Défense de la dialectique — une critique de l’article de l’ICR sur De la contradiction

Ceci est une critique de l’article « Défense de la dialectique — une critique du livre de Mao Zedong “De la contradiction” », publié par l’Internationale communiste révolutionnaire (ICR) dans le no 48 de In Defence of Marxism. Le Parti communiste révolutionnaire (PCR), section de l’ICR en France, a publié une traduction française de cet article sur son site le 19 août 2025, dont proviennent toutes nos citations.

Notre critique a pour objectif principal de défendre la dialectique, mais aussi l’histoire de la révolution en Chine, ainsi que la stratégie de la nouvelle démocratie et du front uni. L’article de l’ICR nous permet d’aborder des points théoriques essentiels du maoïsme. Notre critique n’est donc pas qu’une critique de l’ICR (même si elle l’est), mais surtout une défense des bases théoriques du maoïsme.

Notre critique suit le plan posé par celle de l’ICR. Nous invitons nos lecteurs et lectrices à se référer directement à la traduction française sur le site du PCR pour s’assurer de la fidélité de chacune de nos citations à leur sens dans le texte original.

Bien que l’article de l’ICR mentionne des dates variées de l’histoire du Parti communiste de Chine (PCC), nous devons préciser le contexte d’écriture de De la contradiction. Ce document fut écrit en 1937, un mois après l’incident du pont Marco-Polo qui marque le début de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), et avant la victoire du PCC sur le Kuomintang en 1949. Ce document est une introduction courte au matérialisme dialectique interprété par Mao ; ce n’est pas un document ayant pour objectif de développer la stratégie du PCC pour la prise du pouvoir. Pour illustrer ce qu’est la contradiction, Mao prend des exemples concrets de la situation de son époque. C’est à ce titre que les exemples historiques sont convoqués, mais nous insistons sur le fait que ce document n’est pas un guide stratégique pour la prise de pouvoir du PCC en Chine.

Nous développerons plus loin dans notre critique le contexte historique de la révolution en Chine. Mais, pour en savoir plus sur la stratégie du PCC pendant la guerre, nous conseillons la lecture du Rapport sur l’enquête menée dans le Hounan à propos du mouvement paysan, 1927 ; de Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ?, 1928 ; de La tactique de la lutte contre l’impérialisme japonais, 1935 ; et des Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, 1936. Pour en savoir plus sur la révolution de nouvelle démocratie, nous conseillons la lecture de La démocratie nouvelle, 1940.

Selon l’ICR :

« De la contradiction, publiée en 1937, est le livre le plus fréquemment invoqué par les maoïstes comme une contribution majeure de Mao à la théorie marxiste. Cependant, le fait est qu’en dépit de son rôle dirigeant dans la révolution chinoise, Mao n’était pas un théoricien. En analysant objectivement les défauts de De la contradiction, nous voulons défendre les idées authentiques de la philosophie marxiste, mais aussi tirer les principales leçons de la période historique en question.1 »

Si l’ICR entend faire une critique scientifique et argumentée de Mao, la première attaque portée à son encontre est extrêmement subjective, et ne permet pas aux lecteurs et lectrices de se rendre compte de la production théorique développée par Mao tout au long de sa vie.

Comme nous l’avons déjà vu plus haut, il existe bien d’autres documents qui témoignent des apports théoriques de Mao :

  • sur la stratégie pour la prise du pouvoir, la révolution de nouvelle démocratie et la guerre populaire prolongée ;
  • sur le matérialisme dialectique, le développement des apports soviétiques ;
  • sur la transition socialiste, la critique du modèle soviétique ;
  • sur la restauration capitaliste, la lutte contre le révisionnisme moderne et la révolution culturelle contre la nouvelle bourgeoisie.

Cette dernière théorie est probablement l’apport le plus important du maoïsme à la théorie marxiste. Mao et les communistes chinois de l’école de Shanghaï l’ont élaborée par l’expérience de la transition socialiste et de la restauration capitaliste en URSS, puis en Chine2. Cette théorie est précieuse parce qu’elle est nécessaire à la compréhension de la lutte des classes pendant la transition socialiste, jusqu’au communisme. Ainsi, la refuser comme le fait l’ICR revient à se priver d’une connaissance essentielle pour la victoire du communisme dans le monde entier. Le débat entre notre organisation et l’ICR n’est pas qu’une lutte abstraite entre deux sectes (l’une soit-elle internationale) ; mais une lutte idéologique essentielle qui dépasse nos deux organisations et qui est menée par d’autres organisations au sein du mouvement communiste international, afin d’atteindre une théorie et une pratique supérieure.

L’ICR continue avec une rapide explication de ce qu’est la contradiction selon le matérialisme dialectique (de Marx et Engels) :

« Marx soulignait que la contradiction opposant la classe ouvrière à la bourgeoisie constitue précisément une contradiction fondamentale de la société capitaliste :

“Le prolétariat et la richesse sont des contraires. Comme tels, ils constituent une totalité. Ils sont tous deux des formations du monde de la propriété privée. […] La propriété privée en tant que propriété privée, en tant que richesse, est forcée de perpétuer sa propre existence ; et, par là même, celle de son contraire, le prolétariat.”

En d’autres termes, les ouvriers et les capitalistes, précisément en tant qu’ouvriers et capitalistes, ne peuvent exister les uns sans les autres. Cela signifie que leur antagonisme mutuel est permanent ; il est inhérent au mode de production capitaliste.

[…]

Cela ne signifie pas que la lutte entre ouvriers et bourgeois soit la seule contradiction qui traverse la société capitaliste. Cela veut simplement dire que cette contradiction est permanente et fondamentale, et qu’elle détermine en dernière instance toutes les autres contradictions.3 »

Nous n’avons aucun désaccord avec la définition de la contradiction fondamentale telle que donnée par l’ICR ni avec le fait que celle-ci soit la contradiction entre le Travail et le Capital dans la société capitaliste. Voilà ce qu’en dit Mao lui-même :

« Lorsque Marx et Engels ont appliqué la loi de la contradiction inhérente aux choses et aux phénomènes à l’étude du processus de l’histoire de la société, ils ont découvert la contradiction existant entre les forces productives et les rapports de production, la contradiction entre la classe des exploiteurs et celle des exploités, ainsi que la contradiction qui en résulte entre la base économique et sa superstructure (politique, idéologie, etc.) ; et ils ont découvert comment ces contradictions engendrent inévitablement différentes sortes de révolutions sociales dans différentes sortes de sociétés de classes.

Lorsque Marx a appliqué cette loi à l’étude de la structure économique de la société capitaliste, il a découvert que la contradiction fondamentale de cette société, c’est la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de la propriété. Cette contradiction se manifeste par la contradiction entre le caractère organisé de la production dans les entreprises isolées et le caractère inorganisé de la production à l’échelle de la société tout entière. Et dans les rapports de classes, elle se manifeste dans la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat.4 »

Suite à cette introduction, l’ICR poursuit :

« Au moment où Mao rédige son texte, le Japon envahit la Chine, ce qui lui permet de conclure que “les diverses classes de ce pays [la Chine], à l’exception d’un petit nombre de traîtres à la nation, peuvent s’unir temporairement dans une guerre nationale contre l’impérialisme.”

Selon Mao, quand la contradiction principale oppose l’impérialisme à l’ensemble du peuple, la nation peut authentiquement s’unir comme si aucun antagonisme n’existait entre les classes. La lutte des classes, devenue hors de propos, est simplement suspendue.5 »

Dans son texte, Mao explique qu’une contradiction peut être secondaire, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas ou qu’elle ne peut pas devenir principale. Il n’y a pas de suspension d’une contradiction au profit d’une autre. Plus loin, Mao explique que plusieurs contradictions existent en même temps les unes avec les autres, et que la lutte des classes ne peut jamais être « suspendue » :

« Dans le processus de développement d’un phénomène important, il existe toute une série de contradictions. Par exemple, dans le processus de la révolution démocratique bourgeoise en Chine, il existe notamment une contradiction entre les classes opprimées de la société chinoise et l’impérialisme ; une contradiction entre les masses populaires et le régime féodal ; une contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie ; une contradiction entre la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine d’une part, et la bourgeoisie d’autre part ; des contradictions entre les diverses cliques réactionnaires dominantes : la situation est ici extrêmement complexe.

Lorsque, par exemple, le capitalisme de l’époque de la libre concurrence se transforma en impérialisme, ni le caractère de classe des deux classes en contradiction fondamentale — le prolétariat et la bourgeoisie — ni l’essence capitaliste de la société ne subirent de changement ; toutefois, la contradiction entre ces deux classes s’accentua, la contradiction entre le capital monopoliste et le capital non monopoliste surgit, la contradiction entre les puissances coloniales et les colonies devint plus marquée, la contradiction entre les pays capitalistes, contradiction provoquée par le développement inégal de ces pays, se manifesta avec une acuité particulière ; dès lors apparut un stade particulier du capitalisme — le stade de l’impérialisme.

Ces étapes sont caractérisées notamment par le fait que certaines contradictions se sont accentuées (par exemple, la Guerre révolutionnaire agraire et l’invasion des quatre provinces du Nord-Est par le Japon), que d’autres se sont trouvées partiellement ou provisoirement résolues (par exemple, l’anéantissement des seigneurs de guerre du Beiyang, la confiscation par nous des terres des propriétaires fonciers), que d’autres enfin ont surgi (par exemple, la lutte entre les nouveaux seigneurs de guerre, la reprise des terres par les propriétaires fonciers après la perte de nos bases révolutionnaires dans le Sud).6 »

Dans ces extraits, il n’est nulle mention d’un abandon de la lutte des classes au profit de l’alliance des classes. Cela n’empêche pas l’ICR d’affirmer que :

« L’erreur fondamentale de Mao réside dans le fait que la contradiction de classe n’est pas une contradiction “principale” à côté d’autres, qui seraient sans rapport avec elle et moins importantes. La contradiction de classe ne peut pas, non plus, devenir une contradiction “secondaire”. Dans la société capitaliste, elle est la contradiction fondamentale et permanente. De même qu’un aimant ne peut exister sans ses pôles, la société capitaliste ne peut mettre en suspens la contradiction de classe qui constitue son essence.7 »

La critique principale de l’ICR envers le matérialisme dialectique interprété par Mao concerne le concept de « principal » et de « secondaire ». Cependant, l’ICR n’a pas compris la démonstration de Mao — et n’a pas cherché à la comprendre. Nous allons donc aborder succinctement ce concept.

Au sein d’une contradiction, l’élément principal est celui qui est plus déterminant que déterminé. C’est celui dont l’avenir immédiat dépend le plus, c’est celui qui est la condition du mouvement (celui qui fait le plus bouger les choses). Un aspect généralement principal devient temporairement secondaire, et inversement.

Idem. Entre plusieurs contradictions, la contradiction principale est celle qui est plus déterminante que déterminée. C’est celle dont l’avenir immédiat dépend le plus, c’est celle qui est la condition du mouvement (celle qui fait le plus bouger les choses). Une contradiction principale devient secondaire, et inversement.

Dans le monde, aujourd’hui, il y a une contradiction principale qui est celle entre les pays impérialistes et les nations et peuples dominés, mais il existe plusieurs contradictions secondaires, dont certaines sont principales par rapport à d’autres. Il existe cependant une contradiction fondamentale qui est celle entre le Capital et le Travail. Cette contradiction est au fondement de la contradiction entre les pays impérialistes et les nations et peuples dominés.

Dans chaque pays, les contradictions principales et secondaires ne sont pas les mêmes. Par exemple, en France, la contradiction principale est aujourd’hui entre le Capital et le Travail ; et en Palestine, la contradiction principale est aujourd’hui entre le colonialisme et la nation dominée.

Mais, pourquoi cherchons-nous à comprendre quelle contradiction est principale puisque nous savons déjà quelle est la contradiction fondamentale ? Parce que cela nous permet d’établir une stratégie internationale et nationale en prenant en compte les particularités de notre pays dans l’époque à laquelle nous nous trouvons. Cela nous permet d’étudier correctement le mouvement particulier dont nous parlons, et donc d’agir sur lui. Même lorsqu’un mouvement est général, il apparaît toujours comme particulier dans chaque contexte.

Comme nous l’avons déjà dit, la contradiction principale est celle dont l’avenir immédiat dépend le plus. Elle n’est pas « sans rapport » avec les autres contradictions, mais bien en relation dialectique avec celles-ci. Les autres contradictions ne sont pas des sous-contradictions isolées de la contradiction principale ou figées tant que la contradiction principale n’est pas résolue. Lorsque l’on détermine une contradiction comme principale, c’est toujours par rapport à d’autres contradictions et en rapport avec d’autres contradictions ; mais, c’est aussi au sein d’un mouvement donné, c’est-à-dire dans un lieu et un moment donnés. Chaque phénomène a sa propre spatialité et temporalité (sa propre échelle dans l’espace et le temps), qui ne peuvent pas être réduites à celles d’autres phénomènes ; donc, chaque phénomène a ses propres contradictions, avec leurs propres relations entre elles, qui ne peuvent pas être réduites à celles d’autres phénomènes. Ainsi, en Chine, à l’époque à laquelle était écrit De la contradiction, ce qui déterminait le plus l’avenir immédiat, ce n’était pas la contradiction entre le Travail et le Capital (l’exploitation capitaliste), ni même la contradiction entre la paysannerie et les propriétaires fonciers (l’exploitation semi-féodale), mais la contradiction entre le colonialisme et la nation dominée (l’invasion japonaise). Pour comprendre la dialectique principal-secondaire, il faut d’abord comprendre la dialectique général-particulier. Selon l’ICR, le principal nie unilatéralement le secondaire et le particulier nie unilatéralement le général : c’est une compréhension tristement antidialectique de la méthode dialectique de Mao.

