Radicalisation cumulative.

La proximité de l’élection présidentielle donne un formidable coup d’accélérateur aux discours réactionnaires. Ce n’est pas une nouveauté. Depuis que la fin de la Guerre Froide a laissé l’Occident sans adversaire contre lequel se cimenter, sans épouvantail, il a fallu trouver de nouvelles thématiques.

Or, à ce titre, tous les problèmes ne sont pas égaux. Régler la misère demande une remise en cause des écarts de richesses, alors que frapper les quartiers populaires par des expéditions punitives ne demande que quelques brigades. Depuis 2001, l’insécurité et le terrorisme sont devenus un duo récurent, duo auquel s’est rajouté la question des migrations.

France Inter, en mai 2021, écrivait : La campagne pour l’élection présidentielle de 2022 n’a pas encore commencé, mais on entend déjà fuser des expressions telles que “un été Orange Mécanique” dans la bouche de Xavier Bertrand, “ensauvagement” dans les discours de Gérald Darmanin, “barbarie ordinaire” chez Bruno Retailleau, ou “un été meurtrier” et une “véritable barbarie” dans les déclarations de Marine Le Pen.

“Le problème, c’est la généralisation à tort des faits divers”, estime le sociologue Laurent Mucchielli. “Les hommes politiques profitent de ça pour faire leur mise en scène , sur un thème très ancien. Le message est toujours le même au fond : “c’est le désordre, votez pour moi, je vais rétablir l’ordre'”.

Qu’importe si la réalité dit le contraire, l’essentiel est le sentiment. Et les sentiments sont l’enjeu d’un mouvement spéculatif puissant, qui balaie progressivement les inhibitions. Au fur et à mesure du temps, les rédactions des médias sont gagnées par des thèses plus agressives, plus réactionnaires. Il suffit de voir ce que publie Marianne ou Charlie Hebdo pour se rendre compte de la progression des concepts réactionnaires.

L’Europe devant son hypocrisie.

Exemple important en date : Julien Odoul, en parlant des migrants coincés entre la frontière du Bélarus et de la Pologne, dit simplement qu’il fallait les « laisser mourir de froid ».

Le Bélarus, il faut le reconnaître, a su jouer une carte aussi cynique qu’intelligente. Le gouvernement de Loukachenko a mis l’Europe en face de ses responsabilités. Plus encore, il l’a tout simplement placé devant le miroir de son hypocrisie. Les migrants qui fuient la guerre et la déstabilisation causée par l’impérialisme ne sont pas aujourd’hui en perdition au milieu d’une mer devenue une fosse commune. Ils sont physiquement là, sous les yeux des caméras, coincés par des rangées de policiers anti-émeutes.

On peut s’esclaffer du tour joué par Minsk, qui ramène à l’Europe les enfants de ses guerres. Mais, nous, nous nous désolons surtout de l’utilisation de la détresse, de questions de vie ou de mort, comme d’un moyen. Et c’est là une question inquiétante : cette réification, cette chosification des individus, qui permet à certains de dire « oui, bien sûr » il faut qu’ils meurent de froid.

Nous pensons qu’il y a deux aspects conjoints qui concourent à ces discours :

  1. La tendance générale à la droitisation : du fait de la crise économique et sanitaire, qui devient une crise politique voire une crise de régime, il y a un besoin pour les marchés financiers et les exploiteurs. Ce besoin est simple : trouver l’agent de la stabilité, du maintien et de l’accroissement de l’exploitation. Trouver celui qui saura être le César de la bourgeoisie.
  2. Une tendance à la radicalisation des discours lié à la forme même de la course au pouvoir. La Ve République, cette monarchie républicaine née du coup d’État gaulliste, s’articule toute entière autour de la figure de l’homme providentiel, du sauveur et du chef charismatique. La croisade nihiliste initiée par le RN puis catalysée par Eric Zemmour oblige tous les candidats à s’aligner. Ceux qui veulent être audibles doivent se positionner sur les mêmes créneaux : sécuritaire, immigration, terrorisme. Ces trois points formant les extrémités d’un triangle des Bermudes de la politique. Ceux qui s’y aventurent n’en ressortent pas indemnes. Il suffit de voir les mésaventures d’un Montebourg, tentant de jouer cette carte là.

