La République fracturée.

Tribune de E. Vertuis.

Le 11 juin sera-t-il une date charnière ? Dans le journal Le Monde, le Président de la République a déclaré que “le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux”. Cette déclaration est illustrative d’un certain climat en France. Elle est inquiétante.

Elle a d’ailleurs suscité des réactions indignées de la part des universitaires. Cela se comprend, en particulier quand on songe à la virulence des propos employés. La tonalité de l’article de Le Monde a également été au centre des réactions, tant les tournures de phrases appuyaient les propos présidentiels, les affirmant comme une vérité établie. Cette « ethnicisation des conflits » serait le fruit de la vénalité des universitaires, à la recherche d’un « bon filon ». Elle mènerait à ce que les universitaires se muent en apprentis-sorciers, jouant avec le feu et avec les ressentiments liés au passé colonial de la France. Leurs travaux et leurs publications nourriraient ainsi le communautarisme et la menace d’un conflit social-ethnique.

Pourtant, en regardant objectivement les choses, le croisement des origines et des milieux sociaux possède une certaine réalité. Ou plutôt une réalité certaine. La stratification et la division du travail en fonction des origines est visible et constatable. Si la question sociale est primordiale, les deux entretiennent un rapport étroit. Ce rapport a été étudié tant à l’école1, dans le monde du travail2 ( Air France, Accor, Altran, Arkéma, Renault, Rexel et Sopra Steria – pour « présomption de discrimination à l’embauche »), mais également dans la vie de tous les jours3, particulièrement face à la police. Le scénario demeure le même : les « classes dangereuses » portent bien souvent le visage des colonisés. Et quand ce n’est pas le visage, c’est la culture populaire, formée par la fusion progressive de mots, d’usages, de références culturelles, qui est visible. Certes, certains et certaines peuvent sortir de cette situation, c’est un fait indéniable et constamment mis en avant pour essayer de démontrer que la « méritocratie républicaine » n’est pas morte. Mais il s’agit d’une poignée, d’une minorité, et qui n’échappe pas toujours aux stigmatisations.

Dire, comme le fait Macron, que la césure dans la société est apportée par l’extérieur, revient à mentir. La République était déjà fracturée bien avant les migrations. Elle était fracturée en classes. Les discriminations raciales, issues du colonialisme, le racisme, les vexations, les mises en concurrences, se sont rajoutées. Sur-infectant la plaie, lui donnant un caractère explosif.

L’erreur d’analyse n’est pas une trahison.

Alors, certes, certains chercheurs ou certaines chercheuses ont alimenté des discours douteux. Le découpage en studies séparées et cloisonnées, venu d’Amérique du Nord, contribue en effet au développement d’une pensée qui tend à s’intéresser plus aux expressions des inégalités qu’a leurs causes. Elles tendend également à ne pas vouloir chercher d’issue et à se complaire dans le travers du langage performatif ou dans l’essentialisation. à écouter certains ou certaines de ses adeptes, il suffirait d’adopter les bons mots et les bons réflexes pour mettre fin à des discriminations paradoxalement reconnues comme systémiques. Cette conception des choses n’engage qu’à « respecter le statut de victime », mais ni a avoir une action affirmative pour lutter contre ce qui fait de ces individus « des victimes ».

Ce n’est pas notre point de vue. Par contre, au-delà des différences de conception, nous savons faire la part des choses. Entre ceux et celles qui essaient de progresser et d’avancer, même avec parfois des faillites et ceux et celles qui, au nom de l’absence de solution parfaite et immédiate, refusent de prendre en compte quoi que ce soit. C’est pour cela que nous jugeons les attaques contre ces recherches comme révélatrices et dangereuses. En disqualifiant la parole des chercheurs et des chercheuses, autour d’une rhétorique anti-intellectuelle populiste, le pouvoir macronien laisse la place aux agitateurs réactionnaires.

Un affrontement entre deux élites.

Tandis que les élites intellectuelles sont marginalisées, les élites médiatiques, elles, reprennent en chœur les discours réactionnaires. Ils en sont les caisses de résonances. Ces élites méritent d’être désignées : ce sont ces élites, comme Onfray ou Zemmour. Elles ne doivent pas leur influence et leur statut à la qualité de leurs productions, mais bien uniquement et exclusivement à leur accès aux médias. Grâce à l’autopromotion, aux réseaux de copinage, il leur a été possible de créer une « bulle spéculative intellectuelle ». Mais, en réalité d’analyse intellectuelle, la pensée produite n’est qu’un contrefort à la réaction.

Le discours présidentiel est dangereux car il alimente un fantasme d’une trahison des intellectuels, qui deviendraient des vecteurs de contamination et de chaos au sein de la société. Dans un sens, elle possède la plupart des caractéristiques d’une explications conspirationnistes de la société, dans laquelle l’harmonie d’origine aurait été réduite en cendre par l’action concertée et collective d’un groupe social déterminé.

Cette approche paranoïde a tendance à nourrir l’hypothèse d’un ennemi intérieur, ce qui fait écho, par ailleurs, à la déclaration de Macron. Celle-ci revenait sur la guerre d’Algérie et sur les fractures coloniales. Les banlieues sont-elles vues comme des repaires de Fellaghas ? C’est probablement ce qui transparaît.

En dernière instance, plus que la recherche, ce sont les réactionnaires qui ethnicisent les conflits sociaux et politiques en France. La fabrique de l’islamo-gauchisme, cet amalgame explosif, suit le même chemin que la fabrique du judéo-bolchevique. Un amalgame qui permet de créer des forces qui s’opposent à l’harmonie de la société, qui échappent au cadre de la Nation (ou de la civilisation) par leur essence. Cette grille de lecture marche si bien avec les discours de Zemmour ou de Morano qu’elle en devient effrayante. Elle amène également à Onfray.