Au sein d’une contradiction, l’aspect généralement principal devient à de nombreuses reprises temporairement secondaires, et inversement. Entre deux contradictions, cette loi objective est la même : la contradiction principale devient à de nombreuses reprises secondaires, et inversement.

Par exemple, la contradiction Société-Nature pourrait devenir principale dans le monde, dans les années à venir, à cause de la crise climatique mondiale et de l’extinction de masse des espèces. La hausse des événements climatiques extrêmes, le bouleversement des courants marins, la montée des eaux, le manque de nourriture, l’augmentation des zoonoses, etc., conduira à une détérioration significative des conditions de vie (allant jusqu’à la mort) de milliards de personnes à travers le monde. Cette crise entraînera des conflits pouvant mener jusqu’à la « ruine commune des classes en luttes » de la contradiction fondamentale8.

Que ce soit par manque de sérieux ou par malhonnêteté, l’ICR déforme les propos de Mao. Dire qu’une contradiction est principale par rapport à d’autres contradictions ne veut pas dire que ces dernières n’existent plus ou qu’il ne faut plus s’en préoccuper, bien au contraire.

Selon l’ICR :

« La contradiction de classe pénètre les autres contradictions et, dans une large mesure, les engendre. Les guerres impérialistes, par exemple, ne sont pas menées pour des raisons exclusivement “nationales” que l’on pourrait dissocier des contradictions de classe. Elles sont, dans une large mesure, l’expression de la contradiction de classe fondamentale de la société capitaliste. Pour un marxiste, il est évident que les guerres impérialistes sont menées pour défendre les intérêts d’une classe dirigeante donnée — afin de trouver une issue à la crise économique et politique intérieure, de conquérir de nouveaux marchés et de nouvelles sources de profits permettant de diminuer ou de retarder l’effet de cette crise, ou encore de détourner l’attention de la classe ouvrière nationale au moyen d’une diversion.

Il est vrai que l’oppression impérialiste a souvent pour effet de masquer la ligne de fracture entre les classes — les masses ayant alors tendance, pour se défendre, à soutenir leur propre bourgeoisie. La bourgeoisie, de son côté, utilise fréquemment le sentiment d’unité nationale pour consolider sa position de classe dirigeante. Dans une telle situation, la tâche des communistes n’est pas de faciliter la dissimulation des contradictions de classe, mais au contraire de les dévoiler.

La Chine ne fait pas exception. Le Kuomintang (KMT), dirigé par Tchang Kaï-chek, était un parti bourgeois fondé précisément pour conquérir l’indépendance de la Chine sur la base du capitalisme. Cependant, comme l’histoire l’a montré, le KMT fut incapable de mener à bien cette tâche. Dans les années 1920, quand la révolution anti-impérialiste a pris son essor, le KMT a fini par se ranger du côté de l’impérialisme — contre la classe ouvrière chinoise.9 »

Nous retrouvons ici l’un des problèmes qui traversent l’ensemble de l’article de l’ICR : l’ICR refuse de voir la Chine de cette époque comme un pays semi-colonial semi-féodal, c’est-à-dire dominé par la bourgeoisie impérialiste, la bourgeoisie bureaucratique compradore et les propriétaires fonciers féodaux. Pour l’ICR, l’époque de l’impérialisme est une époque où le capitalisme s’est étendu de partout sur Terre (ce qui est vrai), et où la stratégie de prise et d’exercice du pouvoir doit donc être la même de partout (ce qui est faux), ce qui correspond à l’application de la théorie trotskiste de la révolution permanente. Le capitalisme s’est étendu de partout sur Terre, mais il ne s’est pas étendu partout de la même manière (dans certains pays, le capitalisme est dominant, c’est-à-dire impérialiste, alors qu’il est dominé dans d’autres, c’est-à-dire comprador) ni avec la même intensité (dans certains pays, le mode de production capitaliste est toujours semi-féodal à la campagne).

Mao luttait déjà contre les dogmatiques de son époque, dont les arguments étaient similaires à ceux de l’ICR : pour établir une stratégie adaptée à la situation, il ne s’agit pas de partir d’un modèle abstrait dans lequel la contradiction principale serait celle entre le prolétariat et la bourgeoisie, dans tous les pays à notre époque, mais de partir d’une analyse concrète du réel dans chaque pays.

Dès 1926, alors qu’il était encore investi au sein du Kuomintang, Mao exprimait clairement la complexité de la situation des classes en Chine et la stratégie révolutionnaire à adopter dans celle-ci :

« Quelle est la situation des différentes classes de la société chinoise ?

La classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore. Dans ce pays économiquement arriéré, semi-colonial, qu’est la Chine, la classe des propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore sont de véritables appendices de la bourgeoisie internationale et dépendent de l’impérialisme quant à leur existence et développement. Ces classes représentent les rapports de production les plus arriérés et les plus réactionnaires de la Chine et font obstacle au développement des forces productives du pays. Leur existence est absolument incompatible avec les buts de la révolution chinoise. Ceci est particulièrement vrai des grands propriétaires fonciers et des grands compradores qui sont toujours du côté de l’impérialisme et qui constituent le groupe contre-révolutionnaire extrême. Leurs représentants politiques sont les étatistes et l’aile droite duKuomintang.

La moyenne bourgeoisie. Elle représente les rapports capitalistes de production dans les villes et les campagnes chinoises. Par moyenne bourgeoisie, on entend surtout la bourgeoisie nationale. Elle est inconsistante dans son attitude à l’égard de la révolution chinoise : Quand elle souffre sous les rudes coups que lui porte le capital étranger et le joug que font peser sur elle les seigneurs de guerre, elle sent le besoin d’une révolution et se déclare pour le mouvement révolutionnaire dirigé contre l’impérialisme et les seigneurs de guerre ; mais elle se méfie de la révolution quand elle sent qu’avec la participation impétueuse du prolétariat du pays et le soutien actif du prolétariat international cette révolution met en danger la réalisation de son rêve de s’élever au rang de la grande bourgeoisie. Sa plate-forme politique, c’est la création d’un État dominé par une seule classe, la bourgeoisie nationale. Quelqu’un qui se prétend véritable disciple de Tai Ki-tao a déclaré dans le Tchenpao de Pékin : “Levez votre bras gauche pour écraser les impérialistes et votre bras droit pour écraser les communistes”. Ces mots révèlent le dilemme angoissant devant lequel se trouve la bourgeoisie nationale.10 »

Ici, Mao décrit la bourgeoisie nationale comme une classe pouvant jouer un rôle progressiste, mais également comme pouvant jouer un rôle réactionnaire. Plus loin, Mao conclut :

« Il ressort de tout ce qui vient d’être dit que tous les seigneurs de guerre, les bureaucrates, les compradores et les gros propriétaires fonciers qui sont de mèche avec les impérialistes, de même que cette fraction réactionnaire des intellectuels qui en dépend, sont nos ennemis. Le prolétariat industriel est la force dirigeante de notre révolution. Nos plus proches amis sont l’ensemble du semi-prolétariat et de la petite bourgeoisie. De la moyenne bourgeoisie toujours oscillante, l’aile droite peut être notre ennemie et l’aile gauche notre amie ; mais nous devons constamment prendre garde que cette dernière ne vienne désorganiser notre front. »11.

L’ICR ne voit pas de différence fondamentale entre les pays impérialistes et dominés. Elle ne comprend pas la composition et les rapports de classes de la Chine en 1937. La Chine était un pays semi-colonial semi-féodal dominé par les pays impérialistes, qui n’avait pas connu et ne pouvait pas encore connaître un développement capitaliste abouti. La population était majoritairement paysanne, le prolétariat était peu développé et les classes au pouvoir étaient la bourgeoisie bureaucratique compradore et les propriétaires fonciers féodaux. Dans ce contexte, la bourgeoisie nationale était une classe progressiste qui avait intérêt à la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme, le capitalisme bureaucratique comprador et le féodalisme — bien qu’hésitante à se lancer dans cette lutte. L’ICR ne comprend pas ce qu’est la bourgeoisie nationale. L’ICR semble croire que la bourgeoisie nationale, selon Mao, est la bourgeoisie d’une nation donnée, en l’occurrence la bourgeoisie chinoise. Or, toute la bourgeoisie d’une nation n’est précisément pas nationale ! La bourgeoisie nationale n’est qu’une frange de la bourgeoisie, et elle n’est pas la frange dominante de celle-ci : la bourgeoisie nationale est celle dont le développement est lié au marché national, c’est-à-dire dont les intérêts sont relativement opposés à ceux de l’impérialisme, du capitalisme bureaucratique comprador et du féodalisme. Dans les pays semi-coloniaux, la bourgeoisie nationale est une moyenne bourgeoisie, alors que la grande bourgeoisie est compradore. Dans plusieurs documents, avant comme pendant le second front uni, Mao développe ce qu’est la bourgeoisie nationale par rapport à la bourgeoisie compradore, et il explique quelles sont les conditions déterminées de la lutte des classes dans lesquelles s’allier ou non avec la bourgeoisie nationale12. Si l’alliance avec la bourgeoisie nationale est possible, c’est parce qu’elle n’est pas au pouvoir, c’est-à-dire que la bourgeoisie nationale n’est pas une classe dominante dans les pays semi-coloniaux semi-féodaux, comme la Chine à l’époque de Mao. De toute évidence, l’ICR n’a pas pris la peine ne serait-ce que de survoler ces documents.

Selon l’ICR :

« La guerre de la Chine contre l’impérialisme japonais était assurément une guerre de libération nationale. La lutte contre l’impérialisme était la question déterminante de la Révolution chinoise.

Dans de telles conditions, il est absolument juste, pour un parti communiste, d’avancer des mots d’ordre contre l’oppression nationale et d’organiser une guerre de libération, ce qui implique inévitablement de lutter aux côtés des nationalistes bourgeois contre l’ennemi commun, au moins de façon temporaire.

Toutefois, partant de ces prémisses incontestables, Mao s’est servi de sa “théorie” de la contradiction principale pour proclamer que, dans la lutte contre le Japon, le Parti Communiste devait se soumettre à la direction du parti bourgeois — le KMT — au lieu de maintenir son indépendance de classe.

Le PCC est allé jusqu’à s’engager publiquement dans ce sens :

[Le PCC] abolit l’actuel gouvernement soviétique [dans les territoires contrôlés par le PCC] et pratique la démocratie basée sur les droits du peuple afin d’unifier le pouvoir politique national, […] abolit la désignation de l’Armée rouge, la réorganise en Armée révolutionnaire nationale [contrôlée par le KMT], la place sous le contrôle de la Commission des affaires militaires du gouvernement national, et attend les ordres…”

En substance, Mao plaidait pour que le PCC, au nom du “second front uni”, procède à sa propre liquidation politique et organisationnelle, comme il l’avait fait durant la révolution de 1925-1927.13 »

Tout en affirmant que « la guerre de la Chine contre l’impérialisme japonais était assurément une guerre de libération nationale » et que « dans de telles conditions, il est absolument juste, pour un parti communiste, d’avancer des mots d’ordre contre l’oppression nationale et d’organiser une guerre de libération, ce qui implique inévitablement de lutter aux côtés des nationalistes bourgeois contre l’ennemi commun, au moins de façon temporaire », l’ICR s’acharne à accuser Mao de vouloir s’unir avec la bourgeoisie. L’ICR accepte les bases de la théorie marxiste sur la libération nationale, telles que posées par Marx et Engels, mais elle n’accepte aucune application de celles-ci par Mao. Plutôt que d’assumer son abandon de la théorie marxiste sur la libération nationale, l’ICR cache celui-ci derrière des calomnies réactionnaires sur la pratique de Mao.

Cela nous amène à passer à l’examen concret de la réalité historique de l’application auprès des masses de la formule du second front uni. Tout d’abord, aucun historien sérieux spécialiste de la période ne retient une subordination autre que formelle du PCC au Kuomintang. Le PCC conservait ses propres troupes (8e Armée de Route et la Nouvelle 4e Armée) et ses propres bases où le Kuomintang n’avait aucune influence concrète. De fait, les deux étaient séparés au point d’avoir chacun une approche extrêmement différente de la guerre : le Kuomintang cherchait à se battre conventionnellement avec une armée de conscrits acceptant de livrer des batailles rangées contre les Japonais pour conserver le contrôle du territoire national et des grandes villes (ce qui fut globalement un échec). Le PCC, au contraire, se reposait sur la guérilla et la mobilisation des masses.

Par guérilla, il ne faut pas entendre « petits effectifs », les troupes communistes comptaient plus d’une centaine de milliers de membres, dûment encadrés de façon « conventionnelle » (dans une armée disciplinée). La guérilla désigne ici l’emploi de ces forces : capables de se replier, de refuser le combat, de harceler, etc. Pour bien faire voir l’indépendance de fait du PCC, on peut prendre l’exemple des affrontements entre la Nouvelle 4e Armée et les troupes du Kuomintang en janvier 1941 : on parle bien de formations militaires séparées, commandées par des organisations distinctes et donc capables d’entrer en conflit.

En effet, contrairement à ce qu’affirme l’ICR, le front uni ne fut pas l’occasion d’un renoncement à la lutte de classe. La thèse de l’historien Chalmers Johnson selon laquelle le PCC aurait, de 1937 à 1945 (puis au-delà), joué sur le nationalisme paysan pour l’emporter n’est plus retenue aujourd’hui. Au contraire, la grande majorité des historiens spécialistes de la période retiennent la mobilisation des masses paysannes sur des bases de classe, comme le cœur de la politique maoïste et la clé du succès du Parti de 1937 à 1949. Tout d’abord, il est vrai que la formule du front uni amena à des changements concrets dans le déroulement de la lutte au village. En effet, la contradiction principale étant alors entre le peuple chinois et l’invasion japonaise, il n’y avait plus lieu de mener frontalement la guerre civile de classe sans concession face aux propriétaires terriens.

