Réponse aux questions de Kommunistischer Aufbau

Nous voulons exprimer nos remerciements à Kommunistischer Aufbau de nous donner l’opportunité de répondre à leurs questions dans leurs colonnes.

I. Pourquoi avez-vous décidé de vous organiser en tant qu’Unité Communiste et de ne pas adhérer à une autre organisation ?

Nous nous sommes créés en 2016 sur quelques principes stratégiques et politiques qui, selon nous, ne se retrouvaient pas dans les organisations d’extrême gauche déjà existantes.

La première étape a été l’abandon du Parti communiste français (PCF). Bien que le PCF soit un parti politique bourgeois réformiste depuis maintenant plusieurs décennies, de nombreux communistes étaient (et sont toujours) plus ou moins dépendants de ce parti pour se définir. Par exemple, certains au sein du Pôle de renaissance communiste en France (PRCF) gardent l’espoir de le reconquérir, d’une manière ou d’une autre. Cela pouvait et peut encore être dit pour beaucoup d’individus et de groupes communistes. Nous affirmons qu’il n’y a plus rien à reconquérir : les communistes doivent reconstruire un Parti communiste avec leurs propres forces, et cesser de se liquider dans un parti réformiste.

La deuxième étape a été le rejet de diverses formes d’opportunisme et d’impasses stratégiques : le trotskisme et autres. Nous partageons avec eux la conviction que le PCF est sans intérêt pour les révolutionnaires. Mais cette conclusion n’est rien sans la lutte pour reconstruire un véritable parti révolutionnaire en France. Le trotskisme et l’anarchisme sont en faillite idéologique et stratégique : au mieux, ce sont des syndicalistes et des économistes, au pire, ce sont des clubs de lecture. Le fait que ce qui était la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) ne soit devenu rien de plus qu’un parti réformiste parle de lui-même. Cette nébuleuse de partis et de groupes trotskistes et anarchistes est dépourvue de toute stratégie sérieuse de reconstruction d’une organisation de classe et de combat vers la révolution, ainsi que de toute boussole politique et idéologique pertinente.

Il existait déjà quelques cercles et groupes marxistes-léninistes et marxistes-léninistes-maoïstes, mais leurs structures ne nous satisfaisaient pas. Plutôt que d’essayer de dépasser leur condition sectaire « par le haut », ils y plongeaient, s’enfermant dans l’automystification et le dogmatisme. Nous pensions que la lutte idéologique et politique pour la construction du Parti communiste ne pouvait être menée sans fortement insister sur l’autocritique et l’humilité épistémologique — dans l’esprit du socialisme scientifique. Nous n’avions aucune envie de nous convaincre de telle ou telle vérité révolutionnaire déjà parfaite : nous pensions qu’elle devait encore être découverte et définie dans notre situation concrète actuelle, et qu’aucune étiquette comprise superficiellement n’était satisfaisante. D’une certaine manière, nos membres fondateurs étaient « fatigués » de ces erreurs immatures et voulaient créer un cadre permettant de les surmonter.

Rétrospectivement, au cours de nos premières années d’existence, de 2016 à notre second « congrès » en 2020, nous avons commis autant d’erreurs immatures que nous voulions éviter en créant quelque chose de nouveau. Cependant, nous pensons que nous avons maintenant laissé derrière nous la plupart de ces erreurs.

II. Quelles sont, selon vous, les tâches les plus importantes pour les communistes en France aujourd’hui ?

Répondre « la reconstruction d’un parti communiste » serait un lieu commun avec lequel presque aucun communiste n’est en désaccord — sauf ceux du PCF. Nous devons donner une réponse plus intéressante. D’abord, un communiste doit analyser le stade actuel de notre mouvement, c’est-à-dire un stade de développement arriéré. Ensuite, il faut comprendre quelle est la cause principale de l’insignifiance criante de la gauche révolutionnaire aujourd’hui, dans les pays impérialistes comme la France. Nous pensons qu’à l’époque de la construction du Parti, la tâche principale d’une organisation communiste est de créer sa future ossature et son système nerveux : ses cadres communistes.

Sans Parti, nous ne sommes rien. Sur ce point, la majorité de la gauche radicale est d’accord (à quelques exceptions). Mais certains pourraient alors tirer de très mauvaises conclusions : s’accrocher au PCF quoi qu’il en soit, à cause de son nom et de son passé glorieux ; espérer reconquérir le PCF en travaillant en son sein ou autour de lui ; essayer de s’organiser au sein d’autres partis réformistes ; appeler sa secte « le Parti » et agir en tant que tel ; rassembler autant de personnes que possible dans une organisation-auberge éclectique et peu disciplinée ; devenir un syndicat avec un drapeau rouge ; etc.

Même ceux qui prennent au sérieux le processus de construction du parti se trompent souvent lourdement. Le Parti est construit « par le haut », par ses militants les plus conscients, les plus compétents, les plus disciplinés et les plus dévoués. C’est-à-dire par ses cadres. Dans un document récemment publié, nous définissons les deux principales déviations rencontrées en France, qui détournent les communistes de la construction du Parti, et nous donnons notre perspective sur la ligne stratégique générale qu’il nous semble nécessaire d’adopter.

« […] le mouvementisme est une déviation commune qui peut prendre de nombreuses formes : courir derrière la dernière manifestation, “faire des trucs”, bouger pour exister, etc. Une de ses causes est la mauvaise compréhension de l’état présent du mouvement communiste, et donc de ses tâches principales et secondaires — où sont les priorités ? Nous possédons un temps et une énergie qui n’ont rien d’illimité, il faut les dépenser précautionneusement.

