Exposé des positions d’Unité communiste sur la guerre russo-ukrainienne

Cet article a été rédigé pour le journal Özgür Gelecek que nous remercions de nous laisser s’exprimer dans leurs colonnes.

Quelle doit être selon nous une position communiste sur l’actuelle guerre russo-ukrainienne ? Répondre à cette question, c’est en poser nécessairement une autre : quelle est selon nous la nature de l’actuelle guerre russo-ukrainienne ?

Nôtre organisation n’a jusqu’à ce jour pas explicitement présenté ses réponses. Nous sommes conscients de nôtre retard sur ces problèmes pourtant brûlants. Nous profitons de l’imminence du 2e anniversaire de l’offensive russe pour rattraper ce manquement.

Pour déterminer la nature de la guerre russo-ukrainienne, il faut d’abord déterminer la nature de la Russie et de l’Ukraine. D’apparence simple, ce problème révèle en réalité la complexité du système impérialiste contemporain.

Le premier impératif est d’éviter l’adhésion à une définition métaphysique de ce qu’est un pays dominé ou un pays dominant, c’est-à-dire de ce qu’est l’impérialisme et sa domination économique. Il n’existe pas de domination dans l’abstrait (comme qualité isolée), il n’y a toujours que la domination d’un marché et d’un État sur un autre marché et un autre État. Un pays n’exerce ou ne subit toujours une domination que dans sa relation avec un autre pays. À l’échelle mondiale, les relations se superposent et se conjuguent, de telle manière que le rôle d’un pays dans le réseau de relations mondiales ne peut être déterminé qu’en observant la place de ce pays dans ses relations prises dans leur ensemble. (En économie, il ne faut jamais oublier la dialectique.)

Les contradictions entre les pays impérialistes et les pays dominés ne sont plus aussi polarisées qu’elles ne l’étaient aux premiers temps de l’impérialisme, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, où l’on pouvait facilement distinguer les pays impérialistes, les colonies et les semi-colonies. Aujourd’hui, il existe toujours des impérialismes hégémoniques, qui sont dans une position de domination sur l’ensemble de l’économie mondiale : les impérialismes occidentaux (États-Unis d’Amérique, Canada, France, Allemagne, etc.) et l’impérialisme japonais. Cependant, dans le système impérialiste contemporain, un pays dominé dans une relation peut être dominant dans une autre relation. Certains pays sont ainsi dominés et dominants en même temps, c’est par exemple le cas des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), entre autres.

La complexification du système impérialiste n’a cependant pas fait disparaître les deux pôles opposés : les pays dominants — impérialistes — et les pays dominés. En revanche, ces deux catégories et leurs relations politiques et économiques se sont complexifiées. Pour comprendre si un pays est dominant ou dominé, il est donc devenu primordial d’observer sa place dans le réseau des relations économiques mondiales pris dans sa totalité, pour y étudier son rôle général (non pas relativement à un pays particulier ou un autre, dont la relation pourrait ne pas refléter la nature réelle du pays en question).

La Russie est un pays dominé par des pays impérialistes plus puissants, mais elle domine elle-même d’autres pays et cherche à étendre sa domination et à s’émanciper de la domination des impérialismes hégémoniques, en faisant croître son propre empire. Au même titre que la Chine, la Russie est un impérialisme challengeur : son rôle dans l’économie mondiale est celui d’une semi-périphérie forte, luttant pour devenir un nouveau centre impérialiste. Le passé socialiste et les caractéristiques géographiques de la Russie et de la Chine les ont de plus dotés de ressources et de forces habituellement monopolisées par les centres impérialistes : l’accès aux ressources naturelles stratégiques, la technologie de pointe, les moyens de communication — dont les médias —, et la puissance militaire — dont l’arme nucléaire. La position de relative faiblesse de la Chine ou de la Russie par rapport aux impérialismes hégémoniques dans le monde n’enlève rien à leur qualité impérialiste. La Chine et la Russie sont des États et des marchés cherchant à perpétuer et à étendre leur domination sur d’autres États et marchés, pour augmenter et sécuriser leurs surprofits impérialistes. Si la Chine et la Russie sont toujours dominées par les impérialismes hégémoniques, ce sont eux-même des impérialismes.