Nous rappelons qu’en raison de la nature principalement féodale de la société chinoise, les tâches immédiates de la Révolution chinoise ne résidaient pas dans la lutte industrielle Travail-Capital, mais bien dans la destruction armée du féodalisme et des féodaux. Le cœur de la guerre civile Kuomintang-PCC résidait dans les campagnes exterminatrices de l’armée chinoise et des milices féodales (au service des féodaux) contre le PCC et les paysans pauvres pendant que la bourgeoisie de Shanghaï tentait de faire pression sur Jiang Jeshi (Tchang Kaï-chek) pour qu’il se détourne de la lutte anticommuniste et s’occupe de contrer le Japon, là où il faisait précisément l’inverse (laisser les mains libres aux Japonais pour défendre le féodalisme).

Après 1937, le PCC réadapta donc sa méthode : il se s’agissait plus d’exproprier sans concessions. Dans le processus de construction des bases rouges derrière les lignes japonaises, il s’agissait donc, une fois le contrôle militaire établi, de pousser progressivement à une réduction des taux d’intérêt et des rentes payées aux propriétaires, soit les deux principaux fardeaux pesant sur les paysans chinois14.

Parallèlement à cela, le PCC menait une politique de taxation progressive selon les revenus, frappant donc particulièrement les paysans riches et les propriétaires terriens. Dans le même temps, la tenue d’élections démocratiques à tous les échelons permettait d’organiser la participation politique des masses et de faire élire, au niveau local, des responsables issus des paysans pauvres, sans terres, et moyens. Le résultat net fut qu’entre 1937 et 1945 on observe dans les zones rouges un passage progressif du pouvoir des élites traditionnelles vers les paysans moyens et pauvres15, le tout sans rompre l’unité large contre les Japonais (nécessaire à la poursuite de la guerre). En effet les propriétaires n’étaient pas directement expropriés et conservaient des postes officiels aux échelons territoriaux les plus hauts, très gratifiants, mais offrant peu de pouvoir réel face au bloc des responsables locaux issus de la paysannerie pauvre16. La mobilisation rurale du PCC dans le cadre de la guerre antijaponaise est donc un brillant exemple de conciliation entre deux impératifs : d’une part, lutter contre le Japon au sein d’un front uni anti-impérialiste, d’autre part, ne dissoudre ni son autonomie ni le programme communiste révolutionnaire.

L’ICR pourrait nous objecter que réduction des intérêts, taxation, démocratisation, ne sont au fond que du réformisme. Pris comme cela, ça serait vrai. Strictement, de 1937 à 1945, le PCC n’abolit pas le féodalisme et ne mène pas de lutte proprement révolutionnaire contre les propriétaires. En revanche, dès la reprise de la guerre civile (souhaitée par le Parti !), la réforme agraire s’accentue nettement dans les zones tenues par le Parti et ne fait que croître en radicalité à mesure que le contrôle politico-militaire est plus assuré. À terme, le féodalisme et sa classe dominante sont complètement éradiqués au cours des années 1950. Précisons que tout cela n’est pas réalisé « bureaucratiquement » par le Parti. Comme nous le verrons dans le cadre des luttes industrielles qui commencent au début des années 1950, le Parti déploie systématiquement d’immenses efforts pour inciter les paysans pauvres à entrer en lutte contre leurs exploiteurs, allant à l’encontre des tendances spontanées à la soumission et à la crainte des représailles. Par exemple, lors de l’établissement de la base rouge du mont Taihuan à la fin des années 1930 dans le cadre du front uni, les paysans ne veulent initialement pas même suivre les mesures « réformistes » d’abaissement des rentes et intérêts, car ils craignent que les propriétaires ne se vengent17. Le Parti encouragea la formation de la Ligue des paysans pauvres pour organiser l’activisme paysan, encouragea et forma les paysans les plus prompts à la lutte aux séances de « parler amer » (« speaking bitterness ») où un orateur paysan confrontait les propriétaires d’un village en exprimant les griefs liés à la souffrance créée par l’exploitation de classe18.

Le Parti communiste se montra ainsi fidèle à sa mission historique : aller au-delà de la spontanéité limitée des masses, incarner l’esprit révolutionnaire et militer avec acharnement pour attiser cet esprit de combativité, de conscience révolutionnaire de classe dans les masses exploitées et les conduire au combat derrière son organisation. Certains historiens bourgeois prennent un malin plaisir à l’exposer ainsi : on voit bien que c’est le Parti qui suscite la révolution sociale, pas le mouvement spontané des masses, c’est donc un revers pour les communistes ; les paysans chinois n’étaient en effet pas spontanément des révolutionnaires rouges19. Ils ne savent pas que ces résultats qu’ils prennent pour la validation de leur idéologie libérale sont au contraire la validation éclatante des thèses léninistes : pas de révolution, pas de conscience révolutionnaire, sans l’action du Parti.

Nous ne nous étendrons pas plus sur le détail historique précis de l’action du Parti que nous avons résumée ici à grand trait. Nous conseillons vivement aux membres de l’ICR qui le souhaitent la consultation des ouvrages référencés afin de pouvoir développer leur connaissance du déroulement concret de la Révolution chinoise. Ce qu’il faut bien tenir en compte, c’est que la lutte de classe, certes modulée en intensité selon la nature des tâches immédiates des communistes (de 1927 à 1937, détruire le féodalisme par la guerre civile révolutionnaire ; de 1937 à 1945, mettre en échec l’invasion japonaise ; de 1945 à 1949, retour à la mission révolutionnaire), a toujours été au centre de la pratique et du succès du Parti. On n’observe jamais de soumission aux classes féodale et compradore dominantes ou un abandon de la ligne de mobilisation paysanne, c’est même elle qui permet le succès du Parti (là où le Kuomintang s’épuise en vain) lors du front uni. Ainsi, même lorsque le Parti avait une tâche « nationale », il l’accomplit par la voie marxiste de la lutte des classes.

Selon l’ICR :

« La politique de collaboration de classe de Mao découlait d’une erreur théorique fondamentale. Pour les communistes, il est évident que l’oppression nationale procède de raisons propres au capitalisme, et non de raisons spécifiquement nationales. Il est aussi évident que cette oppression ne pèse pas de manière égale sur toutes les classes de la nation opprimée. Quant aux contradictions de classe au sein de cette nation, il est tout aussi évident qu’elles ne disparaissent pas avec l’arrivée de l’envahisseur impérialiste.20 »

Comme nous l’avons vu, l’ICR a sa propre lecture non seulement de la théorie développée par Mao, mais aussi de l’histoire de la Révolution chinoise. Contrairement à ce qu’écrit l’ICR, pour Mao, le développement de toutes les contradictions est relatif au développement de la contradiction principale, et le développement de la contradiction fondamentale permet et détermine le développement de toutes les autres contradictions (principale ou secondaire).

Ce que l’ICR semble ne pas vouloir accepter ici, c’est le mouvement dialectique qui entre les contradictions elles-mêmes. Mao explique que le PCC a conclu une alliance au sein du front uni, dans lequel le Kuomintang et le PCC entretenaient une relation contradictoire :

« Ces circonstances ont donné lieu tantôt à une alliance, tantôt à une lutte entre les deux partis, ceux‑ci étant, d’ailleurs, même en période d’alliance, dans une situation complexe à la fois d’alliance et de lutte. Si nous n’étudions pas les particularités de ces aspects contradictoires, nous ne pourrons comprendre ni les rapports respectifs des deux partis avec les autres forces ni les relations entre les deux partis eux-mêmes.21 »

Le PCC n’a jamais cru que le Kuomintang était inoffensif. S’engager dans un front uni, ça n’est pas se soumettre à ce front uni, c’est soumettre ce front uni à soi ! Forger une alliance n’est pas une fin stratégique en soi, c’est un moyen tactique afin de vaincre l’ennemi. Les communistes ne font alliance avec telle ou telle frange de la bourgeoisie que lorsque la situation concrète l’exige et qu’ils sont suffisamment fort pour ne pas se faire écraser dans cette alliance.

Par exemple, voilà ce que dit Kaypakkaya au sujet de l’alliance avec la bourgeoisie nationale dans la révolution de nouvelle démocratie en Turquie :

« Pourquoi une alliance avec la bourgeoisie nationale est-elle impossible sans l’émergence d’un pouvoir politique rouge dans une ou plusieurs régions ? Parce que, tout d’abord, la bourgeoisie nationale n’acceptera pas la direction du prolétariat ; elle s’entêtera et persistera à maintenir sa ligne conciliante, capitularde, réformiste, qui ne conduira jamais les masses populaires à la révolution et à la libération. Une alliance ne sera pas possible, non pas parce que le prolétariat ne veut pas d’une alliance avec la bourgeoisie, mais parce que la bourgeoisie n’acceptera pas une telle alliance. N’est-ce pas évident ? N’est-ce pas conforme aux réalités actuelles de notre pays ? Les représentants de la bourgeoisie nationale, de l’extrême droite à l’extrême gauche, ne s’emploient-ils pas à prendre le pouvoir par des élections ou des coups d’État militaires, à gommer les aspects criants de l’ordre actuel, à établir leur dictature sur les ouvriers et les paysans ? Est-il possible de construire un front populaire dirigé par le prolétariat et visant à la dictature démocratique du peuple dans les conditions actuelles ? Cela a-t-il jamais été possible ?

Avec la réalisation d’un pouvoir politique rouge dans une ou plusieurs régions, ce qui n’est pas possible aujourd’hui le deviendra. Parce que, d’une part, la classe ouvrière, les paysans pauvres et le parti communiste disposeront d’une véritable liberté et de la véritable garantie de leur existence et de leur survie — une armée populaire régulière. Car, comme l’a dit le camarade Mao Zedong, “si le peuple n’a pas d’armée, il n’a rien”, “un parti sans ses propres forces armées n’a pas de liberté”. Deuxièmement, l’alliance ouvrière-paysanne, l’alliance de base, aura été réalisée dans une certaine mesure. Ces changements extrêmement importants attireront la bourgeoisie nationale, qui de temps en temps a pris une position ambivalente au milieu et de temps en temps s’est rangée du côté des ennemis du peuple contre les ouvriers et les paysans, dans une large mesure vers le front révolutionnaire dirigé par le prolétariat. Nous disons “dans une large mesure”, parce que certains représentants de la bourgeoisie nationale et certains éléments peuvent être du côté de la révolution dans une certaine mesure, mais cela ne peut pas encore être considéré comme une alliance avec la bourgeoisie nationale.

Les traîtres révisionnistes considèrent qu’une “alliance” (!) avec la bourgeoisie nationale est possible aujourd’hui ! Oui, c’est possible, mais d’une seule manière : un “front” est possible en marchant derrière la bourgeoisie (!) qui tend à arrondir les angles de l’ordre actuel avec quelques réformes et à établir une dictature bourgeoise au lieu d’un front sous la bannière rouge du prolétariat, sur l’alliance de base des ouvriers et des paysans, vers l’établissement de la dictature démocratique du peuple.

Comme la conception du “front” des traîtres révisionnistes appartient à la première catégorie, ils considèrent qu’une alliance (!) avec la bourgeoisie nationale est possible dès aujourd’hui. À notre avis, aujourd’hui, comme l’a souligné le camarade Lénine, seuls des “accords temporaires et partiels” avec la bourgeoisie sont possibles. […]22 »

Plus loin, Kaypakkaya développe sur la dialectique principal-secondaire dans l’alliance avec la bourgeoisie nationale :

« Soulignons également ce point : dans la définition de leur politique, les communistes font la distinction entre ce qui est essentiel et ce qui est secondaire. C’est extrêmement important. C’est une condition pour avancer dans la bonne direction. Par exemple, nous disons aujourd’hui que la lutte armée est essentielle et que les autres formes de lutte sont secondaires. Accepter d’autres formes de lutte ne signifie pas qu’il faille en faire la principale. Par exemple encore, nous disons aujourd’hui que la lutte dans les zones rurales est essentielle, tandis que la lutte dans les grandes villes est secondaire. Accepter la lutte dans les grandes villes n’exige pas d’en faire la lutte principale. De même, compter sur nos propres forces est essentiel, compter sur les alliés est facultatif. Le front uni est une unité avec des contradictions. Chaque contradiction a un aspect principal et un aspect auxiliaire. L’aspect principal du front unique est le prolétariat et les paysans, et l’aspect secondaire est la bourgeoisie nationale. Accepter un front unique avec la bourgeoisie nationale ne signifie pas l’accepter comme direction principale de la contradiction. Dans la lutte pour la réalisation du front, les marxistes-léninistes essaient principalement de réaliser l’alliance ouvrière-paysanne, ils lui donnent du poids. Ils accordent une importance secondaire à l’alliance avec la bourgeoisie. Plus concrètement, cela signifie ce qui suit : Ils donnent la première priorité à la construction du parti et de l’armée populaire, et la deuxième priorité à l’alliance avec la bourgeoisie nationale. C’est à ce stade que la trahison des traîtres révisionnistes se manifeste : Ils essaient constamment et continuellement de mettre l’alliance avec la bourgeoisie (!) en premier et la construction du parti et de l’armée populaire en second.23 »

Une alliance ne doit jamais se faire au prix de l’indépendance. Le front uni est une arme politique souple : unité contre l’ennemi principal, tout en préservant l’autonomie du Parti et en se préparant au conflit futur. C’est pourquoi le PCC cherchait à avoir la direction du front uni :

« Depuis 1935, il a surmonté ces erreurs et dirige le nouveau front uni pour la résistance au Japon ; cette grande lutte est en train de se développer.24 »

Pour nier la dialectique de Mao, l’ICR va jusqu’à nier la dialectique entre le principal et le secondaire, comme si elle n’existait tout simplement pas. L’ICR pense que le mouvement du Travail et du Capital est partout et toujours le mouvement « le plus important » (principal) à notre époque (celle du capitalisme). L’ICR ne peut pas à la fois rejeter la dialectique entre le principal et le secondaire pour attaquer Mao, puis récupérer le principal et le secondaire pour « défendre la dialectique » ; pourtant, c’est exactement ce qu’il fait lorsqu’il développe que, pendant toute la période historique du capitalisme, la contradiction Travail-Capital est la plus importante (la condition du mouvement). Ce faisant, l’ICR est prêt à nier l’universalité de la dialectique pour mieux attaquer Mao, mais ça, il ne le voit pas ! Lorsque l’ICR nie la dialectique principal-secondaire, mais défend qu’une chose est toujours principale (Capital-Travail) et que toutes les autres sont toujours secondaires, il nie l’unité de contraire en toute chose et la transformation de toute chose en son contraire. Reconnaître la dialectique principal-secondaire obligerait l’ICR a reconnaître que, là aussi, une chose se change en son contraire dans les conditions déterminées de son développement, y compris dans la lutte des classes (précisément ce que Mao explique). Alors, toute la critique de De la contradiction de l’ICR révélerait son caractère métaphysique (anti-matérialiste dialectique). L’ICR évite donc soigneusement de nous donner sa compréhension de la dialectique principal-secondaire. Est-ce que l’ICR pense qu’il n’y a pas de dialectique entre le principal et le secondaire, ou seulement que Mao a déformé celle-ci à des fins opportunistes ?

