Nahel

Ce mardi 27 juin dernier, un enfant de 17 ans a été abattu par balle à Nanterre. Nahel a été agressé par plusieurs individus adultes qui l’ont menacé physiquement et verbalement. Plusieurs vidéos attestent du déroulement des faits, l’on entend notamment un des agresseurs énoncer très clairement des menaces de mort, « je vais te mettre une balle dans la tête », en tenant Nahel en joue avec une arme. Il s’est alors vraisemblablement enfui, avant d’être tué peu après.

Nos pensées vont évidemment à la famille de Nahel, à tous ses proches, mais aussi à toutes celles et ceux qui peuvent se reconnaître soit en lui, soit dans le vécu commun des circonstances funestes qui ont conduit à sa mort.

Seulement voilà, les agresseurs en arme avaient le droit de leur côté, car ils représentent l’État. Quant à Nahel, il n’avait pas le droit de conduire une voiture, car il était mineur. Mais surtout, Nahel était dans le mauvais quartier, où le « refus d’obtempérer » avec les forces de police est passible du risque aléatoire d’une peine de mort sommaire. Aux yeux de l’idéologie bourgeoise, il y a un coupable et un justicier. Il y a le délinquant, qui n’avait pas le droit de conduire une voiture sans permis, d’avoir peur lorsqu’il est agressé par des adultes et menacé avec un pistolet, ou même d’être peut-être en colère contre l’arbitraire de la domination étatique. Et il y a celui qui a le bon uniforme, mais aussi la bonne origine sociale, celle qui a pour elle le « devoir civilisateur » de la grande et glorieuse République Française. La flagrante asymétrie entre les bourreaux et la victime, qui confine à l’absurde, est donc censée ne plus exister. L’enfant qui s’est fait tirer dessus est avant tout reconnu coupable, non pas de conduite sans permis, mais de non-respect à une caste supérieure, c’est-à-dire d’être originaire d’un quartier prolétaire pour population issue des pays dominés, anciennement colonisés. La légalité métropolitaine y voit la gangrène à pacifier, autant celle qui mit le feu à Paris en 1871, que celle qui posait des bombes en Algérie en 1954.

Cette norme à laquelle tous et toutes devraient se soumettre, c’est celle du rapport entre l’État bourgeois et le reste de la société, et entre le colonisateur et le colonisé. Il y a une filiation directe entre la politique animant la police nationale dans les « banlieues », et celle des corsaires de l’ancien régime, des cosaques de l’empire tsariste ou de la police coloniale de l’Empire Français d’outre-mer. Le droit et le pouvoir découlent du haut de la hiérarchie sociale (« l’ordre ») vers le bas. Il n’y a pas de crime trop grand pour la défense du statu quo.

Dès la nuit du 27, puis dans celle du 28 et du 29, d’importants soulèvements ont eu lieu dans plusieurs quartiers populaires en France. L’on recense de nombreuses destructions matérielles (véhicules, mobilier urbain, mairies, commissariat, commerces, etc.). Egalement de nombreux blessés et de personnes interpelées. Les médias dominants et les représentants réactionnaires se sont empressés de dégainer leurs rengaines les plus classiques : mensonge éhonté quant au présupposé casier judiciaire de la victime1 (ce qui serait censé changer quelque chose à la qualité morale du meurtre en question), animalisation de la légitime lutte violente des dominés contre les dominants, relais d’images et de narratifs évocateurs et choquants pour susciter la peur et le dégoût envers les manifestants, et enfin la maintenant très traditionnelle injonction générale à « condamner », pour se rallier à l’union sacrée de l’ordre (celui des classes dominantes). La violence ne serait pas celle de la résistance active contre l’État, mais un déchaînement aveugle, insensé, abruti, etc.

Il ne s’agit pas de dire que les actuels émeutiers sont des anges irréprochables. Seulement d’affirmer, premièrement, que dans tout acte de révolte contre l’état présent des choses, il y a des excès, et qu’ils sont de l’ordre de la nécessité (l’entropie sociale en surplus ne peut transformer et se dissiper d’abord que de manière chaotique). Deuxièmement, les condamner ne peut revenir qu’à faire voix unique avec les discours réactionnaires pacificateurs (il faut savoir manœuvrer pour que notre rhétorique conserve son autonomie politique de classe). Ils ont raison de se révolter.