La course à devenir l’homme providentiel1, passe par la pratique de la surenchère. Une surenchère qui sélectionne et amplifie les éléments les plus radicaux du programme, dans le but de se démarquer, d’exister médiatiquement et politiquement. Ce darwinisme programmatique est encore davantage amplifié par le fait que les médias français sont hautement concentrés entre les mains de peu d’acteurs. Ces acteurs économiques ont leur propre ordre du jour, et, pour obtenir la possibilité d’être répercutés par eux, il faut nager dans leur sens et faire du sensationnel2.

LR en pleine radicalisation.

Ainsi, hier s’est tenu la primaire de la droite. De cet affrontement de personnalités LR, il faut retenir deux choses :

  1. Le partage du temps. 0 % sur l’écologie ; 5 % sur la pandémie. Plus de la moitie du temps a été consacrée à deux thématiques, la sécurité et l’immigration. C’est une donnée statistique révélatrice des priorités des républicains. Lorsque d’autres sujets ont été évoqués, ils le sont sous des angles tout aussi réactionnaires. Ainsi, on se souvient d’un Xavier Bertrand qui veut rapprocher « le salaire net du brut » : c’est à dire supprimer une partie de celui-ci, formé par les cotisations sociales.
  2. La prestation de Eric Ciotti, aventurier nihiliste de cette primaire, mais néanmoins centre de gravité du débat. Libération note ainsi la promesse d’un «quoi qu’il en coûte sécuritaire» ; l’évocation de la notion de «Français de papiers»3 ; la dénonciation d’une «immigration massive, essentiellement d’une culture arabo-musulmane, [qui] remet en cause notre héritage» ou encore la suggestion d’employer l’armée dans les «500 zones de non-droit» du pays. C’est là un vocabulaire de l’extrême-droite qui illustre une radicalisation cumulative : c’est à dire une sélection des éléments les plus négatifs et les plus extrêmes et leur amplification par la surenchère.

La radicalisation cumulative : un simple discours.

Cette radicalisation cumulative a été décryptée par les analystes du IIIe Reich. Il ne s’agit pas de faire une équivalence plate et insipide ou un point Godwin, mais bien de souligner le processus à l’œuvre4 : « La sélection des éléments idéologiques (Weltanschauung) négatifs qui eut lieu pendant le processus de prise du pouvoir et au cours de l’évolution postérieure du Troisième Reich (eux seuls furent mis en pratique) signifiait en même temps une radicalisation, un perfectionnement et une institutionnalisation de l’inhumanité et de la persécution. Les utopies positives continuèrent à n’être que des objectifs lointains et à relever de la propagande.5 » Incapable de pouvoir solutionner les questions les plus brûlantes de notre actualité, les candidats à l’élection se recentrent alors sur un contenu répressif.

On pourrait se rassurer en se disant « ce ne sont que des métaphores idéologiques , qu’il ne s’agit que d’une « fascisation du langage » et que jamais ces programmes ultra-réactionnaires ne seront mis en action. Ils ne correspondent qu’a de la publicité de bas étage. » C’est en effet une possibilité, mais elle est précaire. En temps de crise, l’autorité de l’homme providentiel, cette autorité charismatique, faite de discours et d’imprécation, doit être suivie d’actes. Max Weber le notait : « La durée de l’autorité charismatique est dans son essence spécifiquement instable : le détenteur peut perdre son charisme (…). Il doit accomplir des miracles s’il veut être un prophète, des exploits s’il veut devenir un chef militaire.6 »

De plus, il existe une influence importante de ces discours dans la pratique sociale de la part de la population, dans la définition de normes de comportement et dans la construction d’un imaginaire social et politique. Répétés depuis des années, ces discours laissent des traces, des séquelles. Ils programment pour une radicalisation pratique.

Ainsi, nous pouvons noter la radicalisation progressive des discours. Nous sommes passés de discours critiquant la mauvaise intégration des étrangers et de leurs enfants à des discours exigeant de leur part une assimilation (donc l’abandon de leurs pratiques culturelles). Puis nous sommes passés à des discours soulignant le fait que celle-ci était impossible du fait d’une incompatibilité civilisationnelle. Le fait est que, aujourd’hui, c’est ce caractère inassimilable qui est mis en avant par une extrême-droite toujours plus influente, au nom du fait que « le premier droit des peuples européens est de rester eux-mêmes » (Julien Odoul).