Au-delà d’un manque de perspective, le mouvementisme est aussi une forme de performativité militante. Elle s’explique en général, premièrement, par l’attachement à des pratiques en tant que telles : suivre des routines et des normes militantes par habitude et comme fin en soi, sans qu’elles ne répondent à des objectifs définis. Et deuxièmement, par des espérances ne correspondant pas à l’état de la lutte des classes : “prendre ses rêves pour des réalités”, ne voir que ce que l’on veut voir, pour atteindre les conclusions que l’on veut avoir a priori. Ce mouvementisme performatif est entretenu par un biais des coûts induits (“j’ai trop sacrifié pour m’arrêter ici”, “si je continue, le résultat en vaudra le coup”), auquel s’ajoute parfois une intransigeance auto-flagellatrice, dérivée d’une honte de soi petite-bourgeoise (la recherche d’une repentance de classe).

Un communiste conséquent doit voir clairement l’état présent du mouvement communiste, et en conclure que la tâche principale est de pérenniser nos forces, en vue de la reconstruction du Parti. Il ne faut pas confondre cet objectif avec une tentative vaine d’être comme le Parti avant le Parti. Essayer de préfigurer le Parti est un bon moyen de tendre vers lui, vers plus de justesse, mais il est impossible d’effectivement le préfigurer avec succès — on ne peut pas être le mini-Parti avant le Parti. Donc, si l’on doit construire sur la durée, il ne faut pas agir selon ce qu’il “faudrait faire” si nous étions le Parti, ou si la révolution s’annonçait, mais selon ce qu’il faut faire ici et maintenant, dans la situation concrète. Il ne faut pas confondre tâches immédiates et mode de pensée métaphysique : l’on doit agir au mieux tel que l’on est avec ce que l’on a, pas tel que l’on aimerait être avec ce que l’on aimerait avoir (confondre nos fantasmes avec la réalité).

Il faut non seulement comprendre où est le principal, mais ensuite établir une stratégie correspondante, et s’y tenir. Cela va impliquer de faire des choix, selon un plan de long terme. Le mouvementisme est l’antithèse de cette logique : le mouvementisme est un liquidationnisme.

Aujourd’hui en France, en raison de la crise organique du mouvement ouvrier, certaines organisations se revendiquant du communisme et de la révolution ont cherché de nouveaux moyens d’exister. L’on peut dénombrer trois déviations principales.

  1. Le parlementarisme (ou l’électoralisme) : l’intégration partielle ou totale aux institutions de l’État bourgeois.
  2. Le syndicalisme (révolutionnaire ou économiste radical) et le para-syndicalisme (ou super-syndicalisme) : n’exister plus que dans, comme prolongement ou en parallèle des luttes et organisations syndicales.
  3. L’éclectisme interclassiste : se dissoudre dans les mouvements politiques petits-bourgeois radicaux (par exemple écologistes), en espérant les rallier à soi.

Dans les cas du para-syndicalisme et de l’éclectisme interclassiste, les organisations politiques sont substituées par des formes semi-politiques, qui ne sont ni totalement à destination des masses, ni réservées à la formation de réels cadres communistes. Ces hybrides entre organisations “de masses” et “de cadres” ne remplissent aucun des deux rôles qu’ils se fixent, car restant trop inaccessibles pour les masses, et trop peu politiques pour former des cadres et augmenter qualitativement le niveau organisationnel, tactique et stratégique. Ces “entre-deux” veulent être une alternative (temporaire ou pérenne) à la reconstruction d’une organisation politique, dans tout son sens — le Parti —, mais le bilan de ces louvoiements ne fait qu’exposer en quoi cette reconstruction est toujours cruellement indispensable — une tâche immédiate nécessaire.

Toutes ces voies ne sont que des échappatoires éphémères et stériles, pour se donner un moyen de se perpétuer et un sens, en l’absence de mouvement ouvrier offensif. Cependant, ce sont politiquement des impasses, d’autant plus qu’elles occupent désormais l’espace sur lequel doit croître le mouvement révolutionnaire renaissant. Ce sont des variantes d’immédiatisme, qui là non plus ne saisissent ni l’état, ni les tâches du mouvement communiste actuel. La voie la plus juste n’est pas la plus rapide, il faut l’arpenter comme un marathonien.

L’immédiatisme et le mouvementisme se recoupent dans leur opportunisme et leur liquidationnisme, et vont souvent de pair, car ils sont symptomatiques d’un manque ou d’une absence de stratégie. Or, il n’y a aucun sens à exister pour exister, ou pour attendre. Ils sont opportunistes, car ils oublient ou remettent à plus tard les objectifs de long terme, pour des modus vivendi au jour le jour, des objectifs temporaires et sans avenir. Ils sont liquidationnistes, car ce faisant ils compromettent la reconstruction du Parti en consumant les forces militantes sans direction vers un projet élaboré et réaliste. L’immédiatisme et le mouvementisme sont des obstacles dans la construction de l’organisation et de la lutte politique communiste. »

« Nous comprenons le défi actuel du mouvement communiste en France comme étant premièrement un problème d’ordre qualitatif : il n’y a pas assez de potentiels cadres communistes (qualité) car nous ne sommes pas assez nombreux à être organisés (quantité), mais nous sommes encore incapables de sortir de l’impasse in fine car il n’y a pas assez de potentiels cadres communistes (qualité). Le Parti est le produit du mouvement communiste comme totalité, c’est un saut qualitatif qui correspond à un certain niveau d’accumulation, mais il est reconstruit “par le haut”, c’est-à-dire par les militantes et militants communistes les plus compétents et investis. L’urgence, c’est de mettre fin à la crise de l’encadrement communiste pour enfin reprendre le travail où notre mouvement l’a laissé au siècle dernier.

Sans que les conditions subjectives n’occultent les conditions objectives, l’histoire des partis communistes permet de saisir l’importance première du haut niveau qualitatif des cadres communistes, dans les conditions de leur fondation et dans leur succès révolutionnaire. À titre indicatif, le Parti communiste de Chine a été fondé en 1921 par 54 membres. Le Parti communiste des Philippines, après le 1er mouvement de rectification, a lui été refondé en 1968 par 80 membres.

La priorité de celles et ceux qui œuvrent à la reconstruction du Parti est donc de reconstituer son ossature et son système nerveux : ses cadres. Nous définissons le cadre communiste comme celui ou celle qui par ses compétences et son expérience est capable d’incarner la ligne communiste, c’est-à-dire d’agir, d’enseigner et de diriger en ce sens.