Rien n’est exceptionnel dans cette révolte populaire, ni le déclencheur, ni les modes d’action. L’on se souvient évidemment des émeutes de 2005 suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Elle s’inscrit dans la longue histoire des mobilisations de banlieues contre les violences policières et pour la justice. Ce qu’elle fait une nouvelle fois apparaître, c’est le contraste persistant avec une autre tradition, celle des mobilisations syndicales, dont le récent mouvement contre la réforme des retraites (2019-2023) est une parfaite illustration. Contraste dans les modes d’action, dans la sociologie, mais aussi dans les mots d’ordre. Le défilé syndical et l’émeute, la population des banlieues à majorité issue des pays colonisés et la population à majorité issue de la métropole, mais surtout, d’une part des mots d’ordre économiques (« les salaires et la retraite ») et d’autre part politiques. Il n’est pas l’objet ici de dire si oui ou non les modes d’action violents des mobilisés actuels sont efficaces, mais là où la politique est incontestablement, c’est bien dans leurs mots d’ordre. Pourquoi ? Car, en filigrane seulement, mais tout de même, ils avancent la question du pouvoir politique. En substance : « la violence de l’État n’est pas plus légitime que la nôtre », « cet État et sa justice ne nous appartiennent pas », « la pax republicana, sa liberté, son égalité, et sa fraternité, n’est qu’un mensonge », « il n’y a pas de négociation à attendre », etc. La violence qui s’est déployée d’avant-hier soir jusqu’à hier soir dans toutes les banlieues de France, était éminemment politique, ce qui était aveugle, ce n’était pas celle-ci, mais les idéologues bourgeois qui ne le voyaient pas.

Les actuels émeutiers, quelles que soient leurs idées particulières, ont compris tout de même une vérité fondamentale qui fait toujours défaut à beaucoup : qu’il n’y a rien à attendre de la république bourgeoise. Le problème dans « agent des forces de l’ordre », ce n’est pas cet « agent », mais bien « l’ordre » qui requiert et exerce une « force ». Et cet « ordre », ce n’est pas celui de Macron, c’est celui de la République Française : c’est bien elle qu’il faut renverser pour se libérer.

Cela nous rappelle un évènement marquant de notre histoire récente, le mouvement des Gilets jaunes ayant débuté en novembre 2018. Ce qui a fait date alors ce fut 1) les mots d’ordres également politiques (« démocratie directe/populaire », « justice fiscale, sociale et environnementale », « il faut refaire 1789 ») ; 2) les modes d’action également extra-institutionnels (se distinguant tant des réformistes électoralistes et parlementaires que de la lutte et de la négociation syndicales) ; 3) sa spontanéité et son absence de direction organisée et 4) sa sociologie ne pouvant être recoupée dans aucune des deux traditions évoquées plus haut (ni une lutte des banlieues ni une lutte syndicale ou parlementaire). Sur ce 4e point, ce qui fut particulièrement remarquable, c’est cette jonction tant invoquée mais si peu observée entre les luttes des banlieues et celles des « blancs ». Les Gilets jaunes ont de facto fait cette convergence. La réalité n’est certes pas si binaire, mais ces catégories (banlieues/blancs et spontanéité/institutionnel) révèlent de processus eux bien réels.

La colère existante dans et en dehors des banlieues, ne se reconnaissant pas dans le projet et la méthode institutionnelles des partis réformistes, associations et syndicats, mais dépassant aussi celle des révoltes comme celle qui s’observe actuellement (la colère de vivre d’un salaire à l’autre, plus universelle et ne se réduisant pas à la colère d’être un citoyen de seconde zone), a percé le silence pour créer son propre mode de revendication. En bref, à la colère populaire a répondu l’unité populaire (contre laquelle les fascistes ont été impuissants). La convergence idéologique s’est d’autant plus faite que beaucoup de Gilets jaunes issus de sociologie en majorité restée épargnée par la violence systématique de l’appareil étatique, ont découvert les samedis ce que vivent comme quotidien les banlieues. Pour beaucoup, le déclic s’est fait.

