Procès de Salah Abdeslam : un procès pour l’histoire ? (2/2)

Défendre n’est pas contre-attaquer

Si nous sommes attachés à la présomption d’innocence comme à un principe essentiel, nous ne pouvons pas non plus oublier l’inégalité devant la justice. La présomption d’innocence des uns est érigée comme une muraille de Chine, celle des autres est un gruyère. De plus, la présomption d’innocence n’est pas un bâillon. Il existe aussi le principe de solidarité, de soutien, d’accompagnement des victimes, principe sans lequel il ne peut y avoir de procès réellement équitable, et donc de justice.

Dans les procès pour viol, par exemple, prendre en compte les circonstances peut finir par déboucher sur du « victim blaming », c’est à dire disqualifier les paroles des victimes et en faire les responsables premiers de ce qu’elles ont subit. Au lieu de rechercher à démontrer l’innocence de l’accusé, on chercher à souiller la personne qui dépose plainte. Cela est non seulement lié à des effets pervers propres aux procès contradictoires, mais reflète aussi l’influence d’une culture patriarcale et l’autoprotection masculine. C’est pourtant justement pour montrer l’influence de cette culture, de sont influence, du caractère normatif de la culture du viol, que les circonstances sont importantes : elles ne disculpent nullement les violeurs, en revanche elles permettent à la fois le procès de l’individu qui commet le crime, mais aussi le procès de la société qui l’a créé.

Les procès des violeurs et les procès des suprémacistes blancs ont des caractéristiques de gémellités qui méritent d’être explorées. Dans les deux cas, il s’agit d’actes qui ont un caractère terroriste sur des individus. De l’autre, ce sont aussi des actes qui sont jugés avec circonspection par la Justice -elle aussi fille de son époque et de sa société. Contrairement au procès d’Action Directe, de Julien Coupat ou du groupe RAF, qui jugeait des individus donc l’action visait à déstabiliser la société actuelle, les suprémacistes blancs ou les violeurs ne le déstabilisent pas. Au contraire, ils renforcent des éléments traditionalistes qui maintiennent la stabilité d’un système basé sur l’exploitation et sur l’inégalité entre les individus, entre races, entre sexes. C’est le fait qu’ils soient jugés qui soulève un malaise et qui pourrait ouvrir une boîte de Pandore incontrôlable, révélant non seulement un grand nombre d’autres crimes sous-jacents, mais aussi de problématiques structurelles au sein de la société.La différence, soulignée par Jacques Vergès, entre l’affaire du « japonais cannibale » et celle d’Omar Raddad1, ou encore l’affaire Epstein, sans verser dans du conspirationnisme de bas étage, sont des exemples importants. La justice, pour maintenir la stabilité, préfère ne pas rouvrir les blessures, chercher des modus vivendi entre bourgeoisies, ou accepter que le ménage soit fait.

Nos procès

Parler de procès et de droit à la défense lorsqu’on se revendique d’expériences socialistes pose bien sûr des questions. Nous pensons en tout premier lieu à la question des procès dit staliniens des années 1930. Ces questions sont bien sûr légitimes, même si elle demanderaient bien plus de temps ou d’espace pour répondre de manière complète et satisfaisante.

Nous considérons que la manière dont les procès des années 1930 ont été interprétés par les anticommunistes n’est pas correcte. Ils ont fait le choix, d’emblée, de considérer ces événements comme un spectacle pur et simple, destiné à générer un sentiment d’encerclement et à donner des boucs-émissaires en pâture à la population. Nous considérons que la théorie selon laquelle la direction stalinienne s’est servi de ceux-ci pour faire taire des témoins gênant et asseoir une légitimité douteuse n’est pas non plus crédible. Mais l’inverse, la narration faite par le gouvernement soviétique, qu’on retrouve synthétisée dans La Grande Conspiration Contre La Russie (1947), ou les reconstitutions à charge faites par certains historiens douteux, ne nous paraît pas plus crédible.

Il y a plusieurs choses à prendre en compte : d’une part, le fait que le sentiment obsidional, d’être encerclé, était réel pour la direction stalinienne. L’URSS a systématiquement connu une situation de conflit ou de quasi-conflit jusque dans les années 1950. La sécurité intérieure était donc une priorité absolue, et toute menace sur la stabilité du pouvoir était comprise comme une menace existentielle. Il en résulte le fait que les traitements ont été expéditifs et brutaux.