L’éducation communiste est théorique (la compréhension du monde), idéologique (le rapport à soi et au monde — “l’accord entre la pensée et la sensation”), et politique (le conflit), et se fait dans la relation théorie-pratique (entre savoir et savoir-faire). La formation d’un cadre communiste doit le rendre apte à tous les travaux révolutionnaires, tant légaux qu’illégaux, et quotidiens qu’extrêmes. En ce sens, elle est aussi une préparation psychologique, physique et technique. L’acquisition des compétences théoriques, idéologiques et politiques de cadre est progressive et relative aux moyens concrets de notre situation concrète, mais la formation d’un cadre communiste est un tout — un bloc indivisible.

Le cadre est la force communiste opérationnelle, sur tous les terrains et à tous les moments de la lutte des classes. Cela ne signifie pas qu’un cadre doit être bon partout, ou qu’il doit être partout en même temps : pour que chacun travail à son plein potentiel, les cadres doivent être spécialisés et en synergie entre eux. Cela signifie plutôt qu’un cadre doit être capable de remplir avec efficacité et fiabilité les rôles que le Parti et la révolution communiste exigent de lui.

Tout le problème est donc de devoir créer des futurs cadres pour le Parti, alors que les cadres se créent dans le Parti. Car l’on devient cadre comme l’on forge une épée, dans le feu de la lutte des classes, il est aujourd’hui impossible sans Parti de former des cadres (l’on ne peut savoir et savoir-faire que ce que l’on peut faire). Mais car l’on veut reconstruire le Parti, il faut donc dès maintenant poser ses bases et cela passe par la formation de “proto-cadres” communistes, capables de remplir — de manière brouillonne et inexpérimentée — des rôles de cadre dans les organisations qui précèdent le Parti. C’est là un des autres principaux objectifs de notre organisation. »

Nous pensons que la plupart des organisations en France ne prennent pas au sérieux la tâche de formation des cadres dans la construction d’une organisation proprement politique — c’est-à-dire un plan à long terme vers la professionnalisation communiste. Il y a une confusion entre les moyens et les fins dans ce processus, ce qui conduit au liquidationisme.

Beaucoup de communistes ont encore une conception idéaliste de ce que peut être une révolution. Pour certains, une révolution ne serait qu’une très grande manifestation qui se transcenderait pour devenir une vague humaine qui finirait par emporter l’État. Pour d’autres, l’objectif d’une grève politique de masse serait toujours adéquat en tant que stratégie révolutionnaire. Etc. Nous voulons rester humbles devant une telle question — quelle peut être ou ne pas être la forme d’une révolution au 21e siècle dans un pays comme la France —, mais nous sommes très prudents et sceptiques face à la tendance dominante à sous-estimer l’État et son armée de métier, et à surestimer la capacité des moyens réformistes à des fins principalement économiques (manifestations, émeutes, occupations, grèves, etc.) à se dépasser dans des moyens révolutionnaires à des fins politiques radicales (la prise du pouvoir par une classe consciente d’elle-même) — une révolution.

Trop souvent, ces problèmes sont relégués à des notes de bas de page, et la révolution est finalement réduite à un slogan romantique et performatif — et non un chemin concret vers une victoire réelle. Nous avons le sentiment persistant que beaucoup de communistes ne s’autorisent pas à penser à ce que signifie « révolutionnaire » ici et là, non pas dans l’abstrait mais dans le présent, et finissent par s’enfermer dans de doux rêves.

Nous croyons que les réponses se trouvent dans notre histoire, et c’est selon ces leçons universelles que nous devons construire notre stratégie ici et maintenant. C’est grâce aux enseignements universels de l’histoire que nous pouvons trouver un potentiel révolutionnaire dans notre situation actuelle, et non en examinant les tendances superficielles de cette situation immédiate particulière. Comme le disait Marx :

« La vérité scientifique est toujours paradoxale au jugement de l’expérience quotidienne, qui ne saisit que l’apparence trompeuse des choses. »

III. Pourriez-vous citer quelques-unes de vos réalisations les plus importantes dans le cadre de vos travaux théoriques ?

Notre objectif principal dans l’étude est de redécouvrir les leçons théoriques et politiques fondamentales des œuvres révolutionnaires classiques, et d’essayer de les comprendre dans le contexte français actuel. Très peu de nos outils théoriques sont « nôtres » per se.

Nous comprenons notre situation comme celle de la crise organique du mouvement ouvrier, provoquée par le « consensus keynésien », consensus auquel met fin aujourd’hui l’offensive néolibérale, qui se résume à la tendance au retour à un capitalisme pré-Première Guerre mondiale dans les pays du coeur impérialiste. Cette crise organique a fait dégénérer le mouvement communiste en France en ce qu’il est aujourd’hui : ce que nous appelons la « condition sectaire », et ce que Lénine appelait la kruzhkovshchina dans la Russie tsariste (l’ère des petits cercles, par opposition à la partinnost, l’ère du parti). Pour être efficaces et corrects dans notre travail de reconstruction d’un parti révolutionnaire, nous devons d’abord comprendre à quoi nous avons affaire. Nous regardons ensuite l’expérience de ceux qui nous ont précédés, et nous essayons de trouver des enseignements universels dans leurs réflexions et leurs actions. Notre étude de la condition sectaire nous est utile dans notre ligne stratégique générale, ainsi que dans notre tactique, dans le processus de construction du Parti. Elle nous permet de comprendre pourquoi d’autres organisations — avec les intentions les plus sincères — tombent dans l’opportunisme, et comment nous pouvons nous-mêmes facilement commettre les mêmes erreurs (ou peut-être sommes-nous déjà en train de le faire). Savoir comment la kruzhkovshchina russe a fini par produire le Parti bolchévique (une organisation apte à incarner une direction révolutionnaire en temps de crise aigue) est également un bon moyen de lutter contre le défaitisme (« La gauche révolutionnaire ne se relèvera jamais »), ainsi que contre les attentes idéalistes irréalistes (« Nous aurons le Parti dans quelques années ! »).