L’ICR et les trotskistes en général n’utilisent pas le concept de principal et secondaire (dont la dialectique a été développée en ces termes par les Soviétiques), mais cela ne change rien au fond du problème : ce qui nous intéresse, ça n’est pas leur apparence, c’est-à-dire les termes « principal » et « secondaire », mais leur essence, c’est-à-dire la réalité du principal et du secondaire. Le concept de principal et secondaire est une dialectique objective ; démontrer le contraire reviendrait à démontrer objectivement soit qu’aucune chose ne prime sur d’autres choses, soit que cette relation existe au-dessus de l’unité des contraires. Or, cela, l’ICR ne peut évidemment pas le faire sans rejeter Marx avec Mao, et le monde réel avec eux !

Pour conclure à ce sujet, nous ne pouvons que citer Mao à propos de celles et ceux qui pensent comme l’ICR :

« Nos dogmatiques sont des paresseux ; ils serefusent à tout effort dans l’étude des chosesconcrètes, considèrent les vérités généralescomme quelque chose qui tombe du ciel, en fontdes formules purement abstraites, inaccessibles àl’entendement humain, nient totalement etrenversent l’ordre normal que suivent leshommes pour arriver à la connaissance de lavérité. Ils ne comprennent pas non plus laliaison réciproque entre les deux étapes duprocessus de la connaissance humaine : duspécifique au général et du général auspécifique ; ils n’entendent rien à la théoriemarxiste de la connaissance.25 »

L’ICR poursuit sur l’histoire de la Révolution chinoise, et termine sa partie ainsi :

« [Le PCC] avait à juste titre commencé à recruter dans la plaine inondée du fleuve Jaune, et y avait établi une base de l’Armée rouge. Il reconnaissait donc bien que la contradiction de classe n’était pas “temporairement reléguée” par la “contradiction principale” de l’invasion impérialiste, mais qu’elle en était au contraire exacerbée, puisque la classe dirigeante s’avérait trahir la cause nationale. Malgré l’accord formel entre le PCC et Tchang Kaï-chek, il n’y eut aucune unification des classes pour lutter contre l’ennemi commun japonais.26 »

Ici, l’ICR semble dire qu’il n’y a finalement pas eu d’unification des classes dans les faits. Pourtant, elle continue d’accuser Mao d’avoir voulu faire une unification des classes, plutôt qu’une alliance temporaire contre l’invasion japonaise. L’ICR explique ici que,dans les faits, les communistes ont bien gardé leur autonomie de classe. Or, l’ICR semble accorder plus d’importance aux promesses que le PCC a offertes au Kuomintang pour obtenir la création d’un second front uni… qu’aux actes du PCC pendant le second front uni !

L’ICR est très fier d’écrire que « [le PCC] reconnaissait donc bien que la contradiction de classe n’était pas “temporairement reléguée” par la “contradiction principale” de l’invasion impérialiste, mais qu’elle en était au contraire exacerbée, puisque la classe dirigeante s’avérait trahir la cause nationale », alors que c’est précisément ce qu’explique Mao dans De la contradiction ! Voilà ce que dit Mao dans De la contradiction :

« Ni la contradiction fondamentale dans le processus de développement d’une chose ou d’un phénomène, ni l’essence de ce processus, déterminée par cette contradiction, ne disparaissent avant l’achèvement du processus ; toutefois, les conditions diffèrent habituellement les unes des autres à chaque étape du long processus de développement d’une chose ou d’un phénomène. En voici la raison : bien que le caractère de la contradiction fondamentale dans le processus de développement d’une chose ou d’un phénomène et l’essence du processus restent inchangés, la contradiction fondamentale s’accentue progressivement à chaque étape de ce long processus. En outre, parmi tant de contradictions, importantes ou minimes, qui sont déterminées par la contradiction fondamentale ou se trouvent sous son influence, certaines s’accentuent, d’autres se résolvent ou s’atténuent temporairement ou partiellement, d’autres ne font encore que naître. Voilà pourquoi il y a différentes étapes dans le processus. On est incapable de résoudre comme il faut les contradictions inhérentes à une chose ou à un phénomène si l’on ne fait pas attention aux étapes du processus de son développement.

Lorsque, par exemple, le capitalisme de l’époque de la libre concurrence se transforma en impérialisme, ni le caractère de classe des deux classes en contradiction fondamentale (le prolétariat et la bourgeoisie) ni l’essence capitaliste de la société ne subirent de changement ; toutefois, la contradiction entre ces deux classes s’accentua, la contradiction entre le capital monopoliste et le capital non monopoliste surgit, la contradiction entre les puissances coloniales et les colonies devint plus marquée, la contradiction entre les pays capitalistes, contradiction provoquée par le développement inégal de ces pays, se manifesta avec une acuité particulière ; dès lors apparut un stade particulier du capitalisme : le stade de l’impérialisme.[…]27 »

Selon l’ICR :

« En réalité, là où Mao veut en venir, c’est que la révolution chinoise est différente de la révolution russe ; que la révolution d’un pays colonisé n’est pas une révolution socialiste, mais une révolution nationale ; qu’elle implique donc sa solution propre et spécifique, qui consiste à s’allier avec son ennemi mortel : Tchang Kaï-chek. Par conséquent, ceux qui ne sont pas d’accord et qui considèrent cette alliance comme une trahison de la révolution sont des dogmatiques, incapables de voir le caractère spécifique de la situation. 

Lorsque Mao insiste sur l’importance cruciale de la spécificité, il cherche donc essentiellement à fournir une justification théorique au compromis avec la classe dominante.28 »

Oui, c’est une vision dogmatique. Nous pouvons citer Lénine à ce sujet :

« Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste ou d’éclipser celle-ci, de l’estomper, etc. Au contraire, de même qu’il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même, le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s’il ne mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la démocratie.29 »

De plus :

« […] Les socialistes ne doivent pas seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat, des colonies (et cette revendication, dans son expression politique, n’est pas autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes) ; les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de libération nationale de ces pays et aider à leur insurrection (ou, le cas échéant, à leur guerre révolutionnaire) contre les puissances impérialistes qui les oppriment.30 »

C’est pour rendre possible la prise du pouvoir des communistes dans l’ensemble du monde que Lénine a été le théoricien d’une stratégie révolutionnaire spécifique pour les pays colonisés ou semi-colonisés. On retrouve déjà dans cette citation un exemple de l’intérêt de l’étude des spécificités propres à chaque nation dans le contexte général de la lutte mondiale contre le capitalisme-impérialisme. Le chemin de la révolution socialiste peut varier en fonction du contexte dans lequel se trouve chaque nation.

Selon l’ICR :

« Certes, la Révolution chinoise avait des spécificités qu’il convenait d’“étudier avec minutie”. Aucun parti communiste ne peut espérer diriger une révolution en ne s’appuyant que sur des généralités au sujet du capitalisme et de la classe ouvrière. Le parti doit participer à chaque étape du processus en avançant des mots d’ordre clairs, précis, correspondant aux conditions concrètes et au degré de conscience des masses. La vérité est toujours concrète, comme le soulignait Hegel.

Mais comprendre concrètement la Révolution chinoise, c’est la comprendre dans son contexte international propre, et non dans sa pure “spécificité”. L’époque de la Révolution chinoise était, en dernière instance, l’époque de la révolution mondiale. Chaque pays dépendait de l’économie mondiale pour son existence. La lutte révolutionnaire dans chaque pays ne pouvait donc être comprise que comme un élément de la lutte mondiale contre ce système. Le PCC n’aurait jamais existé sans le Comintern.

Ce n’est pas là une affirmation théorique abstraite et pédante. Elle a été démontrée par le tour que prirent les événements révolutionnaires eux-mêmes.31 »

L’ICR est en accord avec nous quant au fait que la contradiction fondamentale de notre époque à l’échelle mondiale est la contradiction Capital–Travail. Mais, l’ICR ne comprend pas le concept de principal et secondaire. L’ICR pense que ce concept n’est qu’une manière pour Mao de justifier l’application de ses stratégies opportunistes. L’ICR pense que Mao voulait que les communistes se soumettent à la bourgeoisie. L’ICR pense qu’étudier un contexte particulier reviendrait à négliger le général — c’est-à-dire à ne pas comprendre le rapport dialectique entre le particulier et le général. Leur vision de De la contradiction est unilatérale et caricaturale.

Mao n’a jamais dit que le contexte international ne devait pas être pris en compte dans l’élaboration de la stratégie de la lutte pour le pouvoir pour chaque pays, et rien dans ses théories ne peut nous laisser le penser, bien au contraire.

L’analyse des contradictions internes de la Chine, en 1937, montrait que la Chine était un pays principalement semi-féodal dominé par l’impérialisme. Toute la stratégie du PCC reposait sur la prise en compte du faible développement de la bourgeoisie nationale et du prolétariat, et de la nécessité de la lutte contre la domination extérieure et le colonialisme. La « pure » spécificité de la Chine prend en compte le « contexte international ».

Surtout, la théorie de la révolution de nouvelle démocratie ne peut trouver son sens que dans le « contexte international » ! Lorsque Mao explique que la Révolution chinoise de nouvelle démocratie fait scission du mouvement historique général des révolutions bourgeoises pour intégrer le mouvement historique général des révolutions prolétariennes, non seulement parce qu’elle est sous la direction du prolétariat en Chine, mais aussi parce qu’elle est alliée avec le prolétariat de tous les pays et avec la dictature du prolétariat en URSS, néglige-t-il le « contexte international » ? Pour Mao, la révolution démocratique à l’époque de l’impérialisme ne peut être réalisée que sous la direction du prolétariat et en alliance avec le prolétariat international ; et c’est pour cela que la libération nationale en Chine ne peut être qu’une révolution néodémocratique (la nouvelle démocratie du mouvement historique général des révolutions prolétariennes, par opposition à l’ancienne démocratie du mouvement historique général des révolutions bourgeoises).

Selon l’ICR :

« […] Mao a poursuivi sa trêve avec le KMT même après la fin de la guerre contre le Japon — tout en développant sa perspective d’une “Nouvelle démocratie”.

Selon cette perspective, la Révolution chinoise ne serait pas une révolution socialiste. Elle établirait plutôt une “nouvelle société démocratique”, ce qui signifiait en substance le maintien du capitalisme, avec toutefois la nationalisation de la propriété du “capital bureaucratique” et des “réactionnaires” qui avaient collaboré avec le Japon. Il devait donc y avoir une alliance de toutes les classes, y compris la classe capitaliste, contre une fraction spécifique de celle-ci. 

Il n’y avait aucune raison de penser qu’une alliance durable avec le KMT serait possible, pas plus qu’avec un quelconque secteur du capitalisme chinois. Néanmoins, sous la bannière de la “Nouvelle démocratie”, Mao proposa des accords au sommet permettant aux principaux dirigeants du KMT de rester au pouvoir, dans le cadre d’une coalition avec le PCC. Cela trahissait un profond manque de confiance dans la classe ouvrière et dans sa capacité d’agir en toute indépendance.32 »

Nous rappelons aux membres de l’ICR que Trotsky et Lénine eux-mêmes n’ont pas été hostiles à l’utilisation guidée du capitalisme pour poser les bases économiques du socialisme dans un pays ravagé par la guerre civile. Penser que, dans un pays comme la Chine qui, contrairement à la Russie, n’avait même pas atteint le stade du capitalisme impérialiste (soit-il militaro-féodal), une NEP chinoise n’avait pas de sens, c’est ne comprendre ni Mao ni Lénine ni même la réalité historique dont les marxistes ne peuvent se défaire. Il ne fait plaisir à personne de nouer des alliances avec des capitalistes. La question qui se pose à nous est celle de la nécessité, et cette alliance était nécessaire. Nous rappelons une fois de plus à l’ICR que la formation sociale chinoise était avant tout semi-féodale et non capitaliste (les rapports de production capitalistes n’étaient dominants que dans les villes, dans lesquelles ne vivait qu’une petite partie de la population chinoise), ce qu’elle oublie systématiquement dans son analyse. La première tâche du PCC résidait donc dans la destruction des rapports féodaux à la campagne, non dans le renversement du capitalisme industriel dans les villes. Juger la révolution chinoise des années 1937-1950 exclusivement à l’aune du rapport entre le prolétariat et la bourgeoisie est un non-sens marxiste aussi bien qu’historique.