Dans les deux cas, leurs mots d’ordre étaient immatures, tout comme leur conscience politique (encore loin d’une conscience de classe). Mais s’y trouvait cependant déjà posé le problème du pouvoir politique, en des termes et avec des catégories certes brutes, mais déjà là. Il ne faut pas voir cette mobilisation ou aucune autre comme nous aimerions qu’elle soit, il ne faut pas projeter mécaniquement sur elle le politique que nous voudrions voir, mais ne pas y discerner le politique qui y existe, c’est faire preuve d’une cécité impardonnable.

Un dernier parallèle pertinent peut être fait entre Gilets jaunes et la présente mobilisation, dans ses limites. Il ne semble pas exister chez les présents révoltés de perspectives transformatrices pérennes — de projet politique construit à proposer. Les demandes qui émergent semblent minimales (« justice pour Nahel », « fin des violences policières », etc.) et la majorité du discours est occupé par l’expression d’un rejet radical mais encore stérile des institutions étatiques françaises. Les revendications des Gilets jaunes avaient plafonné dans une situation analogue (« référendum d’initiative populaire », « rétablissement de l’ISF », etc.). L’on retrouve aussi des impasses communes entre l’éphémérité de la violence désorganisée de ces émeutes et de, par exemple, celle des Blacks blocs. Ces derniers ont plutôt fait le choix stratégique d’agir en marge de manifestations syndicales, en s’y rattachant (d’abord car ils en sont issus et en sont une frange radicalisée, ensuite pour profiter de sa protection, et enfin car ils n’ont pas de quartier desquels collectivement partir spontanément), mais font face à un cul-de-sac politique similaire.

Malgré tout le positif que l’on doit constater, le manque de direction politique est flagrant. Cependant, même s’ils n’ont pas encore compris où aller, ils ont déjà compris que « seul le peuple sauve le peuple », ce qui est une première étape dans la construction d’une conscience de classe, qui prit plusieurs mois à maturer dans le cas des Gilets jaunes.

Impossible d’aborder ce sujet sans poser le problème du biais raciste de l’idéologie coloniale. Ainsi, même si tout acte de défiance ouverte contre le pouvoir établi doit subir les mensonges bourgeois (plus ou moins hystériques), aucun autre type de mobilisation ne souffre de ces diffamations aussi largement et aussi radicalement (que ce soit les syndicats, les Gilets jaunes ou les Blacks blocs). Là où les revendications des uns sont délégitimées, celles des banlieues sont totalement occultées pour ne laisser que des parallèles ambigus (plus ou moins volontairement) avec le pillage de Rome — pour le plus grand plaisir de ceux qui fantasment la guerre des civilisations.

« Tout ce qui bouge n’est pas rouge », mais ces émeutes sont celles de prolétaires. Cette évidence ne pourra jamais être trop répétée. Les émeutes de banlieues sont des révoltes populaires. Pourtant, dans une grande partie de la gauche, les « émeutes de banlieues » sont exclues de cette histoire de résistance en France. Ainsi, 2005 ne ferait pas date dans l’histoire des mouvements sociaux, mais les Gilets jaunes, eux, si. Comment donner raison à ce double standard ? Il faut le contredire, et dénoncer ce qu’il révèle.

À ce titre, il existe chez de nombreux commentateurs — de droite mais aussi de gauche — un amalgame quasi implicite entre émeutes et crime organisé et/ou islam politique : les actuels émeutiers seraient en majorité des dealers (c’est à dire, issus du sous-prolétariat), sinon de terribles islamistes. Il convient de poser quelques affirmations élémentaires. Premièrement, même si les marchés illégaux sont particulièrement développés dans les quartiers populaires, réduire ces derniers à ceux-ci n’est ni plus ni moins qu’un mensonge raciste faisant le jeu de la préfecture. Deuxièmement, la participation des dealers ne signifie pas qu’ils auraient la direction du mouvement, et avoir acheté ou vendu sur ce marché illégal n’équivaut pas à être un mafieux ou un professionnel du trafic. Troisièmement, depuis plusieurs années, partout où ils l’ont pu, les institutions du crime organisé ont joué un rôle contre-révolutionnaire et anti-populaire (en tant que para-État d’un para-marché) (l’on se souvient des dealers de Marseille qui ont tiré au paintball sur un blocage de lycée car celui-ci nuisait au business, et que illégal ou pas, les profits d’abord). Et quatrièmement, l’on peut en dire de même des institutions religieuses musulmanes, quel que soit leur degré de « radicalité » (appel au calme, vœux pieux etc.). Répétons-le une dernière fois : cette colère et cette violence sont celles du prolétariat de France (et plus particulièrement de sa frange la moins aristocratisée).