En France, le syndicalisme et l’économisme sont fortement hégémoniques. Pourtant, la position des marxistes sur la question, de Marx à Lénine, en passant par Luxemburg, est incroyablement claire. Nous conseillons à tout révolutionnaire sincère de revenir à l’essentiel : Le manifeste du parti communiste (Marx et Engels, 1848), Salaires, prix et profits (Marx, 1865), Réforme sociale ou révolution ? (Luxemburg, 1899) ou Que faire ? (Lénine, 1902). Même des pamphlets très courts comme Par où commencer ? (Lénine, 1901) contiennent de nombreuses vérités qui sont largement négligées ou rejetées aujourd’hui. Tout lecteur sincère, qui ne cherche pas seulement à trouver de quoi justifier sa propre pratique et étayer ses appréciations déjà établies sur ce qui est bon ou mauvais, trouvera des perspectives très pertinentes sur la manière correcte de gérer le travail syndical, en particulier à l’époque de la construction du parti. Il ne s’agit pas de dire que notre situation actuelle est la même qu’à l’époque où Marx ou Lénine écrivaient, la crise organique que traverse encore le mouvement ouvrier dans les pays impérialistes n’est réductible à aucune époque antérieure du capitalisme, mais les voies pour en sortir sont néanmoins les mêmes que celles tracées par nos prédécesseurs.

Les communistes de multiples tendances liquident leur travail et leur organisation dans les syndicats, avec divers arguments pour justifier une telle erreur. Ainsi, ils négligent effectivement, voire abandonnent, la construction d’une organisation révolutionnaire proprement politique, vers le Parti communiste. Il y a une énorme confusion sur ce qui est et ce qui n’est pas la priorité actuelle du mouvement révolutionnaire en France, c’est-à-dire les tâches et leur traitement correct par les communistes. Comme nous l’avons déjà dit, nous pensons que la construction des cadres est, en fin de compte, la principale et la plus importante de nos tâches, car tout ce que nous faisons va dans ce sens — et est une perte de temps, d’énergie et de potentiel, si ce n’est pas le cas. De nombreux révolutionnaires, toutes tendances confondues, sont satisfaits du travail syndical ou de masse locale, ou croient qu’il s’agit d’une priorité, ou du moins d’une bonne première étape : nous pensons que cette conclusion est tout à fait erronée. Pour citer Lénine :

« Notre mouvement souffre en premier lieu, tant sur le plan idéologique que sur le plan pratique et organisationnel, de son état de fragmentation, de l’immersion presque complète de l’écrasante majorité des sociaux-démocrates dans le travail local, ce qui réduit leur vision, le champ de leurs activités et leur habileté dans le maintien du secret et leur préparation. ». (Lénine, Par où commencer ?, 1901)

Dans un autre domaine, nous voulons prendre au sérieux le « scientifique » de « socialisme scientifique ». Les communistes entretiennent souvent une relation paradoxale avec le concept de science, et nous regrettons qu’il soit souvent réduit à un comportement performatif consistant à qualifier de « scientifique » tout ce que nous aimons ou approuvons, sans réelle ambition d’être digne d’un tel titre. Nous pensons que les deux mots, dans « socialisme scientifique », sont importants. Nous ne pouvons pas éclipser l’un pour « servir » l’autre. Soit nous sommes des scientifiques de la transformation sociale, soit nous ne transformerons rien : il n’y a pas d’entre-deux. La science n’est pas une affaire de « bonne foi », mais de faits, et si la volonté veut transformer la matière, elle doit d’abord se soumettre à l’étude de la matière, car elle ne « triomphera » jamais de la matière par elle-même. La rigueur épistémologique est ce qui différencie une stratégie d’un fantasme illusoire, et nous-mêmes des divers rêveurs utopiques ou réactionnaires.

« La théorie révolutionnaire doit se trouver et se démontrer de l’étude de la société, dans le présent et dans le temps. Celle-ci, pour être conséquente, doit se soumettre à la plus intransigeante rigueur scientifique. Ce n’est pas là l’impératif d’un intellectualisme idéaliste, mais bien celui du révolutionnaire, car rien n’est possible sans théorie révolutionnaire, et que si celle-ci n’est pas juste, c’est-à-dire conforme au réel, alors elle n’a aucune valeur. »

« Soit nos théories sont issues du réel et se soumettent systématiquement à son jugement, soit elles sont réduites à des fantasmes et se confinent à notre imagination.Il faut porter la théorie révolutionnaire aussi haut que l’exigent nos ambitions en appliquant et développant nos méthodes :la scientificité n’est pas un vœu pieux, mais une condition pour gagner. »

En ce qui concerne la science, nous avons accordé une grande attention à l’histoire. L’expérience historique l’un des plus grands héritages que nos antécesseurs révolutionnaires nous ont légués ; pourtant, nous pensons qu’elle reste largement sous-exploité.

« Où et quand les communistes sont-ils parvenus le plus loin dans la réalisation de leur projet ? Pourquoi ont-ils réussi à le porter aussi loin, et pourquoi n’ont-ils pas réussi à le porter plus loin ? Étaient-ils sincères ou non ? Mais surtout, où avaient-ils sincèrement raison ou sincèrement tort ? Rien ici n’est évident.

À fin de répondre à ces questions, il est selon nous primordial de s’engager dans une bataille de l’Histoire. Celle-ci est moins celle du camp communiste contre le camp bourgeois, entre deux lectures de classe de l’Histoire, que celle de la science contre l’obscurantisme historique. Évidemment, cet obscurantisme ne sert que les ennemis de la révolution, mais pas toujours de la manière dont on croit. En effet, les historiographies anticommunistes sont le fer de lance de l’idéologie bourgeoise, mais il ne faut pas oublier de combattre aussi nos faux-amis. Ce sont ceux qui en voulant combattre l’anticommunisme tombent dans une défense acharnée, campiste et dogmatique, des expériences socialistes passées. Cette réaction se fait alors plus sur le mode défensif de ce à quoi l’on s’identifie, que pour dépasser les explications insatisfaisantes, donc inutiles.