Nous en revenons à ce que nous avons écrit à son propos il y a quelques jours :

Après avoir navigué quelque temps entre deux eaux, le mouvement de Michel Onfray, “Front Populaire”, se dévoile progressivement. “Ni de droite, ni de gauche”, bien au contraire. Une formule qui fleure bon le réchauffé. Elle amalgame une équipe de desperados, allant du social-fasciste Georges Kuzmanovic, (qui a fait l’objet de certains de nos articles) ; Le gaulliste-catholique Philippe De Villiers mais également le Docteur Raoult. Nul doute qu’il s’agisse d’un tremplin pour se positionner en vue des échéances électorales, et proposer un populisme de droite décomplexée.

Dernièrement, Onfray a réagit aux violences policières. Non pour défendre les victimes de celles-ci, mais pour exiger un durcissement de l’attitude du gouvernement.

Il se lâche : inventant ” des centaines de territoires perdus de la République“, avec des membres du gouvernement qui conduisent donc “une politique en faveur des seules minorités dans le plus total mépris de la majorité […] nous ne sommes plus en démocratie mais dans une oligarchie qui gouverne en fonction des intérêts d’une poignée de gens. Nous sommes en régime communautariste et racialiste qui a choisi pour ennemi le mâle blanc hétérosexuel.” Il va plus loin : “nous sommes dans un régime communautariste et racialiste anti-blanc, autrement dit un apartheid inversé.

Pour la police, le misérabilisme pointe : “La plupart des policiers sont des prolétaires, exploités, sous-payés, mal considérés, exposés, pas soutenus par leur hiérarchie…” Or, en se référant à l’analyse marxiste, il oublie de dire ce que Marx disait : les policiers ne sont pas des prolétaires. Ils sont des détachements spéciaux de répression, coupés de la société, dressés à mordre.4

Sur de sinistres rails.

Onfray menace : “il n’y a que deux solutions : soit rien faire et laisser dire pour obtenir une prétendue paix sociale, alors que cette fausse paix prépare une vraie guerre civile […] Soit appréhender ces présumés coupables afin de les remettre à la justice pour que la loi soit dite, c’est la jurisprudence républicaine. ” Son choix est fait : “Le pouvoir sait que la police, idem avec l’armée, est loyale et ne retournera pas ses armes contre lui. Mais jusqu’à quand ? Le jour où cette guerre civile que fomente le pouvoir aura envahi les rues, on saura répondre à cette question.

Une déclaration de guerre, tonitruante, raciste, appelant au pogrom : voilà le fond de cette déclaration. Onfray retourne la réalité comme une chaussette pour qu’elle colle à ses vues, à ses désirs. Il invente une France dominée, envahie de l’intérieur, menacée de l’extérieur. Une France dominée par un “régime macronien, l’État maastrichtien, l’ordre mondial américain“. Il serait possible d’y croire, mais au lieu d’une lutte des classes, il y voit un affrontement civilisationnel. Au lieu de libérer les masses populaires, il veut les écraser dans le sang. Surtout, niant ces phénomènes, il cherche l’ennemi extérieur et intérieur, avec ses ramifications.

La question qui devient de plus en plus centrale, c’est sur la solution que propose Onfray et ceux qui partagent son point de vue. Si Macron accusent la conspiration intellectuelle de ruiner le pays, Onfray va beaucoup plus loin. Puisque celui-ci ne peut déboucher sur une « intégration » ou sur une « synthèse », puisque la distinction est trop importante. Contradiction antagonique dans la société, elle ne peut se résoudre que par l’anéantissement de l’un part l’autre. C’est là la finalité du discours d’Onfray et d’autres : l’idée d’une solution par le vide et par l’élimination de l’ennemi intérieur.

Un avenir incertain.

Nous regardons avec inquiétude l’évolution de la situation. Nous regardons également avec la même inquiétude la direction que prend une partie du mouvement communiste, lequel se démasque comme étant un communisme-conservateur rigide et culturellement réactionnaire. La décantation des contradictions sociales tend à s’accroître davantage, et les choix politiques prêtent de plus en plus à conséquence.

Nous mettons très haut en avant la question de l’unité populaire. Elle ne peut pas faire l’impasse de la question du racisme. Non pas par loisir, ou pour l’amour de la polémique, non pas pour fragmenter le mouvement ouvrier et révolutionnaire. Mais bien pour qu’il puisse s’unifier sur la base d’une véritable alliance, sincère et solide.

Nous pensons qu’il est plus que jamais important de montrer que nous n’aurons pas la moindre tolérance pour les positions de Zemmour, d’Onfray, de Morano ou d’autres. Nous appelons à la solidarité, à l’entraide, à l’unité contre ceux qui veulent fragmenter les classes populaires et faire voler en éclat l’unicité de leurs intérêts.

1Durpaire, F., & Mabilon-Bonfils, B. (2016). Fatima moins bien notée que Marianne : L’islam et l’école de la République. Éditions de l’Aube.

2https://www.20minutes.fr/societe/2713191-20200207-discriminations-embauche-sept-entreprises-epingles-testing

3Jobard, F. (2009). Police, justice et discriminations raciales. In É. F. D. Fassin (Éd.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française (p. 211 229). La Découverte. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00556749

4A lire, d’ailleurs, notre commentaire sur les positions de Lutte Ouvrière : https://unitecommuniste.fr/france/proletaires-sous-l-uniforme/

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