Tous les pays capitalistes, y compris les pays dominés, luttent pour se constituer un empire, mais cela ne signifie pas que tous les pays seraient alors des pays impérialistes : seuls les pays qui réussissent effectivement à se constituer un empire duquel ils extraient des surprofits peuvent être qualifiés d’impérialiste. Un pays peut être impérialiste et lui-même plus exploité que exploiteur, ce qui ne change pas le fait qu’il est lui-même exploiteur, donc impérialiste.

Là où la Chine et la Russie sont des semi-périphéries fortes représentant des impérialismes challengeurs, l’Ukraine est une semi-périphérie faible, qui n’a pas la capacité économique de se constituer un empire impérialiste. L’Ukraine est un pays sous domination des impérialismes hégémoniques et de l’impérialisme russe.

Les impérialismes occidentaux et l’impérialisme russe se disputent l’exploitation du marché ukrainien et le contrôle de l’Ukraine depuis maintenant plus de 20 ans. L’intégration de l’Ukraine dans deux sphères impérialistes distinctes et antagoniques (occidentale et russe) se ressent dans toute la société ukrainienne, et fut notamment à l’origine de la Révolution ukrainienne de 2014. Aujourd’hui, Zelensky représente la bourgeoisie bureaucratique pro-occidentale, celle-ci est liée aux intérêts impérialistes occidentaux : tout en leur étant soumise, elle cherche à se constituer un empire avec ceux-ci.

Pourquoi la Russie a-t-elle envahi l’Ukraine le 24 février 2022 ?

Le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne par la Russie a pour première cause la contradiction inter-impérialiste entre les impérialismes hégémoniques occidentaux et l’impérialisme challengeur russe. Les impérialistes de l’alliance atlantiste (l’OTAN) et la Russie luttent pour le contrôle économique et politique de l’Ukraine, dans le cadre d’une lutte mondiale entre les impérialismes hégémoniques, pour la défense de leur hégémonie, et les impérialismes challengeurs, pour l’affirmation de leurs propres ambitions.

Pourquoi la guerre a-t-elle éclaté en Ukraine, et non pas sur un autre marché que se disputent les impérialismes pour le partage du monde ?

Cette guerre est aussi celle pour le contrôle d’un verrou géopolitique. Il est essentiel de comprendre la vision des pays impérialistes impliqués dans cette guerre (pour mieux la démasquer et la combattre).

Les impérialismes occidentaux, particulièrement les États-Unis d’Amérique, sont toujours influencés par la théorie du Heartland. C’est-à-dire qu’ils sont persuadés que le Heartland (allant de la Volga au Yangtze, et de l’Himalaya à l’Arctique), pour des raisons géographiques, a un avantage stratégique sur le reste du monde, avantage qui le rendrait quasi invincible s’il possédait aussi le Rimland (le reste de l’Europe et de l’Asie, ayant accès à la mer). Dans leur vision géopolitique, il faut donc tout faire pour contrôler et dominer cet espace. C’est pourquoi ils investissent autant de moyens près des frontières russes, notamment en Ukraine.

« Who rules East Europe commands the Heartland; who rules the Heartland commands the World-Island; who rules the World-Island controls the world. » (Mackinder, 1919)

Du point de vue de la Russie, la Seconde Guerre mondiale a mis en lumière la nécessité géopolitique de repousser autant que possible ses frontières, ainsi que d’être entouré d’alliés (ou a minima de pays neutres). C’était l’un des enjeux des négociations lors de la chute de l’URSS, qui a alors perdu une grosse partie de son territoire et de son économie. La Russie se perçoit comme assiégée (complexe obsidional hérité de l’Empire russe et de l’URSS socialiste puis révisionniste) et dans une défense légitime face aux agressions de l’Occident expansionniste (chez qui les conceptions du containment issue de la la Guerre froide sont toujours influentes). De plus, Poutine n’a qu’une marge de manœuvre intérieure très mince. Le consensus qu’il a construit autour de son pouvoir depuis la fin des années 90, dans la bourgeoisie et le peuple russe, est fondé sur le désir de reconstruire une Russie forte et stable — la constitution d’un nouvel empire, rivalisant avec les puissances occidentales.