La première conséquence de cette attitude est de confondre le moyen et la fin : ne plus défendre pour comprendre et comprendre pour défendre, mais comprendre seulement pour défendre. Si nous faisons de l’histoire, c’est d’abord pour nous donner demain les moyens de gagner avec le recul sur nos faillites passées. Or, ceux qui oublient cela ne finissent par ne faire de l’histoire que pour donner la réplique à la propagande bourgeoise, oubliant ainsi le plus important : pourquoi avons-nous précédemment échoué ? Notre premier devoir révolutionnaire est de répondre à cette question. Pourquoi n’avons-nous pas déjà gagné ? Où nos prédécesseurs se sont-ils trompés et à quoi ont-ils été aveugles ?

La deuxième conséquence est de s’enfermer dans une lecture de l’Histoire qui n’est pas plus juste que celle de la bourgeoisie, et qui donc, ne peut pas convaincre en étant qualitativement supérieure aux analyses bourgeoises. Si à “X était mauvais” l’on ne peut répondre que “X était bien”, alors, l’on se conforte, mais l’on ne peut pas convaincre autrement qu’en exigeant une pétition de principe positive — à rebours de celle proposée par l’idéologie dominante —, pas plus convaincante mais plus minoritaire. Notre bataille de l’Histoire est aussi celle pour une meilleure histoire, du point de vue de la science, que ce que peut offrir la bourgeoisie et son idéologie. C’est donc la bataille pour l’histoire (la science), sur le champ de bataille de l’Histoire (l’objet). »

« Les communistes entretiennent un rapport tout particulier à l’Histoire. D’abord, en général, car c’est la théorie matérialiste dialectique de l’Histoire qui donne un sens (tant personnel, scientifique, que stratégique) à notre engagement. Ensuite, à la nôtre, celle qui est l’objet de controverse souvent intense. Notre histoire est une “bataille”, car elle est faite de toutes les expériences du mouvement ouvrier révolutionnaire mondial. Or, faire le bilan de ces expériences est tant un impératif brûlant qu’une tâche qui n’a rien d’évidente.

Dans cette entreprise, les communistes se heurtent tant à l’anticommunisme de droite et de gauche, qu’aux difficultés de la recherche scientifique. L’anticommunisme est un double obstacle. Premièrement, comme entrave extérieure à la progression de notre mouvement. Mais aussi, deuxièmement, en ce qu’il est une construction anti-historique qui nous habite, œuvrant à rendre impossible toute analyse scientifique de notre passé. C’est moins comme instrument de la bourgeoisie, qu’en ce qu’il nous rend amnésiques ou aveugles, qu’il est le plus dangereux. Ainsi, la “bataille pour l’Histoire” que nous prônons est autant celle contre les narrations anticommunistes que pour la science historique, à mener à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du camp communiste ! »

L’étude de l’histoire et l’observation de la manière dont elle est connue et utilisée à la fois par les réactionnaires et les progressistes nous ont conduits à l’étude de l’irrationalité humaine. Nous avons publié un ouvrage sur le conspirationnisme, en général, mais surtout dans la gauche révolutionnaire passée et présente, en essayant d’identifier certains schémas récurrents dans la manière dont la compréhension conspirationniste du monde s’insère dans la pensée des révolutionnaires. La direction soviétique, par exemple, parce qu’elle ne disposait pas d’outil scientifique approprié pour comprendre pleinement ce qui se passait dans son propre pays au cours de la première transition vers le socialisme de l’histoire, a largement succombé à la pensée conspirationniste — ce que nous ne pouvons pas lui reprocher et ne pouvons pas répéter aujourd’hui et à l’avenir. Pour résumer nos conclusions, le conspirationnisme est une déviation a-scientifique et finalement réactionnaire qui habite et est dangereuse à la fois chez nos ennemis et en nous-mêmes. Nous devons le connaître, le reconnaître et le combattre. C’est une lutte idéologique en soi.

Beaucoup de nos camarades ont d’abord été engagé dans l’écologie radicale. Ainsi, dans notre effort pour synthétiser l’impératif écologique du 21e siècle et la théorie communiste, nous avons créé le concept d’écologie totale — celle pour laquelle nous nous battons et celle dont l’humanité a besoin.

« La contradiction entre la Société et la Nature est la plus vieille contradiction sociale. Elle redevient principale en puissance avec l’avènement de l’industrie capitaliste, c’est-à-dire comme déterminant majeur de l’histoire humaine au XXIe siècle. Avec le développement illimité de la production marchande, cette contradiction est devenue antagonique : la Société et la Nature entretiennent une relation de destruction mutuelle. La pression anthropique est devenue insoutenable pour la Nature, et la pression environnementale va être insoutenable pour la Société. Cependant, cet antagonisme n’est pas une fatalité. Il est important de l’affirmer car cela signifie que sa résolution n’implique pas nécessairement la destruction de l’un par l’autre.

Aujourd’hui, nous sommes mis en face de trois scénarios, et de la responsabilité de choisir lequel sera notre futur :

  1. soit l’on supprime l’antagonisme de la contradiction, puis la résout de manière non-antagonique, avec la transition vers une industrie communiste ;
  2. soit l’on se dirige vers la résolution antagonique de la contradiction, par la destruction de la société industrielle dans son ensemble, par un environnement ne permettant plus sa reproduction ;
  3. soit l’on va vers la ruine mutuelle des éléments en contradiction, avec la destruction de la Nature telle qu’elle permet notre survie, et donc avec elle aussi de la société industrielle dans son ensemble.