De même, le sentiment de ne pouvoir faire confiance à personne, lié aux difficultés d’organisation du territoire et aux dysfonctionnements internes du Parti se sont conjugués avec les habitudes conspiratrices des bol’cheviques2. L’opposition entre наши (les nôtres) contre les другие (les autres) avait fait que la loyauté idéologique devait aussi se doubler d’une loyauté personnelle. Elle a pris une place prépondérante. Plus qu’une « élimination des compagnons de Lénine » hypothétique, il s’agissait davantage d’une élimination de réseaux de pouvoir et de loyauté qui se faisaient concurrence et s’entravaient.

Enfin, les accusés, et nous notons ici particulièrement le rôle de Boukharine, ont eu une attitude très particulière. Faire un procès politique public, les nazis en sont témoins avec leur échec lors du procès de Leipzig, est une affaire complexe et qui peut se retourner très facilement contre soi-même. Pourtant, le rejet des accusations a été extrêmement faible lors des procès, et un des seuls cas connu a été celui de Nicolas Ièjov. Cela a été attribué à l’utilisation de la coercition contre les détenus, mais connaissant leur passé et le fait que certains aient eu à souffrir de la répression tsariste pendant la clandestinité, cela ne tient pas.

John Archibald Getty présente une thèse intéressante : le fait que la loyauté pour le parti, loyauté qui s’est construite autour d’années de lutte extrêmement dure, ait commandé à ces individus de se sacrifier. Réfuter les accusations aurait été autre chose que s’opposer à la direction, cela aurait été remettre en cause le Parti lui même et l’ensemble de son œuvre. C’est d’ailleurs l’intrigue centrale du livre Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler, mais aussi des Mains sales de Sartre. Dans les deux cas, ces ouvrages dans lequel l’individu « le Zéro » se sacrifie pour « L’Infini » ont été compris comme n’étant pas des attaques contre les communistes, mais bien un exemple d’une « erreur judiciaire honorante ». L’individu jouant un rôle de victime expiatoire pour que la révolution se poursuive. De plus le choix du procès n’était pas nécessaire. Dans ses entretiens avec Čuev, Molotov précise « nous n’avions pas besoin de procès, nous savions qu’ils étaient coupables. » Ces procès avaient un caractère de prophylaxie sociale. La dureté bol’chévique, revendiquée par la direction, devait s’appliquer à tous. Plus les dirigeants étaient hauts placés, plus la sanction devait être dure pour l’individu, et éducative pour les observateurs de ces procès. Annie Kriegel avait noté cette usage : le procès stalinien ne s’adresse pas tant au parti qu’à la population, il montre les normes de comportement qui sont attendues de toutes, en sacrifiant des « têtes couronnées » pour montrer l’absence de passe-droits. Il s’agissait donc aussi de procès « prophylactiques » qui s’attaquaient aux travers de la société.

Nous ne souhaitons pas que des procès comme ceci tiennent place, nous tenons à la vérité et à la présomption d’innocence. Ces procès ont été cependant les enfants de leur époque : d’une époque de guerre et de bouleversement, d’une époque dans laquelle innocence ou culpabilité sont subordonnés à la sécurité. Ce sont là de tragiques nécessités d’un contexte particulier, d’un contexte de justice comme un acte de guerre, non comme un acte de paix. Ce n’est pas le cas dans la période actuelle : aujourd’hui, rien ne justifie qu’on prive de droits à la défense quel qu’accusé que ce soit. Nous espérons que le procès de Salah Abdelsam pourra donc être le procès non seulement du terrorisme, mais aussi d’être le procès d’un individu pris dans des rouages. Enfin, il nous paraît important que ce procès puisse être élargi : il doit être aussi celui des individus qui jettent de l’huile sur le feu, qui nourrissent l’exclusion, le racisme, le conspirationnisme, la xénophobie… et qui alimentent donc en carburant les tendances à la radicalisation réactionnaire, que celle-ci soit islamiste ou fasciste, l’une et l’autre étant les deux faces d’une même pièce.

1La justice est à deux vitesses (Jacques Verges) https://www.youtube.com/watch?v=JecLeKK82XU

2Nous employons ici la nouvelle nomenclature de traduction des mots en russe. Dans большевик le ь est une apostrophe.

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