistes européens) contre les 2 superpuissances américaine et soviétique. Nous lui souhaitons le même destin que cette dernière.

Que cette théorie soit populaire chez les intellectuels réformistes « décoloniaux », qui prétendent parler au nom des masses populaires des nations opprimées depuis les universités des métropoles d’Occident, n’est pas surprenant. Les « décoloniaux » sont peu de choses de plus que des boutiquiers qui profitent de leurs origines dans les nations opprimées pour vendre des livres de sociologie à des blancs.

L’abandon de l’autonomie politique de classe du prolétariat, c’est l’abandon de la libération des peuples opprimés. Armés d’une théorie révolutionnaire, les communistes chinois ont transformé une semi-colonie pathétique en superpuissance socialiste. Est-ce qu’une théorie révisionniste peut en dire de même ? Même alliés au social-impérialisme soviétique, les révisionnistes ont toujours échoué à libérer leur pays de l’impérialisme, c’est-à-dire à transformer leur pays semi-colonial en pays socialiste (Afghanistan, Éthiopie, Burkina Faso, Yémen Sud, etc.). Pour libérer les peuples opprimés, ce qui prime, ça n’est pas l’existence ou l’absence d’une hégémonie impérialiste, c’est la lutte des classes dans chaque pays. De plus, tous les pays impérialistes chercheront toujours et par tous les moyens à renverser les pays socialistes, avec ou sans hégémonie. Le IIIe Reich n’avait pas d’hégémonie impérialiste lorsqu’il a envahi l’URSS.

Au sujet de la transition d’un pays semi-colonisé hors du semi-colonialisme, vous pouvez aller lire la conclusion de notre article « Questions sur les pays impérialistes »2.

II. Sur le social-impérialisme soviétique

1. Question

« Qu’est-ce qui prouve que l’URSS est devenue sociale-impérialiste ?

Même dans URSS la dégénérescence du socialisme au social-impérialisme des E100, on ne parle pas de capital financier en URSS. De plus, les témoignages de gens qui ont vécu en URSS parlent aussi de direction collective des entreprises par les salariés eux-mêmes, malgré des dérives bureaucratiques qui existaient déjà sous Staline. »

2. Réponse

Au sujet du social-impérialisme soviétique, pour vous répondre, nous devons développer un peu.

Selon Lénine, le monopole est l’essence de l’impérialisme, parce que ce sont les capitaux monopolistes qui détiennent et se partagent le marché mondial tout entier. La domination économique du monde existait déjà avec le capital non monopoliste, mais elle est devenue qualitativement supérieure avec le capital monopoliste. Les monopoles, formés par le capital financier, peuvent et doivent exploiter le monde à un niveau supérieur (impérialiste), parce qu’à un niveau de puissance et de concurrence mondiale lui-même supérieur (monopoliste).

À l’époque où écrivait Lénine, tous les monopoles étaient des monopoles financiers (le monopole commercial et industriel de l’Angleterre ayant déjà été brisé dans la 2e moitié du XIXe siècle), mais nous ne pensons pas que ce soit nécessairement le cas. Un monopole est un monopole impérialiste s’il participe à la domination économique du monde (détenir et se partager le marché mondial) avec les autres monopoles impérialistes. De plus, un monopole n’est pas nécessairement un monopole impérialiste, parce qu’il peut ne pas participer à la domination économique du monde des monopoles impérialistes, mais être soumis à celle-ci. Le capital monopoliste peut être impérialiste sans être financier. C’était selon nous le cas en URSS sociale-impérialiste, où le capital monopoliste était bureaucratique. De plus, le capital monopoliste peut être financier sans être impérialiste. C’est selon nous le cas en Inde, au Brésil, en Corée du Sud, en Turquie, etc., où le capital monopoliste est comprador. (À ce sujet, voir notre article « Questions sur les pays impérialistes »3.)

Selon Lénine, le capital financier est la fusion du capital industriel et bancaire par la monopolisation du premier par le second. Que le capital industriel soit monopolisé par l’État plutôt que par le capital bancaire ne change rien au fait qu’il soit alors constitué en monopoles, et que ceux-ci participent alors à la domination économique du monde avec les autres monopoles. La domination économique mondiale des monopoles bureaucratiques n’est pas moins impérialiste que celle des monopoles financiers, parce qu’ils ne sont pas moins monopolistes que ceux-ci : ils ne peuvent ni doivent pas moins exploiter le monde que les monopoles financiers, et leur niveau de puissance et de concurrence mondiale n’est pas moindre que celui des monopoles financiers.

En effet, il n’y avait pas de capital financier en URSS révisionniste, mais il y avait du capital monopoliste ; or, ce sont les monopoles qui sont l’essence de l’impérialisme, pour les raisons citées ci-dessus.