Radicalisation des problèmes, radicalisation des solutions.

A cette radicalisation du « problème » s’adjoint une radicalisation des solutions. Il ne s’agit plus tant de « faire des français » et d’intégrer dans la Nation que d’ethniciser et d’ « identitariser » la question de la Nation française. C’est le résultat des débats sur l’identité nationale, par exemple. Rendus incompatibles avec cette nouvelle vision de la nation, les étrangers, leurs enfants et les migrants doivent donc être chassés du territoire. Derrière le vocable policé de remigration se trouve la notion bien connue de déportation.

Mais aussi derrière la perception de la question des migrants, là aussi, se trouve une nouvelle gradation. Nous passons de l’idée qu’il ne faut pas venir en aide aux migrants à l’idée qu’il faille les empêcher d’arriver (ou les brimer sadiquement, comme les expéditions punitives dans les camps de réfugiés). Aujourd’hui, Julien Odoul a franchi timidement une nouvelle étape : celle du laisser mourir. Demain, cela sera probablement, discrètement, celle du « faire mourir ».

Nous, militants et militantes, qui nous opposons à ces processus, qui assistons à ce naufrage, sommes souvent bien pris au dépourvu. L’approche de l’élection présidentielle restreint encore davantage notre espace d’expression et la possibilité d’aller à contre-courant du discours dominant. Les stratégies qui sont prévues pour la période des élection (boycott, participation « citoyenne », soutien à un candidat…) ne peuvent pas décemment nous suffire. Nous savons au fond de nous que ces stratégies ne pourront pas avoir une influence sur les événements.

Deux choses nous paraissent importantes : celle de progresser sur le chemin de l’unité des communistes et celle de progresser aussi sur le chemin de l’alliance des forces révolutionnaires et antifascistes. Ces deux chantiers sont d’une importance capitale, et l’urgence de la situation les rend chaque jour plus nécessaire.

Nous savons qu’un long chemin nous sépare de la construction de cette alliance : sectarisme, hostilité, ignorance mutuelle, habitudes de travail en petit groupe, mais aussi des incompatibilités idéologiques. Cependant, l’importance de la lutte et la nécessité de pouvoir se hisser à la hauteur de ses enjeux demande un travail important, essentiel. Nous avons fait le choix de le commencer internationalement au travers de l’ICOR et d’alliances internationales. Mais cela ne suffira pas. Nous devons faire plus que ça : parvenir à une alliance des forces qui luttent ici, à la fin des conflits et des rivalités, et à l’émergence d’un véritable pôle de résistance. Un pôle capable d’analyser scientifiquement la situation, mais aussi de mobiliser, au-delà d’un milieu militant étriqué, l’ensemble de ceux et de celles qui ont intérêt à résister à cette transformation réactionnaire du monde, et qui ont intérêt à faire naître un nouveau monde.

1Il ne faut pas y voir là un sexisme quelconque de l’auteur, mais bien une analyse. Les femmes ont été court-circuitées dans cette montée en tension virile.

2Parmi les signes inquiétants que nous pouvons observer : l’identité entre les unes du Figaro et le programme de Zemmour.

3https://unitecommuniste.fr/france/francaise-de-papier-decrypter-nadine-morano/

4Processus qu’on retrouve d’ailleurs dans des régimes intégralement opposés au nazisme, comme dans l’URSS.

5Martin Broszat. « Soziale Motivation und Führerbindung ». Op. cit., p. 405. Egalement, der Staat Hitlers. « Der rein negativ ». Op. cit., pp. 433-434. Hans Mommsen. « national Socialism: Continuity and Change » in Walter Laqueur (éd.) Fascim. Op. cit., p. 199.

6Max Weber. Grundriss der Sozialökonomik. III. Abteilung Wirtschaft und Gesellschaft. Tübingen, 1925, p. 755. Sur la routinisation et la bureaucratie, p. 753.

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