Sur le plan géopolitique, il est clair que l’alliance atlantiste a poussé la Russie dans ses retranchements, et ce en connaissant clairement les conséquences impliquées pour la population ukrainienne. Il est tout aussi clair, que placé dans cette position, c’est la Russie qui a fait le choix unilatéral d’agresser militairement l’Ukraine.

Il est intéressant de remarquer que les sanctions économiques occidentales n’ont pas été soutenues par les pays dominés. La Russie est très loin d’être devenue infréquentable sur la scène internationale, elle est même l’un des partenaires privilégiés des pays africains encore sous domination française (Mali, Centrafrique, Burkina Faso, etc.). Nous pouvons nous réjouir de voir ces pays se dégager des griffes de l’impérialisme français, mais pas de tomber dans celles d’un autre (perçu comme un allié contre les impérialismes hégémoniques). Quoi qu’il en soit, le monde devient « multi-polaire ». Les contradictions inter-impérialistes ne peuvent que s’accroître, l’Europe se remilitarise, et la lutte pour le repartage du monde nous entraîne progressivement vers une Troisième Guerre mondiale.

Quelle est donc, selon nous, la nature de la guerre russo-ukrainienne ?

Elle est la guerre inter-impérialiste par procuration entre les impérialismes hégémoniques occidentaux et l’impérialisme challengeur russe, c’est-à-dire entre l’alliance atlantiste, dont l’État ukrainien n’est que le proxy, et la Russie. La contradiction principale en Ukraine est celle entre deux camps impérialistes concurrents, luttant pour « le repartage du monde ». La guerre de la Russie en Ukraine est donc une guerre injuste.

Le conflit russo-ukrainien n’est pas la guerre anti-impérialiste de l’Ukraine contre la Russie. L’État ukrainien dépend très lourdement du soutien des impérialismes occidentaux pour son effort de guerre (logistique, approvisionnement en équipement et en munitions, finance, etc.), et les impérialismes occidentaux utilisent l’État ukrainien comme proxy pour faire la guerre à l’impérialisme challengeur russe. Zelensky et la bourgeoisie bureaucratique pro-occidentale qu’il représente, servent leurs intérêts capitalistes nationaux en servant les intérêts des impérialismes occidentaux, et ce tant économiquement que géopolitiquement.

L’invasion russe autant que l’implication de l’alliance atlantiste en Ukraine n’est que « la continuation de la politique par d’autres moyens », ici, de la concurrence pour l’exploitation d’un marché et le contrôle d’un État, qui a lieu entre deux camps impérialistes depuis les années 2000. Depuis le début de la guerre, le gouvernement de Zelensky a profité de la situation d’exception pour fluidifier le mouvement des capitaux occidentaux et intensifier l’exploitation du prolétariat ukrainien : criminalisation des syndicats, dérégulation du droit du travail, dérégulation des prix et politique d’austérité, dictée entre autres par l’Union européenne et le Fonds monétaire international (FMI). Il est cependant important de noter que ces politiques néolibérales ont été largement imposées à la bourgeoisie ukrainienne par ses « alliés » occidentaux : par exemple, sous couvert de mesures « anti-corruption », comme exigence à l’adhésion à l’Union européenne, ou comme condition à l’obtention d’un prêt du FMI (dont l’Ukraine est de plus en plus dépendante depuis 2014). La bourgeoisie bureaucratique pro-occidentale ukrainienne est à la fois une bourgeoisie dominée par les impérialismes occidentaux, et en lutte pour devenir impérialiste avec ceux-ci : l’Ukraine y est soumise et est leur prolongement.