Après la prise du pouvoir, la nouvelle démocratie, c’est-à-dire la dictature du peuple menée par le prolétariat, n’avait pas pour objectif de moyen terme autre chose que la dictature du prolétariat, la transition socialiste. La tâche des communistes était plus complexe que de renverser le capitalisme, il fallait lutter contre les chefs de guerre, puis contre le colonialisme japonais. Après la prise du pouvoir, les communistes ont dû accomplir les tâches démocratiques qui ont historiquement été celles de la bourgeoisie. Les auteurs du texte de l’ICR n’ont probablement jamais pris le temps de lire les textes maoïstes qui expliquent ce qu’est la nouvelle démocratie ! Nous renouvelons notre conseil, lisez La démocratie nouvelle.

Dans les bases rouges de 1937 à 1945/1949, le PCC cherchait à favoriser le développement du capitalisme pour mettre fin au féodalisme. La bourgeoisie chinoise étant incapable de mener à bien sa mission historique, ce fut aux forces de la révolution socialiste de « passer au-dessus » de la bourgeoisie. Le régime comprador de Jiang Jeshi renonça dès 1928 aux réformes antiféodales prévues dans le programme de Sun Yat-Sen pour garder le soutien des élites féodales. Dans les zones contrôlées, le PCC poussait ainsi les féodaux à abandonner leurs terres et leurs métayers/dépendants pour les amener à l’investissement capitaliste-industriel.

Dès le début de la période de nouvelle démocratie, les capitalistes furent en position subordonnée, contraints d’accepter des accords de semi-nationalisation de leurs entreprises. Progressivement, ils furent complètement évincés, notamment à partir de la campagne des Trois Antis puis des Cinq Antis (1951-1952), très précocement, le PCC organise donc des campagnes de masse pour mobiliser les masses contre les capitalistes et accélérer la construction du socialisme en Chine. Cette orientation anticapitaliste de la campagne est attestée par les travaux universitaires sur le sujet33, ainsi que par la réaction de nombreux capitalistes, ayant choisi jusque là de rester en Chine, qui s’exilent à Hong Kong avant même d’avoir été ciblés individuellement, comprenant bien qu’il s’agissait là d’une affaire de classe. Dès la moitié des années 1950, la voie du socialisme par l’expropriation généralisée des capitalistes est décidée en paroles comme en fait, suivant une évolution à la fois progressive et très rapide depuis 1949. On voit ainsi le déploiement d’un plan continu visant à exproprier les capitalistes et à construire le socialisme, passant par plusieurs phases, de la conciliation contrôlée à l’imposition rapide par Mao du passage au socialisme34. Rappelons une fois de plus qu’en accord avec la ligne maoïste, cette expropriation se fait au travers de la mobilisation et de l’action des masses (principalement ouvrières). Notamment, la campagne des Cinq Antis de 1952 permit d’attaquer fortement les positions de la bourgeoisie et rendit possible son éviction complète à partir de 1956. Celle-ci vit le Parti, le syndicat, et l’organisation de jeunesse (la Ligue de la jeunesse démocratique, future Jeunesse communiste) se mobiliser pour organiser et développer la conscience de classe des parties du prolétariat de Shanghaï traditionnellement moins enclines aux conflits industriels radicaux, c’est-à-dire les prolétaires du secteur artisanal et de la petite industrie, souvent liés par des rapports de forte proximité, voire de famille avec leurs employeurs. La ligne maoïste des campagnes de masse permit de rompre les liens de sujétion du prolétariat envers ses exploiteurs et, dans la lutte, apprit aux prolétaires à se dresser contre les patrons et à se comporter comme les nouveaux maîtres du pays35.

L’alliance de classe a bel et bien permis de vaincre le colonialisme japonais, et le PCC a bel et bien vaincu le Kuomintang. Le cours de l’Histoire semble donc valider la stratégie employée par le PCC.

L’ICR accuse Mao d’avoir voulu construire une démocratie libérale (soit, une ancienne démocratie) à la place d’une dictature du prolétariat, en Chine, et que c’est là l’essence de la nouvelle démocratie (les mensonges bureaucratico-staliniens en moins). Mais s’il faut porter cette accusation contre Mao, alors il faut porter la même accusation contre Lénine, qui, le premier, a théorisé la dictature démocratique révolutionnaire des ouvriers et paysans pour la Russie tsariste, dont la nouvelle démocratie n’est qu’une déclinaison pour les colonies et semi-colonies36. Jamais ni Mao ni Lénine n’ont voulu ou cru possible (à l’époque de l’impérialisme) la construction d’une démocratie libérale, ni avant ni à la place d’une dictature du prolétariat. Ce que l’ICR refuse de voir, c’est que la révolution communiste continue par étape est… continue par étape, c’est-à-dire que chaque étape n’est là que pour préparer la suivante, jusqu’au communisme. C’est ni plus ni moins ce qu’était et ce qu’était censée être la dictature du peuple, une étape vers une autre étape, sans interruption dans la révolution. En Chine semi-coloniale semi-féodale, comme en Russie semi-capitaliste semi-féodale, la dictature du prolétariat avait besoin de la dictature du peuple pour sa propre réalisation, et la dictature du peuple n’était là que pour réaliser la dictature du prolétariat. D’une part, Mao (comme Lénine) était conscient qu’une démocratie libérale n’était plus possible ; et d’autre part, Mao (comme Lénine) ne voulait pas d’une démocratie libérale.

En bref, l’ICR confond les révolutions démocratiques anciennes et nouvelles, et traite la révolution néodémocratique comme rien de plus qu’une révolution bourgeoise malgré la bourgeoisie ! Or, la révolution néodémocratique réalise les tâches historiques bourgeoises (que la bourgeoisie a abandonnée), certes, mais elle prépare surtout la réalisation des tâches historiques prolétariennes (que la bourgeoisie n’a jamais eue). De plus, l’ICR s’imagine que la révolution démocratique selon Mao a été compromise par la non-réciprocité de l’amour qu’il portait à la bourgeoisie, ce qui est un contresens historique et théorique.

Dans De la contradiction, Mao ne dit pas qu’il faut se soumettre à la bourgeoisie ni que la bourgeoisie serait éternellement une classe alliée, bien au contraire. De la contradiction a été écrit en 1937, le PCC a pris le pouvoir en 1949. La stratégie d’alliance avec la bourgeoisie dont parle Mao en 1937 concerne l’alliance politico-militaire avec la bourgeoisie nationale dans la lutte contre un ennemi commun désigné comme ennemi principal par les communistes — le Japon envahisseur. Le traitement de la bourgeoisie nationale au sein de la période de nouvelle démocratie est différent, et est traité dans des ouvrages différents.

Dans De la contradiction, Mao dit :

« Quant au peuple, maintenant dominé, il accédera, sous la direction du prolétariat, à une position dominante.37 »

Dans De la juste résolution des contradictions au sein du peuple (document également cité dans l’article de l’ICR), Mao dit :

« Notre dictature est la dictature démocratique populaire dirigée par la classe ouvrière et fondée sur l’alliance des ouvriers et des paysans.38 »

Ainsi, l’ICR tord doublement la réalité : d’une part elle déforme complètement le contenu réel de la théorie maoïste, d’autre part, il falsifie l’Histoire. Au lieu de comprendre la nouvelle démocratie comme une étape vers le socialisme et l’éviction de la bourgeoisie, dans le cadre d’un pays dominé et semi-féodal comme la Chine, il refuse de s’y intéresser, puis déforme l’Histoire dans une vision qu’on ne peut appeler que conspirationniste. Plutôt que d’accepter que l’expropriation des capitalistes fait partie de la théorie maoïste et fut vérifiée en pratique comme l’aboutissement de la lutte des classes menée par le Parti contre la bourgeoisie, l’ICR invente une explication fantaisiste visant à faire croire, envers et contre tout, que c’est contre le gré (!) de Mao que la bourgeoisie fut attaquée. Nous pesons nos mots en parlant de vision conspirationniste de l’Histoire : il s’agit précisément de ça.

Selon l’ICR :

« Le KMT capitaliste, de son côté, était également lié à l’impérialisme américain, lequel était opposé de manière implacable au communisme. En juin 1950, la Guerre de Corée éclata, dans laquelle se lancèrent la Chine, l’URSS et les États-Unis, engagés dans un conflit extrêmement violent pour décider si la Corée demeurerait — ou non — capitaliste et dans la sphère d’influence américaine.

S’inscrivant dans une logique objective et mondiale, ces événements forcèrent le nouveau régime du PCC à abandonner le programme de la “Nouvelle démocratie”. Les capitalistes chinois embrassèrent la cause des États-Unis et des réactionnaires en Corée, espérant que leur victoire infligerait un coup sévère au nouveau régime instauré par le PCC. Engagé dans le soutien à la Corée du Nord en guerre, le PCC pouvait moins que jamais tolérer un sabotage économique à l’intérieur de ses frontières.

Nationalisant la majeure partie de l’économie, le PCC donna un coup de barre à gauche en réponse à la désertion des capitalistes ou à leurs manœuvres contre le nouveau régime. On voit ainsi clairement comment les “contradictions nationales” avec les impérialistes étaient liées aux contradictions de classe de la société, et comment elles furent résolues non sur une base purement nationale, mais par les méthodes de la lutte des classes.

L’expropriation des capitalistes était bien évidemment une décision correcte, mais elle infligeait un démenti à la méthode théorique prônée dans l’ouvrage de Mao. Le cours de la révolution a contredit l’idée que la classe dominante aurait pu avoir intérêt à s’unir à d’autres classes pour combattre l’impérialisme. On trouve dans De la contradiction la thèse selon laquelle il est à la fois possible et juste de promouvoir la collaboration des classes dans les pays colonisés ; cette thèse reflète en fait la position générale adoptée par le stalinisme dans le monde entier.39 »

La thèse selon laquelle le Parti aurait été « forcé » d’exproprier les capitalistes à cause de leur sabotage pendant la Guerre de Corée repose sur deux piliers : le conspirationnisme comme méthode historique, et la déformation systématique des thèses adverses comme méthode théorique. Commençons par l’aspect historique, celui théorique suivra immédiatement.

Rien ne permet de prouver qu’un Mao pris au dépourvu par la « trahison » des capitalistes aurait dû nationaliser dans l’urgence. L’essentiel des sources et travaux disponibles sur la Chine des années 1950 montre beaucoup plus un processus progressif de mise sous contrôle de la bourgeoisie industrielle jusqu’à son éviction totale. Rappelons simplement que la thèse maoïste de l’existence d’une bourgeoisie nationale comme fraction de la classe bourgeoise fut validée par l’histoire de la Révolution chinoise : la bourgeoisie industrielle de Shanghaï était en rupture avec Jiang Jeshi en raison de son abandon de la lutte antijaponaise au profit de la lutte anticommuniste40. En 1948-1949 cette même bourgeoisie est tout à fait dégoûtée du Kuomintang, corrompu, inefficace, dictatorial, etc. C’est ainsi que certains capitalistes font le choix de « parier » sur la RPC et le PCC et de trouver des accords avec le nouveau régime. On constate bien l’existence d’une bourgeoisie nationale anti-impérialiste disponible, dans un certain contexte, à une alliance avec le PCC. À l’exact opposé de la thèse de l’ICR, des représentants de la bourgeoisie nationale ont même activement soutenu l’effort de guerre anti-impérialiste en Corée, envoyant leur or et leurs fils à l’Armée des volontaires41. En revanche cette alliance n’était évidemment pas destinée à durer dans le temps (autrement, le PCC aurait été un parti réformiste-développementaliste).

Nous renvoyons là-dessus à nos développements précédents sur la campagne des Cinq Antis, qui démontrent bien le caractère planifié et volontaire de la liquidation de la bourgeoisie industrielle chinoise. Tout l’inverse, donc, d’une collectivisation qui aurait été faite dans la contrainte et l’urgence en raison du sabotage, dont il n’existe aucune preuve (!), de l’effort de guerre par les bourgeois. Utiliser une invention aussi alambiquée pour contourner la réalité est le propre d’une méthode conspirationniste.

Selon l’ICR :

« Si Mao et le PCC avaient procédé à une évaluation honnête et approfondie du cours de la révolution, ils auraient pu corriger les erreurs importantes contenues dans De la contradiction et procurer aux communistes de Chine et d’ailleurs les outils nécessaires au progrès de la révolution socialiste mondiale.

Au lieu de cela, la méthode erronée promue par Mao en 1937 n’a pas seulement été défendue, mais même renforcée, ce qui eut des conséquences désastreuses partout où elle fut appliquée, comme en Indonésie et en Iran.42 »

L’ICR ne fait que montrer sa méconnaissance des événements révolutionnaires en Indonésie et en Iran en faisant reposer ces échecs sur Mao, particulièrement sur De la contradiction.

En Indonésie, le PKI n’a pas appliqué la méthode de Mao, il a appliqué la sienne. Le PKI était un parti indépendant, même s’il s’est rapproché du PCC dans les dernières années précédant le génocide de 1965, il élaborait sa propre ligne. Le PCC a en revanche soutenu ses tentatives de militarisation, même si elles furent trop tardives. Si le PKI avait suivi la voie maoïste telle qu’elle fut menée en Chine, c’est-à-dire armer les masses, construire des bases rouges et se préparer à mener la guerre civile révolutionnaire, on voit mal comment il aurait pu se retrouver aussi dépourvu face à la répression militaire après la tentative échouée de coup d’État du 30 septembre. Le coup d’État du 30 septembre fut une tentative putschiste de la direction du PKI et d’éléments progressistes de l’armée de neutraliser des généraux anticommunistes de l’armée indonésienne et d’ouvrir le champ à une prise de pouvoir. Son échec provoque directement l’extermination massive des communistes et suspects de sympathies communistes par l’armée et ses supplétifs réactionnaires à travers tout le pays (entre un et trois millions de morts) et signe la fin du mouvement communiste en Indonésie (le 3e dans le monde à l’époque) : un désastre absolu. Cette manière même de procéder « par le haut », par un coup d’État, est aux antipodes de la méthode maoïste de mobilisation des masses dans la guerre populaire. On peut en revanche critiquer le PCC pour avoir accordé une trop grande confiance au PKI et pour l’avoir trop laissé faire dans son impréparation militaire43. La thèse selon laquelle ce dernier aurait été intégralement piloté depuis Pékin est en réalité issue de la propagande du régime génocidaire du Nouvel ordre, afin de diaboliser les communistes comme des agents de l’étranger. Une fois de plus, l’histoire officielle trotskiste, dans son effort pour discréditer tout le mouvement communiste extérieur à sa tradition, rejoint les positions des réactionnaires anticommunistes.