L’URSS dominait les pays du Comecon (les démocraties populaires d’Europe de l’Est, la Mongolie, Cuba et le Vietnam) et ses propres périphéries (par exemple, le Kazakhstan) par la dépendance. C’est ce que démontre l’ouvrage Comecon, domination et dépendance (Giovanni Graziani, 1982). À cause des différences entre le capital financier et le capital bureaucratique, l’impérialisme soviétique était particulier par rapport à l’impérialisme en général : c’est pour cela que nous le qualifions de social-impérialiste (ce qui ne désigne pas qu’une représentation, mais aussi une réalité matérielle). Par exemple, l’échange inégal était limité, voire nul, entre le centre soviétique et sa périphérie.

Au sujet de la direction collective des entreprises par les salariés eux-mêmes, cela nous importe peu. Le capitalisme est totalement compatible avec l’autogestion — c’est d’ailleurs ce que nous reprochons aux anarchistes d’ignorer. Ce qui nous importe, ça n’est pas la gestion du capital, mais l’existence du capital. En URSS, le problème était moins la dérive bureaucratique (comme vous le dites, qui existait dès le début de l’URSS) que l’embourgeoisement croissant de la bureaucratie, c’est-à-dire l’accumulation d’une forme étatique de profit par celle-ci.

À cause de la reconstitution progressive d’une nouvelle bourgeoisie bureaucratique en URSS, sous Staline, la direction politique a abandonné la lutte de classe (Khrouchtchev), puis la transition socialiste (Brejnev), avant d’abandonner l’URSS (Gorbatchev/Yeltsin). Autrement dit, le prolétariat a perdu le pouvoir et la nouvelle bourgeoisie l’a gagnée ; la dictature du prolétariat est devenue une dictature de la nouvelle bourgeoisie ; l’État soviétique ne servait plus les intérêts de classe historique du prolétariat (la transition socialiste) mais ceux de la nouvelle bourgeoisie (la restauration capitaliste). Nous ne pensons pas que Khrouchtchev voulait abandonner toute lutte de classe, ni que Brejnev voulait abandonner toute transition socialiste, ni que Gorbatchev voulait abandonner toute union de républiques, mais c’est ce qu’ils ont fait objectivement (du point de vue historique). Le révisionnisme a condamné l’URSS ; car, sans lutte de classe (du prolétariat contre la bourgeoisie), la transition socialiste est impossible, et sans socialisme, une union de républiques comme l’URSS est impossible.

III. Sur la guerre en Ukraine

1. Question

« Quelle est votre position sur la guerre du Donbass de 2014 à 2022, au vu du fait que l’Ukraine s’opposait à l’autodétermination du Donbass ? »

2. Réponse

Nous répondons à votre question dans les extraits ci-dessous :

« L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 n’a pas été le début de la guerre russo-ukrainienne, c’est-à-dire de la lutte interimpérialiste ouverte entre la Russie d’un côté, et l’Alliance atlantique et européenne, par le proxy de l’Ukraine, de l’autre côté. La guerre russo-ukrainienne avait déjà commencé 8 ans plus tôt, avec l’occupation de la Crimée par la Russie, le 28 février 2014, et la sécession du Donbass, en avril 2014. De plus, le début de la lutte interimpérialiste ouverte (la guerre russo-ukrainienne) n’a pas été le début de la lutte interimpérialiste en Ukraine, celle-ci existe depuis 1991 et la Révolution orange de 2004 puis la révolution de la Dignité (l’Euromaïdan) de 2013-2014 en font partie. La lutte armée interimpérialiste en Ukraine n’est que la continuation de la lutte politique interimpérialiste par d’autres moyens : lorsque la bourgeoisie compradore prorusse a été défaite politiquement par la bourgeoisie compradore pro-occidentale, la Russie a continué le combat politique par l’occupation de la Crimée et le soutien aux séparatistes du Donbass en 2014, puis par l’invasion à grande échelle du pays en 2022. » (« Les luttes interimpérialistes et la lutte idéologique », 8 avril 2025.)

De plus :

« Le conflit russo-ukrainien n’est pas la guerre de libération nationale des peuples russophones du Donbass. Cet aspect n’est également que très secondaire, et il n’existe aujourd’hui plus que comme prolongement de l’État bourgeois impérialiste russe. La lutte de libération nationale des russophones du Donbass est juste, mais celle-ci ne rend pas la guerre de la Russie en Ukraine juste : elle s’est complètement dissoute dans la guerre injuste de l’impérialisme russe.