Le conflit russo-ukrainien n’est pas la guerre inter-impérialiste de la Russie et de l’Ukraine. L’Ukraine n’est pas impérialiste elle-même. En effet, l’Ukraine fait partie d’un camp impérialiste en ce qu’elle est alignée sur l’alliance atlantiste contre la Russie, mais c’est un pays dominé par l’impérialisme russe (et les impérialismes occidentaux) qui ne possède pas d’empire impérialiste (sa propre sphère de domination sur des marchés). L’on ne peut donc pas parler de guerre inter-impérialiste « simple » (stricto sensu).

Le conflit russo-ukrainien n’est pas la guerre anti-impérialiste de la Russie contre les impérialismes occidentaux. La Russie est impérialiste elle-même. Si l’on peut dire que la Russie « résiste » contre les impérialismes hégémoniques, il est incorrect d’en conclure alors que sa guerre serait anti-impérialiste, car ce n’est pas un pays dominé et que sa « résistance » vise précisément à étendre et à consolider l’impérialisme russe (contre un autre camp impérialiste, en renversant la bourgeoisie pro-occidentale en Ukraine).

Le conflit russo-ukrainien n’est pas la guerre antifasciste de la Russie contre le « nazisme ukrainien ». La Russie n’a aucune velléité antifasciste, en invoquant la « dénazification » de l’Ukraine, Poutine n’a fait que piocher un casus belli dans la mémoire de l’histoire nationale russe : la Grande Guerre patriotique contre le IIIe Reich. Le nazisme et l’anticommunisme sont très implantés dans la société ukrainienne, en raison du rejet de l’héritage soviétique et de la construction d’une identité nationale anti-Russie, conduisant à l’apologie des Waffen SS ukrainiennes ou de figures collaborationnistes telles que Stepan Bandera. Le Bataillon Azov, ouvertement nazi, entre autres, est depuis le début de la guerre formellement incorporé dans l’armée régulière ukrainienne. Cependant, le nazisme n’est pas moins décomplexé au sein du Groupe Wagner russe, et la revendication d’une partie de l’héritage soviétique par la Russie n’est en rien l’expression d’une sympathie socialiste, ou même antifasciste, mais seulement de l’adhésion à une Russie forte — impériale.

Quid de « l’élément national » du conflit russo-ukrainien ?

Le conflit russo-ukrainien n’est pas la guerre de libération nationale du peuple ukrainien contre la Russie. L’Ukraine possède déjà un État national politiquement indépendant, la nation ukrainienne est déjà aussi libre politiquement qu’elle ne puisse l’être, en tant que nation intégrée dans le système impérialiste. La résistance nationale ukrainienne est aujourd’hui quasi exclusivement celle de l’État bourgeois ukrainien, avec le soutien plein et entier des impérialismes occidentaux, dont il dépend. Il existe en Ukraine un aspect populaire de libération nationale, là où la Russie occupe le territoire ukrainien, mais cet aspect n’est que très secondaire dans le conflit, et il n’existe que comme prolongement de l’État bourgeois ukrainien (dans sa continuité et intégré dans celui-ci).

Le conflit russo-ukrainien n’est pas la guerre de libération nationale des peuples russophones du Donbass. Cet aspect n’est également que très secondaire, et il n’existe aujourd’hui plus que comme prolongement de l’État bourgeois impérialiste russe. La lutte de libération nationale des russophones du Donbass est juste, mais celle-ci ne rend pas la guerre de la Russie en Ukraine juste : elle s’est complètement dissoute dans la guerre injuste de l’impérialisme russe.