En ce qui concerne l’Iran, l’influence de la Chine et du PCC fut très faible dans le processus révolutionnaire, qui se lança alors que les révisionnistes avaient déjà pris le pouvoir depuis plusieurs années à Pékin. La formation de groupes maoïstes iraniens fut principalement un phénomène diasporique en réaction à l’échec de la révolution. Imputer la prise de pouvoir des réactionnaires religieux à une ligne maoïste en Iran ne repose sur rien de concret et est une analyse erronée.

Selon l’ICR :

« Lorsqu’on lit De la contradiction aujourd’hui, la question à poser n’est pas : “est-ce que Mao a réussi à renverser le capitalisme ?”, mais bien : “est-il possible de renverser le capitalisme sur cette base ?” L’expérience des soixante-dix dernières années a prouvé que non.44 »

L’ICR pose ici une question intéressante : une théorie juste se vérifie dans la pratique. Si nous voulons juger de la pertinence de l’analyse de Mao, il faut donc demander : est-ce que le Japon fut vaincu ? Est-ce que le Parti a réussi à prendre le pouvoir ? La réponse à ces deux questions est positive. Est-ce que la stratégie d’alliance avec la bourgeoisie a réussi dans des pays semi-coloniaux ailleurs qu’en Chine ? Oui. Est-ce qu’elle a aussi échoué dans certains pays ? Oui.

Si nous voulons juger de la pertinence des théories trotskistes, nous devons nous poser la question : est-ce que ces théories ont permis la prise de pouvoir quelque part ? Non. En 1917, Trotsky a organisé et dirigé l’Armée rouge, mais ce fut sous la bannière du bolchevisme, et non pas sous celle qu’il avait lui-même défendue dans la social-démocratie russe pendant les 15 années précédentes.

L’alliance avec la bourgeoisie nationale peut concourir à la victoire de la lutte anti-impérialiste dans un pays semi-colonial ; mais surtout, se priver de cette alliance peut concourir à la défaite de celle-ci. Dans la lutte révolutionnaire, dans les pays semi-coloniaux et dans tous les pays, il n’y a jamais de garantie, mais il y a des possibilités : la révolution démocratie en alliance avec la bourgeoisie nationale n’est pas garantie, mais elle est possible, et elle l’est plus que la révolution démocratique sans alliance avec la bourgeoisie nationale.

Est-ce que la Chine est socialiste aujourd’hui ? La réponse est négative. Il n’existe aujourd’hui aucun pays socialiste. Pour l’instant, aucune théorie n’a permis au mouvement communiste de réaliser la transition socialiste et d’empêcher la restauration capitaliste.

Nous défendons l’héritage des expériences socialistes parce qu’il n’y a qu’à travers l’étude de notre histoire que nous pourrons élaborer la théorie et la pratique qui permettra la transformation du monde. Mais, l’ICR, comme beaucoup d’organisations trotskistes, refuse d’étudier correctement l’histoire du mouvement communiste au XXe siècle.

Il nous faut énoncer une tautologie, nos lecteurs et lectrices nous le pardonneront, mais cela est rendu nécessaire par l’argumentation de l’ICR : si la stratégie du front uni fonctionne, il n’y a aucune raison de la remettre en cause. À partir du moment où la théorie du PCC a permis la victoire de la première étape de la révolution, l’élimination du féodalisme à la campagne, et n’a conduit ni à la défaite militaire ni à la soumission à l’ennemi, il n’y a aucune raison de douter de la justesse révolutionnaire de cette théorie. Le fait que mener la guerre antijaponaise dans un front uni ait permis au Parti de se renforcer et de relancer la lutte des classes à travers le pays est la preuve que la compréhension par le Parti du front uni était correcte.

L’ICR refuse d’étudier la situation concrète dans laquelle se trouvait le PCC. Il est facile, en 2025, de vivre dans un fantasme où il ne serait pas nécessaire de faire des alliances afin de prendre le pouvoir. Pourtant, dans la réalité, le PCC a pu prendre le pouvoir ! La stratégie de guerre populaire prolongée et de front uni dans les pays semi-coloniaux semi-féodaux s’est répétée dans plusieurs pays au fil des décennies. Pourtant, aucune stratégie trotskiste, « pure », n’a jamais amené à une mobilisation des masses et à une prise de pouvoir en bientôt un siècle.

Selon l’ICR :

« Dans De la contradiction, l’argumentation de Mao sur les contradictions spécifiques — et les solutions spécifiques qu’elles appellent — constitue une déviation unilatérale et mécaniste par rapport au matérialisme dialectique. Cette déviation consiste à insister sur le fait que, à chaque pays, ou à chaque étape dans un pays donné, reviennent ses propres contradictions, requérant leurs propres solutions, et que la lutte des classes peut être mise de côté par les communistes. Cette déviation a pour effet de légitimer l’opportunisme à courte vue ainsi que tous les zigzags programmatiques.

De la contradiction développe une conception subjective et arbitraire de l’histoire. En surface, Mao fait mine de défendre le matérialisme dialectique ; en réalité, il ne fait rien de tel et se contente de juxtaposer les différentes phases historiques sans expliquer en rien la logique qui les sous-tend, avec sa nécessité et ses contradictions :

“Dans la période du premier front uni, le KMT mit en œuvre les Trois Grands Principes de Sun Yat-sen : alliance avec la Russie, coopération avec le Parti Communiste et aide aux paysans et ouvriers. Il était alors un parti révolutionnaire et vigoureux, constituant une alliance des différentes classes en vue d’une révolution démocratique. Après 1927, toutefois, le KMT s’est transformé en son contraire et il est devenu un bloc réactionnaire des propriétaires terriens et de la grande bourgeoisie. À la suite de l’incident de Xian, en décembre 1936, il amorça un nouveau tournant visant à mettre fin à la guerre civile et coopérer avec le Parti Communiste pour mener une opposition conjointe contre l’impérialisme japonais. Telles ont été les caractéristiques spécifiques du KMT à ces trois étapes. Bien sûr, ces caractéristiques résultaient de différentes causes.”

Ce sont ces “différentes causes” qui constituent la question clé, mais Mao laisse au lecteur le soin de les découvrir. Qu’un parti de masse se transforme, en l’espace d’un ou deux ans, d’un parti “révolutionnaire et vigoureux” en un “bloc réactionnaire des propriétaires terriens et de la grande bourgeoisie”, cela devrait être un fait d’une signification historique considérable, et non pas le résultat de la fantaisie d’un seul dirigeant. Pourtant, tout ce que dit Mao à ce propos est que le KMT a changé. D’abord il était bon, ensuite il est devenu mauvais. Nous nous sommes alliés avec lui, ensuite il est devenu notre ennemi ; et cela est arrivé pour des raisons sur lesquelles Mao ne s’attarde pas.45 »

Nous avons déjà cité plus haut un texte de Mao datant de 1926 qui abordait déjà la question des contradictions de classe, dans la société chinoise, mais aussi dans le Kuomintang. Ici, Mao prend un exemple pour expliquer que :

« Lorsqu’on étudie le caractère spécifique des contradictions à chaque étape du processus de développement d’une chose ou d’un phénomène, il faut non seulement considérer ces contradictions dans leur liaison mutuelle ou dans leur ensemble, mais également envisager les deux aspects de chaque contradiction.46 »

L’exemple que prend Mao est celui de la relation entre le Kuomintang et le PCC. Le passage cité par l’ICR décrit superficiellement l’histoire de l’un des aspects de cette contradiction (le Kuomintang). Il est suivi par un paragraphe qui décrit celle de l’autre aspect de cette contradiction (le PCC). Dans celui-ci, Mao prend le temps de souligner les erreurs du PCC et en conclu que :

« Faute d’étudier les particularités du Kuomintang et du parti communiste, il est impossible de comprendre les relations spécifiques entre les deux partis aux diverses étapes de leur développement : création d’un front uni, rupture de ce front, création d’un nouveau front uni.47 »

Mao explique ici pourquoi il a parlé de l’histoire du Kuomintang et de celle du PCC — étudier chacun des aspects est une nécessité afin de comprendre la relation entre ces aspects. Mao continue :

« Mais pour étudier ces diverses particularités, il est encore plus indispensable d’étudier la base de classe des deux partis et les contradictions qui en résultent dans différentes périodes entre chacun de ces partis et les autres forces.48 »

Mao développe ensuite sur les contradictions à l’intérieur du Kuomintang et sur ses choix stratégiques vis-à-vis de celui-ci.

Nous n’allons pas réécrire De la contradiction dans notre critique, mais nos lecteurs et lectrices peuvent voir qu’encore une fois l’ICR ne comprend pas ce document et en déforme le contenu. De la contradiction est un document qui a pour objectif d’expliquer ce qu’est le matérialisme dialectique. Pour ce faire, Mao utilise des exemples concrets de son époque afin de faire comprendre à ses lecteurs et lectrices ce qu’est une contradiction. C’est un texte court qui n’est qu’une introduction au matérialisme dialectique, et il ne faut pas en attendre autre chose.

Sans compréhension de la dialectique du principal et du secondaire, les communistes se créent de fausses apories : « J’ai deux ennemis, les nationalistes et les Japonais, je dois les combattre en même temps, mais c’est pratiquement infaisable » au lieu de voir que la lutte du front uni contre l’ennemi principal se double d’une lutte interne (et moindre) contre l’ennemi secondaire qui prépare elle-même la victoire future contre ce même ennemi. Devrait-on ainsi condamner la participation bolchevique à la défense de la République de Russie contre le putsch de Kornilov ? Il s’agissait pourtant de fait d’une collaboration avec la bourgeoisie impérialiste libérale, ennemie acharnée des communistes dans le cadre de la lutte pour l’abolition du Capital, mais aussi des vestiges féodaux. Cette participation à un front uni de fait est pourtant bien l’événement qui permet au Parti de reconstituer ses forces et son emprise dans les masses, alors que celles de Kerenski déclinent. Sur une échelle temporelle et quantitative bien plus grande, la même chose est vraie du front uni chinois. Sans la compréhension du mouvement contradictoire du réel, faisant que l’un se transforme en son contraire (ainsi, la lutte en unité et l’unité en lutte), on ne comprend plus le marxisme. C’est bien Marx qui nous a enseigné que la bourgeoisie, dans une phase historique donnée, constituait une force progressiste, puis se muait en force réactionnaire. Cela, l’ICR en est normalement bien consciente. La dialectique maoïste n’est que la poursuite de cette évidence philosophique et historique située au cœur du marxisme.

L’ICR lit des parties du document isolément des autres, sans chercher à le comprendre dans son entièreté, et se contente de critiquer les maoïstes sans prendre le temps d’étudier le maoïsme.

Selon l’ICR :

« La vérité est que Mao ne souhaitait pas lier son sort à une quelconque perspective théorique à propos de la Révolution chinoise. Ce qu’il voulait, c’était vendre aux membres du Parti une “dialectique” aussi vague qu’ondoyante, de façon à se laisser les mains libres pour changer de position à sa guise, en fonction des circonstances.

C’est caractéristique du régime bureaucratique qui affectait le PCC bien avant 1949, et qui se renforça considérablement après sa victoire.49 »

On en arrive au cœur du problème : l’ICR ne fait pas une étude de De la contradiction, il veut seulement vendre son récit historique conspirationniste. Mao était un individu mauvais, stupide et calculateur, le PCC était une bureaucratie opportuniste cruelle, incompétente et omnipotente, ils étaient à la fois incapables du moindre discernement sur les réalités les plus évidentes et capables de manœuvrer à leur avantage dans les réalités les plus complexes. Leurs seules victoires leur auraient été données par l’ennemi, après qu’il aurait refusé leurs demandes répétées de reddition.

Pourtant, Mao a su avoir une compréhension du matérialisme dialectique qui a permis de remplir les objectifs de la prise du pouvoir. Le texte dont nous parlons a été écrit en 1937, les exemples exposés par Mao sont ceux de la situation concrète de l’époque, et les communistes ont pris le pouvoir en 1949. Ceci est la réalité.

Le déroulé de la lutte de 1937 à 1949, dont on peut avoir une bonne idée avec la consultation croisée (et honnête) des textes du Parti et du consensus historiographique qui se dégage, tend ainsi à valider la compréhension maoïste de la dialectique, là où les auteurs de l’ICR prétendent que la critique historique du maoïsme en actes invalide cette dialectique. En effet, ce que l’on observe, pour le dire rapidement, c’est la conservation infaillible du fil rouge de la révolution socialiste au fil des changements majeurs du contexte chinois. La formule du front uni a permis le développement du Parti et de la lutte des classes au sein de la guerre commune contre le Japon. Cela a fourni au PCC les bases pour reprendre la guerre contre le Kuomintang, qui lui, au contraire, s’était affaibli (!) et coupé des masses au cours de la guerre. À aucun moment le PCC n’a été subordonné concrètement au Kuomintang, à aucun moment il n’a abandonné le chemin de la révolution, et en définitive il a effectivement liquidé les propriétaires terriens.