Dans ces deux derniers scénarios, la société industrielle ne survit pas (leur différence étant dans l’ampleur, et le niveau qualitatif, de la décomposition atteinte par la Nature). Or, sans industrie, pas de communisme possible, mais sans communisme, l’industrie est fatalement vouée à épuiser ses propres fondations avec la crise des écosystèmes. Le choix n’est en réalité qu’un dilemme : écologie totale ou régression historique de l’humanité dans son degré de civilisation

[…]

Il y a relation de nécessité réciproque entre l’écologie et le communisme. Mais pas de n’importe quelle écologie : l’écologie totale. Nous entendons par là la soumission totale de la totalité de la production et des pratiques sociales à la logique de la sauvegarde des écosystèmes dont nous dépendons directement ou indirectement.

L’écologie totale n’est que l’application en pratique de la formule “à chacun selon ses besoins” à l’époque de la crise environnementale. Le communisme étant le système où la production marchande disparaît pour la production d’utilités, cette dernière ne peut alors exister comme une production régit de bout en bout — totalement — par les directives écologiques. »

Dernier point, mais non des moindres : le féminisme communiste. Nous croyons d’abord à la nécessité d’affirmer que la « question de la femme » est un problème particulier qui requiert une solution radicale, un « féminisme » — l’arme des femmes contre le patriarcat. Nous croyons également à la nécessité que ce féminisme soit communiste. La lutte des femmes a besoin du matérialisme dialectique tout autant que celle de la classe ouvrière.

Notre féminisme communiste a deux objectifs principaux. Premièrement, rompre avec la tendance économiste dominante dans le féminisme marxiste, qui se concentre presque exclusivement sur la reproduction matérielle de l’inégalité entre les hommes et les femmes, et met de côté le problème politique de l’oppression systématique et violente des femmes par les hommes. Deuxièmement, intégrer les contributions politiques du féminisme radical dans un cadre théorique matérialiste dialectique et une stratégie de transformation révolutionnaire.

« Nous exprimons notre soutien au féminisme en général comme lutte progressiste pour la résolution de la contradiction entre Homme et Femme. Mais nous affirmons cependant que la seule forme de féminisme capable de faire cette libération des femmes est le féminisme révolutionnaire prolétarien, donc communiste. Lui seul peut dépasser la situation économique qui garantit la subordination des femmes aux hommes.

Comment ? Par la socialisation du travail domestique, des charges reproductives sexuelles (menstruations, contraception, grossesse, accouchement, maternité, etc.) et de la gestion et éducation des enfants, pour effacer l’iniquité sociale inhérente à la famille, mais aussi l’iniquité sexuelle — autant que possible —, entre hommes et femmes. Et par l’abolition de toutes les distinctions de genre dans la production et la répartition (formations, statut, revenus, etc.).

Le capitalisme et le patriarcat fonctionnent de concert, et se soutiennent l’un l’autre. Le capitalisme maintient et mobilise le patriarcat pour maximiser l’exploitation. Grâce au rapport de force au désavantage des femmes, le Capital peut baisser le prix de la force de travail féminine, et augmenter la proportion de travail gratuit domestique des femmes pour réduire encore le prix de la force de travail masculine. De plus, le patriarcat divise les exploitées et exploités, les laissant désunis, et contrevient directement à l’organisation et à la révolte des femmes. Ainsi, les femmes sont maintenues économiquement inégales aux hommes, et donc, dépendantes d’eux. Le Capital autant que l’Homme ont besoin d’une masse de femmes prolétaires maniables et dociles. Seul le féminisme communiste peut radicalement subvertir la double dynamique de cette condition de femme, et de prolétaire.

Ceci dit, nous soulignons néanmoins que le problème de l’émancipation des femmes est d’abord une question de pouvoir, c’est-à-dire celui d’une domination politique qui est rendue nécessaire par l’exploitation économique, qu’elle garantit, mais à laquelle elle ne se réduit pas strictement (tout comme c’est aussi le cas du prolétariat). La libération des femmes ne peut donc pas être qu’une affaire de redistribution de richesses. L’autonomie matérielle des femmes est une revendication fondamentale, car c’est celle de l’autodétermination indépendante de la famille et de l’Homme. Mais il doit être adjoint au programme de l’égalité socio-économique, un programme de conquête politique. Celui-ci doit être une offensive générale : dans la vie intime et publique, quotidienne et politique, idéologique et concrète, etc. Le renversement de la plus vieille contradiction sociale interne à la société — le patriarcat — doit être une bataille totale, à gagner aussi en brisant sa résistance par la force. Si la contradiction Homme-Femme n’est pas antagonique, certains de ses aspects le sont irrémédiablement, et doivent être traités comme tels. »

« Le féminisme communiste ne porte pas seulement le combat des sœurs prolétaires, mais aussi celui des femmes de toutes les classes. La sororité communiste est d’abord une unité de classe, mais la cause des femmes prolétaires porte avec elle aussi celle des “sœurs étrangères”, comme l’émancipation du prolétariat porte la cause de l’humanité tout entière — au-delà des classes.

Le courant féministe marxiste et les mouvements de femmes communistes sont aujourd’hui dominés largement par l’économisme : le plafonnement des revendications pour les femmes à des questions majoritairement économiques (salaires, loyers, maternité, etc.). Ce n’est pas un hasard, et ce n’est pas étranger au fait que le mouvement communiste soit toujours dominé par les hommes. Ces revendications économistes laissent tranquille la domination masculine dans ce qu’elle a de plus politique. C’est un féminisme amputé, rendu semi-inoffensif pour les camarades hommes. En revendiquant une égalité formelle en économie et quelques droits fondamentaux, la structure patriarcale idéologique et politique, bien plus profonde, est laissée indemne. Parfois, ce féminisme superficiel est justifié comme le seul qui serait acceptable par des arguments de classe : “il faut défendre la condition de femme prolétaire, pas la condition de femme en général”. Nous nous opposons radicalement à cette conception qui, derrière une façade révolutionnaire, se révèle être à l’arrière garde de la lutte tant féministe que prolétarienne. Comme Lénine a défendu en son temps (contre les lassaliens, les économistes, les populistes et les gauchistes), que le prolétariat devait aussi porter le combat pour les libertés politiques de la bourgeoisie (alors progressiste), les féministes communistes doivent défendre la condition de toutes les femmes. Ce faisant, elles font du prolétariat féminin l’avant-garde de toutes les femmes, et mettent la lutte communiste là aussi au premier rang de l’importance politique.