L’on peut aujourd’hui à raison déplorer la faiblesse du camp communiste, incapable d’organiser et de proposer un débouché politique et des méthodes de lutte plus efficace et/ou moins coûteuse. Mais de cette impuissance regrettable, il ne faut pas aller jusqu’à se trouver des excuses pseudo-révolutionnaires pour condamner la casse. Lorsque la violence des opprimés s’exprime, il n’y a plus que deux camps (que l’on le veuille ou non). C’est bien un autre genre d’impasse politique — toutes proportions gardées — qui a conduit les « pétroleuses » de 1871 à incendier Paris devant l’avancée des troupes de la République. Aurait-il fallu se ranger derrière Victor Hugo pour regretter et condamner la violence « des deux côtés de la barricade » ? Ces sensibleries sur la violence dans l’abstrait sont inutiles, et surtout parfaitement inaudibles politiquement.

Cela ne signifie pas que nous considérons que l’intégralité des actions des nuits dernières était politiquement justifiée. On ne peut pas nier le contraire, car il existe dans tout mouvement collectif des comportements antisociaux, inutiles ou contre-productifs. Mais dire cela c’est ne rien dire, car cela est vrai en tout lieu et pour tout phénomène collectif — fatalement. Ce qu’il faut en revanche impérativement noter, c’est que ces excès sont systématiquement désignés et instrumentalisés par toujours les mêmes personnes : les apôtres du sacro-saint statu quo. Soutenir « avec réserve » ou condamner le mouvement en cours car il y aurait des dommages collatéraux, c’est ni plus ni moins que défendre une ligne anti-peuple en s’alliant par lâcheté avec les injonctions morales de la très respectable bienséance bourgeoise. Une révolte populaire non plus n’est pas un dîner de gala. Il faut savoir faire preuve de discernement à la fois pour reconnaître les excès et dénoncer les idées et actes réactionnaires là où il y en a, et pour ce faire sans faillir à notre rôle en restant du bon côté de la barricade. Il faut évidemment toujours critiquer (la stratégie, les tactiques, les mots d’ordre, etc.), mais ce sans céder aux pressions réactionnaires (appels au calme, à la modération, à la négociation, à la restauration de la paix sociale, « la violence est compréhensible mais ne résout rien ! », etc.).

À ce propos, nous devons condamner sans réserve la vandalisation du mémorial de la Shoah de Nanterre, qui était politiquement inacceptable. Mais il doit être possible de formuler ce jugement (critiquer les excès) sans qu’il ne vienne ternir notre soutien franc (défendre la violence populaire).

Se pose à nous une question récurrente : que faire ? Le vent qui souffle depuis les banlieues nous reste paradoxalement hermétique. La tradition politique à laquelle nous appartenons (les organisations communistes extra-institutionnelles) est plus habituée à se rallier aux luttes syndicales qu’aux jets de violence spontanée. L’irruption des Gilets jaunes avait d’ailleurs posé beaucoup de problèmes à nombre d’organisations homologues à la nôtre (« y participer ? », « comment ? », etc.). Serions-nous une gauche « trop blanche » pour assister les banlieues dans ce combat ? Ou devrions-nous laisser les « premiers concernés » entre eux, au risque de faire du tourisme de l’émeute ? Il conviendra d’apporter des réponses établies à ces problèmes, avec tout le sérieux qu’ils requièrent, mais nous nous en tenons pour l’instant à proposer cette analyse préliminaire et à tracer des lignes de distinction importantes.

1 https://www.liberation.fr/checknews/mort-de-nahel-a-nanterre-polemique-autour-du-casier-judiciaire-de-ladolescent-tue-par-la-police-20230628_YB7EPVLKEBBA3E4I36LGWJYF6Y/

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