La ligne de Mao, aussi connue sous le nom de « communisme de Yan’an »50 n’a pas été dominante par magie. Jusqu’au mouvement de rectification, elle est contestée en interne par de puissants responsables du Parti, et n’est parfois pas appliquée. Ainsi, la ligne dite maoïste dut au préalable triompher de la ligne dite « bolchevique » défendue principalement par Wang Ming, représentant du Comintern auprès du PCC et porteur des consignes soviétiques. Cette ligne consistait, d’une part, dans l’emphase mise sur la résistance urbaine, invoquant l’exemple de la défense de Madrid en Espagne, d’autre part, dans la compréhension non conflictuelle de la nature du front uni. Il n’y aurait ainsi, selon Wang Ming et ses soutiens, pas fallu soutenir un cours (modéré) de lutte des classes au sein du front uni, par peur de le rompre51. Cette modération rurale aurait conduit le Kuomintang à laisser les mains libres au Parti dans les villes où il aurait pu conduire sa reconstruction à partir des couches de jeunes intellectuels et du prolétariat urbain.

Comme le cours de la Révolution chinoise n’a eu de cesse de le démontrer de 1927 à 1949, cette ligne était évidemment erronée. Dans un pays dominé semi-féodal, la classe ouvrière ne peut être le sujet révolutionnaire principal, tout simplement parce qu’elle est bien trop faible : le cœur de la question révolutionnaire réside alors dans la contradiction entre paysans et propriétaires fonciers. L’histoire du PCC jusqu’aux années 1940-1942 est marquée par la longue incapacité à reconnaître entièrement ce constat : quasiment jusqu’au bout, de larges pans du Parti ont voulu envers et contre tout rester fidèles à une forme d’orthodoxie marxiste fondée sur la lutte dans les villes, occasionnant de nombreux et coûteux échecs. Nous ne pouvons que remarquer que l’insistance constante de l’ICR sur le supposé abandon des villes et des ouvriers par le PCC les rapprochent de l’orthodoxie (erronée) stalinienne d’alors sur la question chinoise.

« Heureusement » pour l’avancée de la révolution chinoise, la ligne de Wang Ming fut mise en échec avant de provoquer la destruction du Parti par l’incapacité du Kuomintang à défendre le dernier bastion chinois urbain d’importance : Wuhan. Pour donner un bref aperçu du déroulé des premières opérations militaires japonaises contre la Chine : Shanghaï tombe après des combats acharnés, presque dignes de Stalingrad, en novembre 1937. Saignée à blanc par la défense infructueuse de la première ville du pays, l’Armée nationaliste n’est plus en mesure de défendre efficacement sa capitale, Nankin, qui tombe en décembre. S’ensuit un massacre de masse de la population civile. Les deux principales villes du Nord, Pékin et Tianjin étaient tombées en un mois, dans la suite immédiate de l’invasion du Pont Marco Polo. Au cours de l’été 1938 des combats font rage pour Wuhan, nouvelle capitale de la Chine, à la suite de la chute de Canton, principal port et ville du Sud en octobre, le Kuomintang évacue Wuhan et se replie sur Chongqing à l’intérieur des terres, qu’il ne quittera plus avant 1945.

À partir de la fin 1938 la formule « Mao-Yan’an » a donc l’ascendant dans le Parti suite à l’échec de la ligne de Wang Ming. Cependant, la Nouvelle 4e Armée continue d’appliquer la politique de ce dernier alors qu’elle devait établir une nouvelle base rouge dans le Jiangsu (province côtière au nord de Shanghaï). Peu ancrée dans les masses en raison de sa politique d’extrême conciliation avec les propriétaires terriens et sa compréhension exclusivement unitaire du front uni, elle fut facilement trahie et défaite par les nationalistes opérant dans la même zone52. Avec ce dernier, et évitable, échec, la ligne de Wang Ming fut prouvée fausse aussi bien dans son versant urbain que rural et la ligne maoïste put enfin triompher.

Ce long développement sur la ligne Wang Ming nous est précieux, car il fait voir tout l’aspect vivant, concret, et juste (!) de la dialectique maoïste du principal et du secondaire. C’est là que l’on voit le mieux apparaître la justesse de la compréhension du front uni comme une lutte dans l’unité (!) (l’unité étant généralement principale et la lutte généralement secondaire). La position de l’ICR consiste à faire passer la ligne de Wang Ming (unilatéralement unité) pour la ligne maoïste, alors que rien n’est plus faux.

On pourrait imaginer une ligne unilatéralement lutte : il n’y aurait donc tout simplement pas eu de front uni. Cette « solution » est d’une absurdité évidente et manifeste, c’est pour cela qu’elle n’a connu aucune traduction historique, à l’exception des collaborateurs projaponais, issus du camp nationaliste et en grande partie motivés par l’anticommunisme53. Du côté des communistes une telle ligne aurait pu se traduire par des insurrections anti-Kuomintang à Shanghaï, Wuhan et Nankin lors de leurs défenses respectives par l’Armée nationaliste. Les communistes auraient ensuite tenté de tourner leurs armes contre les Japonais, dont l’avancée aurait été grandement facilitée, et auraient été massacrés jusqu’au dernier. Une telle projection uchronique n’a pour but que de souligner l’absurdité qu’aurait été une telle politique.

La pratique concrète de la mobilisation des masses dans la résistance antijaponaise selon une ligne de lutte dans l’unité permettant la reconstruction du Parti et posant les bases de la victoire lors de la reprise de la guerre civile démontre la justesse de la vision d’une progression dialectique des contradictions politico-sociales : la lutte se transformant en unité puis en lutte d’une part, le secondaire se transformant en principal d’autre part. Nous nous expliquons : pour « unité-lutte-unité », on voit bien qu’il s’agit de la relation au Kuomintang, cependant l’unité n’annule pas la lutte, le front uni signifie simplement que l’unité est généralement principale et la lutte généralement secondaire. Lorsque le Kuomintang passe du camp de la révolution à celui de la contre-révolution, après 1945, la base d’unité entre le PCC et le Kuomintang disparaît avec la précédente phase de la libération nationale (la guerre antijaponaise). Il n’y a donc plus de mouvement d’unité-lutte-unité entre le PCC et le Kuomintang, parce qu’il n’y a plus de base d’unité entre eux dans cette nouvelle phase de la lutte de classe du prolétariat (la guerre civile).

En 1945, la précédente contradiction de classe entre le Kuomintang et le PCC s’est niée dans une nouvelle contradiction de classe qualitativement supérieure : de la lutte de classe dans un front uni à la lutte de classe en dehors de tout front uni. Dans cette nouvelle contradiction de classe, la contradiction unité-lutte politique entre le Kuomintang et le PCC, dont le mouvement est décrit par la formule « unité-lutte-unité », a disparu.

L’ICR est en plein délire conspirationniste. Plutôt que de faire une critique sérieuse d’un texte politique, elle a décidé de faire une critique de son auteur, en se basant sur sa vision très particulière de l’Histoire. Elle se permet de citer Trotsky :

« Comme Trotsky l’avait prévu, le PCC fut trahi par Tchang Kaï-chek, c’est-à-dire par le chef sur lequel Staline avait exigé que le parti fonde ses espoirs pour diriger la révolution. À partir de 1926-1927, Tchang mena une contre-révolution impitoyable contre le PCC et la classe ouvrière ; il massacra des dizaines de milliers de travailleurs et de communistes.

Cette défaite et la façon qu’eut le parti d’y réagir — sur ordre de Staline — furent désastreuses. En conséquence, les membres du PCC qui y survécurent furent contraints de fuir dans des régions rurales reculées.

Le régime du parti dut s’adapter à ces conditions. Le parti devint essentiellement une armée de guérilla paysanne, c’est-à-dire tout autre chose qu’un parti bolchevique, prolétarien, organisé sur la base du centralisme démocratique. Des méthodes bureaucratiques, imposées d’en haut, devinrent inévitables : dans le contexte d’un encerclement du parti par des troupes gouvernementales bien plus nombreuses, l’effort militaire pour survivre réclamait une direction impitoyable. Il n’y avait pas de temps pour la discussion. L’ouvrage de Mao est précisément le reflet de ces méthodes.

Une direction bureaucratique a nécessairement une perspective mécanique à courte vue. Précisément parce qu’elle est bureaucratique, elle ne considère pas les masses comme une force indépendante et capable de transformer la société. Elle tend à penser qu’il suffit de donner des ordres, d’en haut, pour obtenir des résultats indépendamment des intérêts et de la dynamique des classes en lutte. Une direction bureaucratique cherche à prendre le pouvoir au moyen d’accords avec les chefs d’autres partis, en oubliant que cela peut avoir pour effet d’aliéner et de démoraliser la classe ouvrière.

Une telle direction ne veut pas d’une participation démocratique des masses. Elle ne veut pas davantage de militants dotés d’un niveau politique élevé, capables de penser par eux-mêmes. Elle n’est pas renforcée par la discussion et la clairvoyance de la base militante. Au lieu de s’appuyer sur l’argumentation, la persuasion et l’inspiration politiques, elle s’appuie sur des ordres indiscutables. Elle se maintient en place en manœuvrant et en jouant les différentes factions les unes contre les autres.54 »

À lire l’ICR, il semblerait que la défaite de 1927 soit une responsabilité de Mao. Or, ce que l’ICR ne semble pas vouloir admettre à propos de ces événements, c’est que Mao partage la critique qu’ils ont de la politique qui était imposée par Staline, et qui a mené au repli des communistes dans les campagnes. Staline a ultérieurement lui-même formulé une autocritique de sa politique.

Avec cette critique, l’ICR cherche en fait à créer un continuum direct entre la politique maoïste et la figure de Staline, celle du « fossoyeur » de la Révolution russe55. L’ICR cherche ouvertement à faire de Mao le même monstre que serait Staline.

L’ICR maintient son discours conspirationniste qui ne réside dans aucune interprétation sérieuse des faits historiques. Premièrement, ce sont les dirigeants du PCC de l’époque qui vont prendre la responsabilité de l’échec ; dont Chen Duxiu, qui a ensuite arrêté de lutter au sein du Parti pour finir par soutenir le pouvoir nationaliste sans concession durant la seconde guerre sino-japonaise, après s’être rapproché de l’opposition de gauche et de Trotsky56. Deuxièmement, c’est justement la force de la tactique du PCC de repli dans les campagnes qui a permis l’union de la paysannerie et du prolétariat au sein du front national et qui a mené à la prise de pouvoir du PCC, sans que le centralisme démocratique ne soit abandonné.

L’insistance dont fait preuve l’ICR sur la nécessité d’une composition ouvrière urbaine semble aussi très dogmatique, surtout à la lumière de la Révolution russe, dont l’exemple montre la nécessité d’une union entre les prolétaires et les paysans au sein du front communiste.

L’ICR croit qu’il est impossible que la distinction principal-secondaire ait un sens concret dans la lutte révolutionnaire : il ne pourrait s’agir que d’une mascarade bureaucratico-stalinienne. L’examen des conditions concrètes de l’action du Parti au sein du front uni démontre très clairement leur erreur. La validation pratique de la formule de la mobilisation des masses dans certaines limites (c’est-à-dire, sans aller jusqu’à l’expropriation directe et complète des propriétaires, mais en les marginalisant graduellement57) dans les victoires successives de 1945 à 1949 (le Parti n’a pas été détruit par les Japonais puis a vaincu les nationalistes) démontre que cette formule était bien la stratégie communiste adaptée à la victoire. Du même coup elle fait voir la dialectique maoïste comme une formalisation dans le langage philosophico-politique marxiste du principe d’étude concret de la réalité historique et sociale. Mao ne parle pas de principal et de secondaire, d’unité qui se transforme en lutte, etc., par pur plaisir bureaucratique, mais parce que ce sont les catégories qui permettent le mieux aux communistes de penser le mouvement réel de l’Histoire et des masses dans le cadre du processus révolutionnaire.

De plus, il est curieux que l’ICR s’attaque ici à la personne de Mao en l’attachant au bureaucratisme, alors que c’est une déviation qu’il a notamment dénoncée à plusieurs reprises au sein du PCC, et ce dès 1953, c’est-à-dire peu de temps après la prise de pouvoir58.

Cette critique visant le dogmatisme de la théorie maoïste démontre une fois de plus l’incompréhension par l’ICR de l’analyse maoïste de la situation chinoise. Ce que Mao défend dans De la contradiction, c’est l’intérêt de l’analyse de la situation particulière de chaque nation pour envisager la pratique de la prise de pouvoir. Si cette stratégie particulière a ensuite été reproduite, c’est qu’elle a permis deux choses : premièrement, la prise de pouvoir du PCC en Chine doublé de la mise en place de politiques socialistes ; et deuxièmement, la théorisation d’une autre voie pour la révolution que celle d’Octobre, qui s’appuyait sur un contexte beaucoup plus particulier et difficile à reproduire avec l’essor du capitalisme à l’échelle mondiale. Cette nouvelle voie a mené à d’autres luttes de libération nationale et à l’instauration fructueuse de dictatures du prolétariat à travers le monde.

Plutôt que de faire une étude approfondie de De la contradiction, l’ICR s’est concentrée sur la stratégie d’alliance et de front uni du PCC au cours de son histoire. Cet article n’est qu’une version développée de l’article « Marxisme contre maoïsme » du PCR (7 décembre 2022), où nous retrouvons la même absence de sérieux dans l’étude des textes de Mao (notamment sur la nouvelle démocratie).

Pourtant, il aurait été intéressant que l’ICR étudie en profondeur non seulement les théories maoïstes, mais aussi leur application — le rapport entre théorie et pratique. Nous regrettons que les débats entre différents courants marxistes soient si superficiels. Nous aurions aimé avoir l’occasion ici de débattre sur la dialectique de Mao, avec ce qu’elle a de vrai comme de faux.

Débattre avec les trotskistes revient toujours à combattre leur vision conspirationniste de l’Histoire. Ceci est vrai non seulement pour l’ICR, mais pour toutes les organisations trotskistes. Elles prétendent combattre le dogmatisme des organisations « stalinistes » et maoïstes, mais elles sont les premières à défendre leurs propres dogmes plutôt que de s’appuyer sur une étude scientifique du réel.

Notre référence appuyée aux travaux des historiens et historiennes spécialistes ne signifie pas admiration sans réserve des universitaires et de leur ethos. Les historiens et historiennes professionnelles ne sont pas des révolutionnaires, et ne peuvent formuler d’analyse révolutionnaire à notre place. Cependant, pour des événements s’étant passés il y a plus de 80 ans, l’étude scientifique des événements menées par des historiens bourgeois et historiennes bourgeoises est un précieux matériel pour les communistes. On ne peut simplement se fier exclusivement à la position prise par telle ou telle « grande » figure de tel ou tel courant pour la bonne raison que ces figures n’étaient que rarement en mesure de mener une étude approfondie et sérieuse de la réalité de tel ou tel processus. Le recours aux résultats produits par le travail collectif de dizaines et dizaines de chercheurs et chercheuses au fil de plusieurs décennies nous est ainsi extrêmement précieux : nous ne pouvons pas envoyer un camarade pendant dix ans en Chine faire le tour des archives disponibles, d’autant plus quand cela a déjà été fait par lesdits chercheurs et chercheuses. Ce qu’il nous faut faire c’est relire ces résultats avec l’œil critique révolutionnaire, identifier là où tel historien ou historienne pèche par idéologie anticommuniste et simplement réintroduire ces résultats dans le cadre d’une analyse communiste. C’est ce que nous cherchons à faire ici : ne pas répéter le propos des historiens et historiennes, mais se l’approprier et le mettre au service de la compréhension communiste du monde, tout en séparant le bon grain de l’ivraie.

Notre méthode historiographique est l’opposée de la méthode historiographique trotskiste, dont l’article de l’ICR est un bon exemple : un mille-feuille historique doublé d’une interprétation fantaisiste à charge. D’abord, l’historiographie trotskiste sélectionne un ensemble de faits restreints, mais assez nombreux pour se donner une crédibilité à usurper : des événements et des individus, accompagnés de dates et de citations. Ensuite, à partir des acteurs qu’elle a présentés et du décor historique qu’elle a planté, elle écrit un récit fictionnel. Qu’importe que cette interprétation soit parcimonieuse, pour peu qu’elle soit cohérente ; l’historiographie trotskiste répond de l’orthodoxie idéologique avant de répondre de la réalité. L’interprétation trotskiste de l’Histoire n’a aucun problème à s’enfoncer toujours plus loin dans les théories les plus irréfutables à condition que celles-ci correspondent à leur vision du monde. Pour les trotskistes, tout se passe toujours comme prévu, leur interprétation de l’histoire est omnipotente, parce qu’elle est irréfutable : aucun fait ne peut la contredire, aucune source ne peut la remettre en cause. Mao ne fait pas la révolution communiste ? C’est la preuve qu’il est un bureaucrate opportuniste. Mao fait la révolution communiste ? C’est la preuve qu’il est un bureaucrate opportuniste. Pour l’historiographie trotskiste, les nouvelles découvertes historiographiques, celles de l’histoire sociale en premier lieu, sont non seulement superflues, mais dangereuses. L’interprétation trotskiste de l’Histoire ne tient que si elle se restreint à un nombre extrêmement limité de sources (dans le cas de l’URSS, strictement kremlinologiques), c’est-à-dire un ensemble de sources qu’elle a elle-même prédéterminées. Pour cette raison, l’historiographie trotskiste déteste l’historiographie sociale, qui cherche à rassembler et comparer le plus grand nombre possible de sources pour produire la meilleure interprétation possible avec le concours des sciences sociales (certes, bourgeoises). Pour un trotskiste, ce qu’a écrit Trotsky sur l’histoire de l’URSS à partir de sa propre expérience individuelle, des publications du Kremlin et des témoignages des dissidents soviétiques (de gauche et de droite), vaut plus que tout ce qui ne pourra jamais être découvert dans les archives soviétiques. Si l’on en croit les trotskistes, la réalité sociale ne pourrait pas être mieux découverte que dans les publications du Kremlin et les témoignages des dissidents soviétiques, au premier desquels Trotsky, ces sources seraient indépassable, et avec elles, l’interprétation de l’Histoire telle que développée par Trotsky à partir de celles-ci seulement. Ce mépris de la méthode scientifique est un trait essentiel de l’historiographie trotskiste, parce qu’elle ne peut pas subsister sans elle. L’interprétation trotskiste de l’histoire, parce qu’elle doit tout expliquer, mais tout expliquer comme elle l’a déjà déterminé, flirt en permanence avec le conspirationnisme. L’article de l’ICR est un bon exemple de la méthode historiographique trotskiste, mais il n’est que le dernier d’une longue série qui remonte jusqu’à Trotsky.

Cette énième critique trotskiste de Mao n’est qu’un article parmi tant d’autres piétinant la pratique et la théorie communistes, les expériences réelles des révolutions et des transitions socialistes. Ce faisant, les trotskistes défendent les historiographies bourgeoises les plus anticommunistes, attaquant donc l’ensemble du mouvement communiste, et la méthode scientifique marxiste avec lui.

Dans À propos du conspirationnisme (2021), nous notions déjà que :

« Trotsky a ainsi apporté un point de vue qu’il a déclaré comme étant marxiste. Cependant, Trotsky l’a fait avec une pétition de principe comme point de départ : il avait déclaré l’URSS comme ayant franchi un Thermidor. Par avarice intellectuelle (mais ce n’est pas intégralement de sa faute, c’est aussi un biais !), il n’a pas cherché des contre-exemples. De même, il a aussi travaillé avec des sources limitées : les écrits de la Pravda, les dépêches, etc., donc un corpus qui ne reflétait qu’une partie limitée de la réalité. Partant des mêmes sources que l’école historique totalitaire, il en a tiré les mêmes conclusions. Pour lui, l’URSS était devenue un monde monstrueux.59 »

Idem, dans La bataille pour l’Histoire (2020) :

« Dans une communauté de vues avec les propagandistes anticommunistes, il s’est élaboré une certaine “histoire” grandement légendaire, de l’Union soviétique. Cette histoire légendaire s’est cristallisée autour de “grands hommes”. Lénine, Staline, Trotsky, dont les destins lient inextricablement le sort de l’URSS.

Celle-ci se nourrit alors de pages d’histoire classiques : la montée au pouvoir de Staline, par la fourberie, camouflant ses idées — si tant est qu’il en eût ! —, une collectivisation brutale et une planification mensongère, une longue montée en pression, avec l’instauration d’un totalitarisme hors de contrôle, culminant avec les purges et les procès, ayant pour but de rendre le Parti docile et liquider les compagnons de Lénine. Cette histoire, comme toutes les histoires conspirationnistes, s’autojustifie constamment. Staline fait tout, Staline peut tout. Lorsqu’il réprime, c’est pour montrer son pouvoir, lorsqu’il ne réprime pas, c’est pour tromper. Lorsqu’il soutient la NEP (nouvelle politique économique) c’est un droitier, lorsqu’il met en place la collectivisation, c’est pour camoufler le fait qu’il est toujours un droitier. Lorsque Enoukidzé est exclu, c’est pour montrer la main de fer, lorsqu’il est réintégré un an après, c’est une nouvelle fois pour cacher ses intentions.

Cette histoire ne connaît nulle prise de la logique et de la raison. Elle ne se nourrit que d’actes de foi. Certes les sources étaient faibles. Pourtant elles pouvaient être complétées en amont de la fin de la Guerre froide.60 »

Défendre le maoïsme face au trotskisme, c’est défendre la lutte concrète des communistes pour la transformation du monde, dans le passé, le présent et l’avenir.

1 D. Morley et P. Young, « Défense de la dialectique — une critique du livre de Mao Zedong “De la contradiction” », Parti communiste révolutionnaire, 19 août 2025. À l’adresse :

https://marxiste.org/defense-de-la-dialectique-une-critique-du-livre-de-mao-zedong-de-la-contradiction

2 Cf. P. M. Christensen et J. Delman « A theory of transitional society, Mao Zedong and the Shanghai School », Bulletin of Concerned Asian Scholars, volume 13(2), 1981, p. 2-15. À l’adresse :

https://doi.org/10.1080/14672715.1981.10409925

3 D. Morley et P. Young, op. cit.

4 Mao Z., De la contradiction, 1937.

5 D. Morley et P. Young, op. cit.

6 Mao Z., De la contradiction, 1937.

7 D. Morley et P. Young, op. cit.

8 Unité communiste, Sur Unité communiste, 2023, p.160-170.

9 D. Morley et P. Young, op. cit.

10 Mao Z., Analyse des classes de la société chinoise, 1926.

11 Ibidem.

12 Cf. Mao Z., Analyse des classes de la société chinoise, 1926 ; La tactique de la lutte contre l’impérialisme japonais, 1935 ; La Révolution chinoise et le Parti communiste chinois, 1939.

13 D. Morley et P. Young, op. cit.

14 Lifeng L., « Rural mobilization in the Chinese Communist Revolution: From the Anti-Japanese War to the Chinese Civil War », Journal of Modern Chinese History, volume 9(1), 2015, p. 95-116. À l’adresse :

https://doi.org/10.1080/17535654.2015.1032391

15 M. Opper, People’s Wars in China, Malaya, and Vietnam, University of Michigan Press, 2020. À l’adresse :

https://doi.org/10.3998/mpub.11413902

16 Ibidem.

17 Cf. Lifeng L., « Rural mobilization in the Chinese Communist Revolution: From the Anti-Japanese War to the Chinese Civil War », Journal of Modern Chinese History, volume 9(1), 2015, p. 95-116. À l’adresse :

https://doi.org/10.1080/17535654.2015.1032391

18 Ibidem.

19 Cf. L. Bianco, Les origines de la Révolution chinoise, Gallimard, 2007, p. 279-280. Malgré son anticommunisme forcené, Bianco reste un historien et, dans la plupart des cas, expose assez fidèlement la réalité des événements et processus historiques (du moins, tant que ces événements se déroulent avant 1949). C’est simplement qu’il tente systématiquement d’inventer l’interprétation la plus anticommuniste possible sans déformer honteusement les faits.

20 D. Morley et P. Young, op. cit.

21 Mao Z., De la contradiction, 1937.

22 I. Kaypakkaya, Les principaux points sur lesquels nous divergeons du révisionnisme de L’Aube, 1972.

23 Ibidem.

24 Mao Z., De la contradiction, 1937.

25 Ibidem.

26 D. Morley et P. Young, op. cit.

27 Mao Z., De la contradiction, 1937.

28 D. Morley et P. Young, op. cit.

29 V. I. Lénine, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1916.

30 Ibidem.

31 D. Morley et P. Young, op. cit.

32 Ibidem.

33 S. Cochran, The Capitalist Dilemma in China’s Cultural Revolution, 2014.

34 Hua-yu L., Mao and the economic stalinization of China, 1948–1953, 2006.

35 J. Gardner, « The Wu-fan Campaign in Shanghai », in D. A. Barnet, Chinese Communist Politics in Action, 1969.

36 Cf. V. I. Lénine, Deux tactiques de la social-democratie dans la révolution démocratique, 1905.

37 Mao Z., De la contradiction, 1937.

38 Mao Z., De la juste résolution des contradictions au sein du peuple, 1957.

39 D. Morley et P. Young, op. cit.

40 Cf. les travaux de Marie-Claire Bergère sur Shanghaï.

41 Cf. J. Brown et P. Pickowicz, « Chapitre 15 », Dilemmas of victory: The Early Years of the People’s Republic of China, Harvard University Press, 2010.

42 D. Morley et P. Young, op. cit.

43 Zhou T., « China and the Thirtieth of September Movement », Indonesia, no 98, 2014, p. 29–58 ; « Ambivalent Alliance: Chinese Policy towards Indonesia, 1960–1965 », The China Quarterly, no 221, 2015, p. 221–225.

44 D. Morley et P. Young, op. cit.

45 Ibidem.

46 Mao Z., De la contradiction, 1937.

47 Ibidem.

48 Ibidem.

49 D. Morley et P. Young, op. cit.

50 Cf. M. Selden, The Yenan Way in Revolutionary China, Harvard University Press, 1970 ; « Yan’an Communism Reconsidered », Modern China, volume 21, no 1, 1995, p. 8-44. À l’adresse :

https://www.jstor.org/stable/189281

51 C. E. Dorris, « Peasant Mobilization in North China and the Origins of Yenan Communism », The China Quarterly, no 68, 1976, p. 697-719. À l’adresse :

https://www.jstor.org/stable/652582

52 C. E. Dorris, op. cit.

53 Cf. D. Serfass, Le gouvernement collaborateur de Wang Jingwei : aspects de l’État d’occupation durant la guerre sino-japonaise, 1940-1945, 2017, p. 192 et 260-261.

54 D. Morley et P. Young, op. cit.

55 La perception qu’Unité communiste a de Staline n’a évidemment rien de commune avec celle du monstre opportuniste décrit par les trotskistes. Staline était un grand camarade qui a joué un rôle clé dans l’histoire de la lutte pour le socialisme, dont l’expérience et les écrits sont précieux. Pour en savoir plus sur nos positions, nous conseillons la lecture de nos documents La seconde guerre mondiale (2021) et La bataille pour l’Histoire (2020).

56 Y. Chevrier, « CHEN Duxiu », Le Maitron, 27 octobre 2016. À l’adresse :

https://maitron.fr/chen-duxiu-%E9%99%B3%E7%8D%A8%E7%A7%80/

57 M. Opper, op. cit.

58 Mao Z., Combat Bureaucracy, Commandism and Violations of the Law and Discipline, 1953.

59 Unité communiste, À propos du conspirationnisme, 2021.

60 Unité communiste, La bataille pour l’Histoire, 2020.

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