Il est selon nous très important de comprendre l’importance réelle des luttes de libération nationale dans le conflit russo-ukrainien, c’est-à-dire la place des contradictions nationales dans l’ordre réel des déterminants. À cette fin, nous pouvons nous reposer sur un précédent historique : la guerre d’agression de l’Empire austro-hongrois contre la Serbie, qui causa par voie de conséquence le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

La lutte de libération nationale serbe était alors un mouvement de masse qui portait les aspirations de longue date d’une nation serbe unie, au sein de l’Empire austro-hongrois. Le royaume de Serbie lui-même n’était pas un pays impérialiste, mais un pays encore dominé par les puissances impérialistes. Pourquoi, donc, les internationalistes (dont les bolchéviques) n’ont-ils pas soutenu la Serbie dominée dans sa guerre défensive nationale contre l’Autriche-Hongrie impérialiste ? Lénine écrivait :

« L’élément national dans la guerre actuelle est représenté seulement par la guerre de la Serbie contre l’Autriche (comme l’a, du reste, souligné la résolution de la conférence de Berne de notre Parti). C’est seulement en Serbie et parmi les Serbes qu’il existe un mouvement de libération nationale datant de longues années, embrassant des millions d’individus parmi les “masses populaires”, et dont le “prolongement” est la guerre de la Serbie contre l’Autriche. Si cette guerre était isolée, c’est-à-dire si elle n’était pas liée à la guerre européenne générale, aux visées égoïstes et spoliatrices de l’Angleterre, de la Russie, etc., tous les socialistes seraient tenus de souhaiter le succès de la bourgeoisie serbe — c’est là la seule conclusion juste et absolument nécessaire que l’on doive tirer du facteur national dans la guerre actuelle. […]

Poursuivons. La dialectique de Marx, dernier mot de la méthode évolutionniste scientifique, interdit justement l’examen isolé, c’est-à-dire unilatéral et déformé, de l’objet étudié. Le facteur national dans la guerre serbo-autrichienne n’a et ne peut avoir aucune importance sérieuse dans la guerre européenne générale. […] Pour la Serbie, c’est-à-dire pour environ un centième des participants à la guerre actuelle, celle-ci est le “prolongement de la politique” du mouvement de libération bourgeois. Pour 99 pour cent, la guerre est le prolongement de la politique de la bourgeoisie impérialiste, c’est-à-dire caduque, capable de dépraver des nations, mais non de les affranchir. L’Entente, en “libérant” la Serbie, vend les intérêts de la liberté serbe à l’impérialisme italien en échange de son appui dans le pillage de l’Autriche.

[…] Ni dans la nature ni dans la société, les phénomènes n’existent et ne peuvent exister à l’état “pur” : c’est précisément ce que nous enseigne la dialectique de Marx, selon laquelle la notion même de pureté comporte un caractère unilatéral et étroit, empêche la connaissance humaine d’atteindre l’objet pleinement, dans toute sa complexité. Il n’y a et il ne peut y avoir au monde de capitalisme à l’état pur », car celui-ci est toujours additionné d’éléments féodaux, petits-bourgeois, ou d’autre chose encore. C’est pourquoi rappeler que la guerre n’est pas « purement » impérialiste, alors que les impérialistes mystifient scandaleusement les « masses populaires » en camouflant notoirement leurs visées de brigandage pur et simple par une phraséologie « nationale », c’est être un pédant infiniment obtus, ou un manœuvrier et un tricheur. […] Nul doute que la réalité ne soit infiniment variée, c’est la plus pure vérité ! Mais il n’est pas douteux non plus qu’au sein de cette infinie variété se dessinent deux courants fondamentaux et essentiels le contenu objectif de la guerre est le « prolongement de la politique » de l’impérialisme, c’est-à-dire du pillage des autres nations par la bourgeoisie déclinante des « grandes puissances » (et par les gouvernements de ces dernières) ; quant à l’idéologie « subjective » dominante, ce sont des phrases « nationales » propagées en vue de duper les masses. » (Lénine, « partie VI », La faillite de la 2de Internationale, 1915.)

Les enseignements de Lénine à ce sujet sont selon nous d’une grande clarté. Tout en reconnaissant que « l’élément national » existe, et qu’il est représenté « en Serbie et parmi les Serbes », il ajoute que celui-ci « n’a et ne peut avoir aucune importance sérieuse dans la guerre européenne générale. ». L’actuel conflit russo-ukrainien est selon nous analogue.

Aujourd’hui en Ukraine, l’élément national existe aussi sous diverses formes, du côté ukrainien ou russe, mais celui-ci ne permet pas de comprendre la nature réelle du conflit. Il est selon nous indéniable que soutenir la « libération nationale » ukrainienne, c’est soutenir l’État ukrainien et l’effort de guerre d’un camp impérialiste contre un autre. Ce même raisonnement s’applique aux luttes de libération nationale du Donbass dans le cas de l’État et de l’impérialisme russe. Autrement dit, soutenir une guerre de libération nationale, alors même que ce conflit est une guerre inter-impérialiste, c’est prendre le parti d’un impérialisme contre un autre, et in fine soutenir la guerre inter-impérialiste.

Soutenir la « libération nationale » de l’Ukraine, dans les conditions actuelles, ce n’est que soutenir la « défense de la patrie », c’est-à-dire se compromettre avec la bourgeoisie ukrainienne pro-occidentale et les impérialismes de l’alliance atlantiste.

Pour résumer, aujourd’hui en Ukraine, la contradiction principale est la contradiction inter-impérialiste. La contradiction entre l’Ukraine et la Russie, la contradiction entre les nations dominées du Donbass et l’Ukraine, la contradiction entre la nation ukrainienne et la Russie, et la contradiction entre le Travail et le Capital, sont des contradictions aujourd’hui secondaires en Ukraine. La guerre en Ukraine est principalement une guerre inter-impérialiste.

Nous n’excluons pas la possibilité qu’à court ou moyen terme, la contradiction entre l’Ukraine et la Russie ou entre la nation ukrainienne et la Russie devienne principal, si la contradiction inter-impérialiste devient secondaire (par exemple, avec l’abandon de l’Ukraine par les impérialismes de l’alliance atlantiste). Cependant, une telle évolution est imprévisible à l’heure actuelle, et une position communiste ne peut pas être élaborée ou adoptée sur la base d’expériences de pensées spéculatives — mais seulement en face d’une situation concrète.

Quelle est donc notre position sur la guerre russo-ukrainienne ?

Le premier impératif politique des communistes est de défendre l’autonomie politique de la classe ouvrière. Le camp des communistes en Russie, en Ukraine et dans le reste du monde, n’est jamais celui d’un camp impérialiste ou d’un autre, y compris celui d’un « moindre impérialisme ».

« En effet, la leçon la plus importante que la politique du prolétariat doit tirer de la guerre actuelle, c’est l’absolue certitude que ni en Allemagne, ni en France, ni en Angleterre, ni en Russie, le prolétariat ne peut faire sien le mot d’ordre : victoire ou défaite, un mot d’ordre qui n’a de sens véritable que pour l’impérialisme et qui, dans chaque grand État, équivaut à la question : renforcement ou perte de sa puissance dans la politique mondiale, de ses annexions, de ses colonies et de sa prédominance militaire. Si on considère la situation actuelle globalement, la victoire ou la défaite de chacun des deux camps est tout aussi funeste pour le prolétariat européen, de son point de vue de classe. C’est la guerre elle-même, et quelle que soit son issue militaire, qui représente pour le prolétariat européen la plus grande défaite concevable, et c’est l’élimination de la guerre et la paix imposée aussi rapidement que possible par la lutte internationale du prolétariat qui peuvent apporter la seule victoire à la cause prolétarienne. » (Rosa Luxemburg, « La lutte contre l’Impérialisme », La crise de la social-démocratie, 1915.)

En France, nous considérons que la priorité des communistes est de lutter contre « notre » propre impérialisme : l’impérialisme français, et donc l’alliance d’impérialismes occidentaux dont il fait partie et dans laquelle il concurrence l’impérialisme russe. Inverser l’ordre des priorités, en luttant d’abord contre l’impérialisme russe, serait une faute politique grave : la compromission avec « son » impérialisme et sa bourgeoisie.

Certains en France ont comparé Poutine à Hitler, pour justifier leur lâcheté sociale-chauvine à grand renfort de comparaisons absurdes entre le nazisme et le « poutinisme » : ceux qui défendent une telle position ne sont en rien différents des néoconservateurs (la défense de l’impérialisme sous la bannière de la démocratie et de la morale), et ne sont en rien des internationalistes. Cette rhétorique belliqueuse pro-impérialiste, camouflée derrière la dénonciation du « fascisme poutinien », n’est fondée sur aucune analyse sérieuse ni du conflit russo-ukrainien (en particulier) ni du fascisme (en général), et ne fait qu’offrir la phraséologie « rouge » dont le chauvinisme de la petite-bourgeoisie de gauche a besoin — pour se prétendre autre chose que ce qu’il n’est vraiment. Ce que nous observons dans la gauche révolutionnaire française, plus d’un siècle après la Première Guerre inter-impérialiste mondiale, c’est la résurrection du Manifeste des Seize de Kropotkine et de la 2de Internationale du « renégat Kautsky ».

Nous défendons que le peuple ukrainien ne peut connaître aucun salut de la part de « nôtre » impérialisme. Si aujourd’hui le peuple ukrainien connaît une guerre sur son sol et une exploitation plus féroce, c’est parce qu’il est déchiré par l’impérialisme, dont le « nôtre » ! Il n’y a pas d’impérialisme plus « humain », plus « civilisé », ou plus « démocratique » qu’un autre : l’impérialisme, c’est la barbarie cynique et hypocrite. Aujourd’hui, le peuple ukrainien est un peuple martyr de l’impérialisme : « L’Ukraine meurt pour la grandeur des empires ».

Pour émanciper le prolétariat russe et ukrainien de l’impérialisme et de la dictature de « leur » bourgeoisie le défaitisme révolutionnaire est la stratégie communiste. L’application concrète de cette stratégie — comme toutes les stratégies — dépend des conditions concrètes dans lesquels sont placés les communistes (qui sont très différentes aujourd’hui qu’à l’époque de la Première Guerre mondiale). Cependant, le défaitisme révolutionnaire reste aujourd’hui la seule stratégie qui puisse permettre au prolétariat de ne pas liquider son autonomie politique de classe dans la politique impérialiste, et ainsi de basculer dans la contre-révolution sociale-chauvine. L’action consciente et organisée des communistes doit œuvrer à transformer la contradiction entre le Travail et le Capital, d’une contradiction secondaire, en contradiction principale : mettre la révolution communiste à l’ordre du jour.

« Effectivement, la guerre crée une situation révolutionnaire ; elle engendre un état d’esprit révolutionnaire et une effervescence révolutionnaire dans les masses ; elle suscite partout, dans la meilleure partie du prolétariat, une prise de conscience du danger mortel que représente l’opportunisme et accentue la lutte contre ce dernier. Le désir de paix qui grandit dans les masses laborieuses traduit leur déception, la faillite du mensonge bourgeois sur la défense de la patrie, le début de l’éveil de la conscience révolutionnaire des masses. En utilisant cet état d’esprit pour leur agitation révolutionnaire, sans se laisser arrêter par l’idée de la défaite de “leur” patrie, les socialistes ne tromperont pas le peuple par l’espoir illusoire d’une paix prochaine et de quelque durée, démocratique et excluant l’oppression des nations, par l’espoir du désarmement, etc., sans un renversement révolutionnaire des gouvernements actuels. Seule la révolution sociale du prolétariat ouvre le chemin à la paix et à la liberté des nations. » (Lénine, Projet de résolution de la gauche de Zimmerwald, 1915.)

Nous soutenons donc que, dans les guerres inter-impérialistes, la stratégie juste est toujours :

« de développer la conscience révolutionnaire des ouvriers, de les unir dans la lutte révolutionnaire internationale, de soutenir et de faire progresser toute action révolutionnaire, de chercher à transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme. » (Lénine, Projet de résolution de la gauche de Zimmerwald, 1915.)

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