Nous ne pouvons nous empêcher de penser que chez ceux qui rejettent car “bourgeois” ou “faux” (sic) le féminisme dans son ensemble, comme lutte particulière des femmes qui ne se restreint pas aux femmes prolétaires, se cache en fait une peur de la colère des femmes, de la violence des femmes que certains hommes préféreraient garder sous contrôle en imposant des “garde-fous”. Soit l’on assume le féminisme, soit l’on défigure le marxisme par opportunisme masculin, en restreignant le rôle progressiste de la lutte des femmes. »

Nous avons synthétisé nos travaux dans un document que nous avons récemment publié à notre sujet, Sur Unité communiste.

IV. Quels sont les thèmes théoriques les plus importants sur lesquels vous envisagez actuellement de travailler ?

Dans les années à venir, nous prévoyons d’intensifier notre étude sur l’impérialisme contemporain. Une bonne compréhension du système mondial actuel, de sa nature, de sa forme, de sa résilience et de sa crise, etc., est essentielle à toute stratégie révolutionnaire.

Dans cette visée, nous souhaitons nous plonger collectivement dans les travaux de Samir Amin et d’Arghiri Emmanuel, deux théoriciens de l’échange inégal, de la dépendance et du colonialisme. Nous pensons que de nombreux débats pourraient être évités grâce à une définition plus précise de ce qu’est l’impérialisme et à une représentation plus scientifique du système mondial actuel. Les modèles obsolètes de l’impérialisme et les catégories appliquées mécaniquement sont la cause de nombreux naufrages politiques — des déviations subjectivistes anti-scientifiques.

La guerre en Ukraine et la guerre en Palestine démontrent une fois de plus à quel point les problèmes politiques de l’impérialisme et du colonialisme sont brûlants pour les révolutionnaires.

Nous prévoyons également de mener une enquête sur un autre sujet complexe qui fait couler beaucoup d’encre : le fascisme.

V. En observant de loin les luttes de classes en France, depuis l’Allemagne, il est tout à fait normal d’avoir l’impression de luttes de classes beaucoup plus développées. Comment évaluez-vous l’état du mouvement ouvrier ?

Les conditions objectives et subjectives de la lutte des classes en France sont lourdement arriérées d’un point de vue révolutionnaire. Certes, il nous manque une force subjective — le Parti — mais les conditions objectives ne sont en rien déconnectées ou disproportionnées par rapport à elle, elles sont encore à un niveau de développement très bas. Ce n’est pas du défaitisme que de le dire, c’est simplement vouloir ne pas prendre nos rêves pour des réalités.

L’organisation économique de la classe ouvrière en France n’est plus en mesure de remporter des victoires élémentaires : le niveau de conflit de classe que la bourgeoisie néolibérale impose aujourd’hui à la classe ouvrière en France est bien supérieur à celui que les syndicats sont prêts à engager. Autrement dit, la force et les moyens des syndicats correspondent encore à une époque du capitalisme en France qui touche à sa fin : la bourgeoisie poursuit lentement mais sûrement son offensive, et l’organisation de la classe ouvrière ne fait pas le poids.

Bien sûr, des explosions sociales comme le mouvement des Gilets Jaunes sont très enthousiasmantes, car elles démontrent que les masses populaires françaises ne sont pas « endormies » et sont très conscientes des limites désormais très évidentes de la lutte syndicale « traditionnelle ». Au cours de ce mouvement, on a assisté à des revendications politiques spontanées : pour la première fois depuis longtemps, la question du pouvoir politique a été explicitement posée. De tels débordements ne doivent pas être surestimés, ni dans leur force, ni dans le sens réel de leurs revendications. Mais il ne faut pas non plus les écarter ou les sous-estimer, car ils n’ont rien de superficiel.

Le fait que presque toutes les organisations révolutionnaires aient été paralysées par ce mouvement spontané, qui ne correspondait pas aux rituels syndicaux, parle de lui-même. De nombreux problèmes stratégiques — qui n’étaient pas pertinents auparavant — ont été posés d’un seul coup. L’extrême gauche a été largement dominée par le suivisme, essayant parfois maladroitement de transposer les méthodes et les mots d’ordre syndicaux auxquels elle était plus habituée.

Nous n’avons pas du tout partagé la vague d’enthousiasme de l’extrême gauche qui a accompagné la deuxième partie du mouvement contre la réforme des retraites (après les confinements relatifs au Covid-19). Nous n’y avons vu que la fin du dernier cycle de défaite syndicale, une nouvelle démonstration d’une stagnation désormais bien connue dans l’échec. Il est important de rappeler que le mouvement contre la réforme des retraites, bien que plus massif, a été à la fois beaucoup plus court et beaucoup moins combatif que celui contre la réforme du droit du travail (2016).

« […] la mobilisation qui s’observe depuis plusieurs mois en France, et qui reprend là où s’était arrêté celle de fin 2019-début 2020, possède selon nous un certain caractère exceptionnel. Cette particularité ne réside pas dans son ampleur. Les manifestations ont rassemblé jusqu’à 3,5 millions de participants, ce qui est bien devant les mouvements de 1995 contre le plan Juppé (2 millions) et 2016 contre la loi Travail (1,2 million), ou encore 2017 avec les Gilets jaunes (1 million). Cela en fait quantitativement le plus grand mouvement depuis mai-juin 1968 (10 millions de grévistes). Mais au-delà de la taille, tout se passe dans la très orthodoxe tradition de protestation syndicale de la Ve république. Même les désormais coutumières violences qui s’accompagnent, n’ont plus rien d’inédit. Elles sont intégrées à la normalité de la mobilisation, autant comme composante des cortèges, en marge des syndicats, que par le dispositif policier prévu pour les contenir.