Il est selon nous très important de comprendre l’importance réelle des luttes de libération nationale dans le conflit russo-ukrainien, c’est-à-dire la place des contradictions nationales dans l’ordre réel des contradictions (qu’est-ce qui détermine et qu’est-ce qui est déterminé ?). À cette fin, nous pouvons nous reposer sur un précédent historique : la guerre d’agression de l’Empire austro-hongrois contre la Serbie, qui causa par voie de conséquence le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

La lutte de libération nationale serbe était alors un mouvement de masse qui portait les aspirations de longue date d’une nation serbe unie, au sein de l’Empire austro-hongrois. Le royaume de Serbie lui-même n’était pas un pays impérialiste, mais un pays encore dominé par les puissances impérialistes. Pourquoi, donc, les internationalistes (dont les bolcheviques) n’ont-ils pas soutenu la Serbie dominée dans sa guerre défensive nationale contre l’Autriche-Hongrie impérialiste ? Lénine écrivait :

“L’élément national dans la guerre actuelle est représenté seulement par la guerre de la Serbie contre l’Autriche (comme l’a, du reste, souligné la résolution de la conférence de Berne de notre Parti). C’est seulement en Serbie et parmi les Serbes qu’il existe un mouvement de libération nationale datant de longues années, embrassant des millions d’individus parmi les ‘masses populaires’, et dont le ‘prolongement’ est la guerre de la Serbie contre l’Autriche. Si cette guerre était isolée, c’est-à-dire si elle n’était pas liée à la guerre européenne générale, aux visées égoïstes et spoliatrices de l’Angleterre, de la Russie, etc., tous les socialistes seraient tenus de souhaiter le succès de la bourgeoisie serbe — c’est là la seule conclusion juste et absolument nécessaire que l’on doive tirer du facteur national dans la guerre actuelle. […]

Poursuivons. La dialectique de Marx, dernier mot de la méthode évolutionniste scientifique, interdit justement l’examen isolé, c’est-à-dire unilatéral et déformé, de l’objet étudié. Le facteur national dans la guerre serbo-autrichienne n’a et ne peut avoir aucune importance sérieuse dans la guerre européenne générale. […] Pour la Serbie, c’est-à-dire pour environ un centième des participants à la guerre actuelle, celle-ci est le ‘prolongement de la politique’ du mouvement de libération bourgeois. Pour 99 pour cent, la guerre est le prolongement de la politique de la bourgeoisie impérialiste, c’est-à-dire caduque, capable de dépraver des nations, mais non de les affranchir. L’Entente, en ‘libérant’ la Serbie, vend les intérêts de la liberté serbe à l’impérialisme italien en échange de son appui dans le pillage de l’Autriche.

[…] Ni dans la nature ni dans la société, les phénomènes n’existent et ne peuvent exister à l’état ‘pur’ : c’est précisément ce que nous enseigne la dialectique de Marx, selon laquelle la notion même de pureté comporte un caractère unilatéral et étroit, empêche la connaissance humaine d’atteindre l’objet pleinement, dans toute sa complexité. Il n’y a et il ne peut y avoir au monde de capitalisme à l’état ‘pur’, car celui-ci est toujours additionné d’éléments féodaux, petits-bourgeois, ou d’autre chose encore. C’est pourquoi rappeler que la guerre n’est pas ‘purement’ impérialiste, alors que les impérialistes mystifient scandaleusement les ‘masses populaires’ en camouflant notoirement leurs visées de brigandage pur et simple par une phraséologie ‘nationale’, c’est être un pédant infiniment obtus, ou un manœuvrier et un tricheur. […] Nul doute que la réalité ne soit infiniment variée, c’est la plus pure vérité ! Mais il n’est pas douteux non plus qu’au sein de cette infinie variété se dessinent deux courants fondamentaux et essentiels : le contenu objectif de la guerre est le ‘prolongement de la politique’ de l’impérialisme, c’est-à-dire du pillage des autres nations par la bourgeoisie déclinante des ‘grandes puissances’ (et par les gouvernements de ces dernières) ; quant à l’idéologie ‘subjective’ dominante, ce sont des phrases ‘nationales’ propagées en vue de duper les masses.” (V. I. Lénine, “Partie VI”, La faillite de la IIde Internationale, 1915.)

Les enseignements de Lénine à ce sujet sont selon nous d’une grande clarté. Tout en reconnaissant que “l’élément national” existe, et qu’il est représenté “en Serbie et parmi les Serbes”, il ajoute que celui-ci “n’a et ne peut avoir aucune importance sérieuse dans la guerre européenne générale.” L’actuel conflit russo-ukrainien est selon nous analogue.

Aujourd’hui en Ukraine, l’élément national existe aussi sous diverses formes, du côté ukrainien ou russe, mais celui-ci ne permet pas de comprendre la nature réelle du conflit. Il est selon nous indéniable que soutenir aujourd’hui la “libération nationale” ukrainienne, c’est soutenir l’État ukrainien et l’effort de guerre d’un camp impérialiste contre un autre. Ce même raisonnement s’applique aux luttes de libération nationale du Donbass dans le cas de l’État et de l’impérialisme russe. Autrement dit, soutenir une guerre de libération nationale, alors même que ce conflit est une guerre interimpérialiste, c’est prendre le parti d’un impérialisme contre un autre, et in fine soutenir la guerre interimpérialiste. » (« Exposé des positions d’Unité communiste sur la guerre russo-ukrainienne », 26 janvier 2024.)

3. Question

« Si l’Ukraine était totalement lâchée par l’Occident, mais avant un cessez-le-feu ou un traité de “paix”, ce qui commence à se profiler avec la fin des financements américains décidée récemment par Trump, faudrait-il être du côté de l’Ukraine, même du côté de l’armée ukrainienne contre l’armée russe, en considérant que l’Ukraine serait une semi-colonie livrée à elle-même ne servant plus de proxy à l’Occident et que sa guerre serait désormais une guerre de libération nationale ? »

4. Réponse

Oui. Nous pensons que la situation serait alors très comparable à la récente guerre israélo-iranienne : une guerre impérialiste d’une part (Israël) et de résistance à la guerre impérialiste d’autre part (Iran). La guerre de l’Ukraine contre la Russie serait alors une guerre juste (à la condition qu’elle soit réellement laissée à elle-même par l’Occident). Les communistes doivent s’opposer à toutes les guerres impérialistes, que ce soit celles des pays impérialistes les plus forts ou les moins forts (il y a toujours des pays impérialistes plus fort que d’autres). Il n’y a jamais de partage du monde (colonies et semi-colonies) qui soit plus juste qu’un autre, donc, il n’y a jamais de guerre de repartage du monde plus juste qu’une autre.

Cependant, nous ne pensons pas que le terme « libération nationale » serait alors approprié, parce que cette lutte de résistance d’une bourgeoisie compradore ne serait dirigée que contre l’impérialisme envahisseur (russe), et épargnerait complètement l’impérialisme occupant (occidental). Cette lutte de résistance serait comparable à celle du Kuomintang en Chine contre le Japon, qui restait soumis aux USA, à la France et au Royaume-Uni, ou plus récemment à celle des talibans en Afghanistan contre l’Occident, qui restaient soumis à la Russie et à la Chine. Ces luttes de résistance étaient justes (la contradiction nation-colonisation/occupation était principale et les contradictions interimpérialistes étaient secondaires), mais elles n’étaient pas anti-impérialistes, parce qu’elles ne visaient qu’à se libérer respectivement du colonialisme ou de l’occupation de certains pays impérialistes pour retourner au semi-colonialisme d’autres pays impérialistes, voire de ces mêmes pays impérialistes. Par le terme « libération nationale », nous ne désignons que les luttes réellement anti-impérialistes, c’est-à-dire qui ont un contenu démocratique (révolutionnaire).

En Ukraine, il faudrait que la bourgeoisie compradore mène une lutte de résistance contre l’impérialisme en général, c’est-à-dire contre tous les pays impérialistes (ceux qui la dominent déjà en plus de celui qui l’envahit pour la dominer), pour que celle-ci soit une lutte de libération nationale. Or, c’est impossible : la bourgeoisie compradore (parce qu’elle est compradore) ne peut pas mener de lutte de libération nationale, c’est-à-dire porter un contenu démocratique (révolutionnaire).

Ceci dit, nous pensons qu’un scénario où l’Ukraine serait abandonnée par l’Occident est très improbable (même s’il n’est pas impossible). À ce jour, les pays impérialistes européens sont déterminés à continuer de soutenir l’Ukraine, y compris militairement.

IV. Sur la Corée du Nord

1. Question

« Si une guerre éclatait en Corée entre le Nord et le Sud, faudrait-il être du côté du Nord, au vu du fait que c’est une semi-colonie de la Russie qui se battrait contre un protectorat et proxy de l’impérialisme américain ? »

2. Réponse

Il est difficile de répondre à votre question dans l’abstrait. Nous ne pouvons nous en tenir qu’aux généralités.

Nous ne pensons pas que la Corée du Nord soit une semi-colonie, nous pensons qu’elle est un pays capitaliste autocentré (ni impérialiste ni semi-colonial). Peut-être que la Corée du Nord va devenir une semi-colonie russe ou chinoise dans les prochaines décennies, mais pour l’instant, l’économie nord-coréenne n’est pas dépendante (dominée). Idem pour Cuba.

Dans une guerre entre la Corée du Nord et du Sud, le problème qui se poserait serait le même que dans n’importe quelle autre guerre : quelle est la contradiction principale ? Si la contradiction interimpérialiste est principale, alors la guerre est injuste des deux côtés (comme dans la guerre russo-ukrainienne) ; si la contradiction nation-colonisation/occupation est principale, alors la guerre est injuste du côté du pays attaquant et juste du côté du pays attaqué (comme dans la guerre israélo-iranienne).

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