C’est car il n’y a dans l’histoire récente jamais eu autant d’investissement dans la familière formule de la journée de grève-manifestation, que son impuissance est aujourd’hui un marqueur d’une certaine portée historique. »

Mais cette impasse s’accompagne aussi des premiers signes d’un dépassement. Nous constations également :

« Dans la crise présente, que nous expose le mouvement contre la réforme des retraites, se trouvent aussi les prémices de son dépassement prochain. Ces nouvelles formes de mobilisations, c’est-à-dire ces modes d’action plus efficaces et plus radicaux qui brisent le blocage dans l’établissement du rapport de force, ils se développent aujourd’hui, et sont tant syndicaux que extra-syndicaux. L’on peut lister la résistance autonome et syndicale conjointe des ouvriers réquisitionnés (parfois en confrontation antagonique avec la police), les blocages décentralisés d’axes routiers principaux ou nodaux, ou les manifestations déconcentrées mettant en grandes difficultés les stratégies de maintien de l’ordre. La radicalisation du mouvement n’est pas tant dans une augmentation de la violence (“black blocs” plus imposant) que dans la diversité de ses tactiques.

Il faut apprendre de ce qui fonctionne. À ce titre, il faut tirer les enseignements tant des réussites et échecs dans les mouvements syndicaux précédents, que dans des mobilisations différentes. Il y a notamment beaucoup de leçons à puiser des Gilets jaunes, qui ont innové tant par leur sociologie, leur caractère politique, que leurs lieux et modes d’action, dissonant avec les habitudes de la gauche institutionnelle, extra-institutionnelle et syndicale.

Cependant, il ne faut pas se tromper. La transformation dans la forme des mobilisations est une étape positive, mais celle-ci est stérile si elle ne se conjugue pas à une transformation de fond : dans ses mots d’ordre. Le problème, ce n’est pas cette réforme, ce ne sera pas plus la prochaine, ni celle d’après, car elles ne sont que les symptômes du néolibéralisme. Lui-même n’est finalement qu’un faux coupable, car il n’est que l’expression d’un changement de paradigme pour la classe dominante. Le problème, c’est celui du régime bourgeois : de la domination d’une classe par une autre. »

Notre observation peut paraître pessimiste, mais c’est tout le contraire. Nous sommes très confiants dans la tendance qui se développe de plus en plus rapidement dans la lutte des classes en France depuis maintenant 3 décennies. Cela dit, la situation actuelle doit être analysée à tête refroidie.

VI. Le deuxième congrès de votre organisation a eu lieu en 2020. Pourriez-vous résumer brièvement sa signification pour votre développement ?

Ce « congrès » était pour nous très important, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, il s’agit du congrès d’unification de facto entre l’Unité communiste de Lyon et Éco Défense (une organisation écologiste révolutionnaire) dans ce qui deviendra Unité communiste.

C’est à cette occasion que nous avons défini ce qu’Unité communiste tente de devenir depuis lors. Nous avons analysé et critiqué nos premières années d’existence, mais aussi nos expériences militantes respectives dans diverses organisations (syndicalisme, antifascisme, écologisme, etc.). À ce stade, nous avons mis de côté à la fois un certain idéalisme et amateurisme. L’essentiel de notre stratégie a été défini par ce « congrès » et à partir des bases qu’il a jetées.

On peut dire qu’Unité communiste existe réellement depuis 2020, bien que sur le papier l’Unité communiste de Lyon existait depuis 2016.

VII. Pourriez-vous présenter certaines des lignes directrices idéologiques les plus fondamentales de votre organisation ?

Voici nos 16 principes fondateurs et lignes de démarcation :

  1. Se revendiquer du communisme ;
  2. affirmer comme nécessité à l’instauration du communisme la lutte révolutionnaire pour la dictature du prolétariat ;
  3. lutter pour la reconstitution d’une opposition extra-parlementaire, vers la reconstruction du Parti ;
  4. vouloir mener une lutte idéologique contre l’opportunisme sous toutes ses formes, pour régénérer la théorie et l’idéologie du mouvement communiste ;
  5. se prononcer comme unitaire et rejeter le sectarisme d’organisation, sous toutes ses formes et quels que soient ses prétextes, pour œuvrer à la reconstruction du Parti ;
  6. être engagé dans les luttes progressistes du peuple, qu’elles soient économiques ou politiques, quelle que soit leur forme de mobilisation ;
  7. ambitionner de créer un cadre de camaraderie sain dans lequel construire sur la durée une formation militante professionnalisante ;
  8. posséder un fonctionnement selon le principe de l’accord entre totale liberté dans le débat et totale unité dans l’action ;
  9. être fondé sur un consensus politique et sur le libre débat théorique et idéologique ;
  10. appliquer la méthode du socialisme scientifique ;
  11. défendre la théorie historique du matérialisme dialectique ;
  12. s’inscrire dans la continuité et dans l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier mondial ;
  13. considérer que la France est un pays impérialiste, et qu’en tant que tel, il est notre priorité de communiste de la combattre ;
  14. être internationaliste et solidaire des luttes des peuples dominés et des travailleuses et travailleurs de tous les pays ;
  15. prendre pour évidence que la lutte féministe, ainsi que les luttes d’émancipations LGBTI, font partie des tâches immédiates des communistes ;
  16. et reconnaître l’écologie comme pleinement constitutive du programme présent et futur des communistes, d’un absolu sérieux.

VIII. Quels sont vos prochains objectifs de développement en tant qu’organisation ?

Pour résumer notre plan de développement pour les années à venir, nous avons pour objectif :

  1. de poursuivre notre développement, quantitativement et qualitativement, à l’échelle nationale en France ;
  2. de donner de l’importance à notre organisation de masse, Renforce ton camp (RTC), pour lui donner la capacité de s’adresser réellement aux travailleuses et travailleurs et de proposer des « solutions concrètes » à leurs « problèmes concrets » ;
  3. d’intensifier notre engagement internationaliste.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *