Un génocide venu du ciel ?
Ultime étape, la question des bombardements sur les populations civiles. Ils ont parfois été qualifiés de « génocide venu du ciel ». Ainsi, le militant trotskiste Jörg Friedrich publie, en 2002, Der Brand. Deutschland im Bombenkrieg 1940-1945 (trad. Fr. l’Incendie. L’Allemagne sous les bombes, 1940-1945), lequel ciblait les bombardements Anglais et Américains sur l’Allemagne. Si l’auteur partait d’une analyse intéressante sur les buts et les moyens de cette guerre. Il allait jusqu’à mettre sur le même plan Alliés et nazis. Ainsi, il a décrit les raids comme une Shoah venue du ciel. Le choix des parallèles à d’ailleurs choqué les Allemands comme les Anglo-saxons. Les pilotes sont nommés Einsatzgruppen, les abris en feu des fours crématoires, les victimes gazées,les bibliothèques brûlées des autodafés de livres, tandis que l’auteur allait jusqu’à mettre en parallèle la déshumanisation des Allemands et la « déshumanisation des Juifs par les nazis ». Le fait que Friedrich ne rappelle pas que la guerre avait été commencée par l’invasion Allemande a eu tendance à faire écho aux « ils se valent » des militants trotskistes lambertistes en juin 1944.
Mais si certaines expressions sont douteuses, le cœur du sujet mérite d’être abordé.
Au regard des intentions de la part des anglo-américains, rien ne permet d’indiquer une volonté exterminatrice en tant que telle. Ni les Anglais, ni les Américains n’ont montré une volonté claire et définie de mettre fin à l’existence du peuple Allemand.
Cependant, il est indéniable qu’un choix a été fait pour hausser considérablement le nombre de victimes civiles, en particulier chez les ouvriers et ouvrières. Il faut cependant être juste. Les raids de terreur sont récurrents dans les années 30. Les aviations françaises, anglaises, italiennes, vont s’en donner à cœur joie. Un homme s’est d’ailleurs illustré dans leur usage : l’anglais Arthur Travers « bomber » Harris. Nous y reviendrons. Mais le fait de franchir la ligne rouge, d’oser l’employer contre les Européens, revient aux Allemands. D’abord à Guernica, pendant la guerre civile espagnole, puis contre Varsovie et Rotterdam. C’est un casus belli qui permet de s’affranchir de limites morales.
Du côté de l’oncle Sam.
En Europe, les Américains ont misé, à l’origine, sur un illusoire « bombardement de précision » qui ciblait les usines militaires. Ces bombardements de précision n’ont pas eu le succès escompté, et ont causé de nombreuses victimes civiles. L’intention demeure louable. Il est par contre invraisemblable de faire ce qui est visible dans Memphis Belle, croire qu’un bombardier ne larguera pas ses bombes sur une usine, s’il pense qu’il peut tuer les enfants d’une école attenante. D’ailleurs, dans les faits, devant l’imprécision des raids, le carpet bombing a été mis en place : le bombardier maître de la formation vise, et tout le monde lâche ses bombes en même temps. Cette méthode est non seulement peu efficace, mais meurtrière pour les civils. En l’employant sur la France, notamment Rouen ou Boulogne-Billancourt, ces méthodes vont même réussir à gêner les anglais.
Cette tendance au durcissement s’est accrue tout au long de la guerre. Ainsi, il a été ordonné, durant la dernière phase de la guerre, de faire mitrailler tout personne en zone de front par les chasseurs bombardiers. Chuck Yeager, l’homme qui franchit le mur du son, écrivait : « Des atrocités furent commises par les deux camps. […] Une zone de cinquante miles sur cinquante à l’intérieur de l’Allemagne fut assignée à nos soixante-quinze Mustangs et ils reçurent l’ordre de mitrailler tout ce qui bougeait. Le but était de démoraliser la population allemande. […] Si quelqu’un avait refusé de participer (et, autant que je me souvienne, personne ne refusa), il aurait probablement été traîné en cour martiale. »
Dans le Pacifique, par contre, les bombardements ont été sur d’autres cibles. Il est certain que la distanciation raciale, en plus des conséquences de Pearl Harbor, jouent. Curtiss LeMay, qui s’occupait des opérations aériennes, a choisi de désigner les quartiers résidentiels en grande priorité plus que les usines. Les Américains se sont rendus comptes de la vulnérabilité immense des villes japonaises, souvent faites de bois. Les détruire était aisé.
Les bombardements de Tokyo, qui ont fait plus de 130 000 morts, s’inscrivent dans cette logique de tuer le maximum de civils. Dans l’ensemble, la très grande majorité des agglomérations d’importance vont recevoir la visite nocturne des B-29. Dans les dernières phases de la guerre, la marine et les chasseurs bombardiers vont également être de la partie.
L’usage de l’arme nucléaire est l’aboutissement ultime. Hiroshima et Nagasaki étaient des cibles sans grand intérêt. Le Japon est aux abois. Il a laissé entendre qu’il était prêt à négocier, en employant l’URSS comme intermédiaire. Dans les discussion, les diplomates sentent les Soviétiques indisposés. Ils ont prévu d’entrer en guerre le 15 août, à la demande des Alliés. Cependant, entre temps, l’annonce du succès du projet Manhattan rend cette intervention inutile à Truman, voire même gênante.
L’anéantissement par le feu nucléaire à nourri un grand nombre de spéculation. Il permet d’économiser un débarquement coûteux. Il permet de donner un prétexte à l’Empereur pour capituler. Il est un avertissement à l’URSS. Il est aussi un moyen de gagner du temps et d’éviter d’avoir à faire des concessions plus tard. la pondération de ces raisons peut laisser une place à l’interprétation, leur conséquence, en revanche, est parfaitement connue. Plusieurs hauts gradés sont pour larguer la bombe sur le mont Fuji. Mais finalement, la « solution » retenue est de frapper les civils. Si Les 6 et 9 août 1945, deux villes sont réduites en poussière. Les Japonais eux-mêmes mettent plusieurs jours à comprends ce qu’il s’est passé. On ne peut pas ne pas parler du bien malchanceux Tsutomu Yamaguchi, en voyage d’affaire à Hiroshima le 6. Blessé. Mais rentré chez lui le lendemain…à Nagasaki. Il est la seule personne à avoir survécu à deux bombardements nucléaires.
Cet emploi du feu nucléaire à d’ailleurs eu un effet paradoxal. Une grande partie de l’équipe de conception était formée de très grands génies de la science, mais qui n’étaient pas particulièrement des bellicistes. La vision de la dévastation les convaincu, dans leur quasi-intégralité, qu’il fallait à tour prix éviter qu’un seul pays possède le monopole de l’arme atomique. Un nombre important vont collaborer avec le NKVD pour transmettre à l’URSS les secrets de l’arme. Si Julius et Ethel Rosenberg sont arrêtés et exécutés, ils étaient des agents subalternes. Enrico Fermi, Robert Oppenheimer, Niels Bohr… ont tous plus ou moins collaboré. 1
Chez les anglais.
Si les Américains ont fait un « deux poids, deux mesures » en fonction des cibles (et, probablement des ethnies aussi), les anglais se sont démarqués par leur constance. Harris, qui dirigeait le Bomber Command, avait porté immédiatement le choix vers des « bombardements de zone », visant la population. Son but était de briser le moral et le soutien au régime par la terreur, mais également explicitement d’anéantir la main-d’œuvre. Le choix des armes, avec des bombes favorisant les incendies bien plus que la destruction des machines-outils, ont illustré cela.
Ce n’était pas dénué de raison. Les bombardiers anglais étaient de véritables camions à bombes. Ils n’avaient pas la « précision » de leurs homologues américains. Vulnérables, ils volaient de nuit. Mais les anglais ont démontré, avec le développement de la guerre électronique, qu’ils pouvaient être d’une précision redoutable sur des cibles précises. Les DH.98 Mosquito étaient capables de pouvoir frapper avec efficacité des lieux stratégiques. Cependant, malgré leur efficacité, le choix est demeuré axé sur les lourds bombardiers quadrimoteurs.
Il existait un lobby des bombes, un lobby des bombardiers lourds… la Vickers-Armstrong company appuyait de tout son poids le maintien de cette politique. Elle avait également le soutien le plus total des politiciens, Churchill en tête.
Ainsi, Hambourg, Cologne, ont connu les tempêtes de feu causées par les bombes incendiaires. (Coventry et Stalingrad aussi, en toute équité). Ces visites ont culminé avec Dresde. Dresde, en 1945, est une ville à proximité du front. Elle est remplie de réfugiés. Elle est un nœud ferroviaire et la 7e ville industrielle d’Allemagne. Elle subit raids après raids, USAAF et RAF se relayant nuit et jours. Cet acharnement et le très grand nombre de victimes (entre 30 000 et 140 000) ont soulevé un grand nombre de questions. Ville destinée à être occupée par l’URSS, est-elle alors jugée « à annihiler » ? Est-ce une démonstration de force ? Difficile à dire. Toujours est il que le sujet est pris en main par les néo-nazis et par les négationnistes. L’influence de David Irving, négationniste anglais, est particulièrement forte sur cette question. Un grand nombre de mythes sont issus de sa plume.
Des morts justifiés ?
600 000 Allemands et Allemandes sont mortes sous les bombes. Environ 350 000 Japonais et Japonaises. Aussi, à souligner, 60 000 Français et Françaises sous les bombardements Alliés. Ceux-ci perdent plus de 200 000 aviateurs dans ces raids. Ces morts ont ils permis d’écourter la guerre ?
Ces bombardements ont bien moins nui à la capacité de production de l’Allemagne qu’annoncé initialement. La production d’avions et de chars atteint un sommet en fin 1944. De ce point de vue, c’est un échec en tant que moyen de mettre à genoux l’Allemagne. En termes d’efficacité pure, les raids sur les raffineries et le soutien tactique aux forces aux sols ont été bien plus efficaces, et moins meurtriers pour la population. L’opération Tidal wave, par exemple, qui a frappé les centres pétroliers de Ploesti, avait, dès août 1943, montré la très grande vulnérabilité de ces centres. Pourtant ils ne sont devenus prioritaires qu’en septembre 1944. En dépit de l’efficacité importante de ces raids, ils sont restés l’apanage de l’USAAF.
Sur les villes ou sur les sites industriels, ils ont détourné, en revanche, un grand nombre de ressources et de main d’œuvre. Ils ont obligé à limiter la couverture aérienne à l’Est, tout comme à immobiliser plus de deux millions de personnes pour une défense antiaérienne incapable d’arrêter les vagues de bombardiers. On estime qu’il faut en 1942 4 057 obus par avion détruit. En 1944, il en faut 33 0002, ce qui fait que la DCA absorbe près d’un million d’obus par mois, soit 20 % de la production, et 30 % de tous les canons produits.
Aspect essentiel, l’usure de la Luftwaffe. L’absence de tout sanctuaire pour le Reich usait les avions, obligeait à une consommation immense de carburant. Elle usait surtout les pilotes, lesquels n’avaient jamais de repos, et ne pouvaient non plus trouver le temps de former une génération capable de prendre le relève. Ainsi, lors du débarquement en Normandie, il est matériellement impossible à l’aviation Allemande de protéger à la fois l’Est, le Reich, et de frapper les plages du débarquement.
Avant cette date, un point non négligeable : ils sont le moyen principal de pouvoir agir pour les alliés. Psychologiquement, cela a joué un rôle d’ampleur.
Mais l’efficacité, même dans cette guerre atroce, remet-elle en cause le fait que ces raids aient pu être des crimes en soi ? Même lorsque ceux-ci ont pu être faits, pour citer le titre de l’ouvrage de Vassili Grossman Pour une juste cause ? La question n’en finit pas d’être débattue. Elle n’a probablement pas de réponse précise.
Toujours est-il qu’ils tendent à montrer que la guerre ne se marie pas avec les conventions, avec la propreté. Elle pousse logiquement, comme tout phénomène d’entropie, à plus de brutalité et de violence.
Rendre hommage.
Nous avons voulu, dans ce texte, aborder la question de l’hommage d’une manière critique pour une raison fondamentale. Si nous replaçons la guerre impérialiste, la guerre raciste et la guerre coloniale dans une autre dimension, si nous la traitons comme le paroxysme de la folie, nous nous rendons vulnérables. Nous nous rendons vulnérables au fait de comprendre comment, depuis un monde qui n’est pas différent de celui d’aujourd’hui, des hommes et des femmes pas si différentes de nous, ont pu être pris dans un maelström de violence. Ni le nazisme, ni le fascisme, ni le militarisme ne sont des maladies d’autre temps et d’autres lieux. L’histoire n’est pas terminée et s’écrit toujours, toujours avec des lettres de sang.
75 ans après, nous pensons qu’il est plus que jamais important de rendre hommage à celles et ceux qui ont combattu, de quelque manière que ce soit, le nazisme, le fascisme et le militarisme. Il est d’autant plus important de le faire que les conditions pour une nouvelle crise meurtrière sont réunies.
En dépit du « plus jamais ça », non seulement le nazisme, dans son fond, n’a pas été éradiqué, mais ses ramifications tentaculaires sont toujours actives. Tant qu’il existe l’impérialisme, le capitalisme, la réaction, il existera une place dans l’écosystème politique pour un nazisme-bis. Parce qu’il est un moyen éhonté pour les exploiteurs, pour les exploiteuses, pour perpétuer, défendre et étendre leur ordre. Il reste une arme de crise. Si nous remisons le nazisme, le fascisme, le militarisme au rang des accidents de l’histoire, si nous le plaçons dans une dimension intégralement distincte de la démocratie libérale, nous nous privons des moyens d’en déceler les prémices.
La pandémie de COVID-19, qui nous prive des célébrations de ce 8/9 mai, nous montre que, contrairement aux thèses de Fukuyama et de la fin de l’histoire, nous sommes replongés dans la crise économique, sociale et politique d’une profondeur importante. Dans une crise qui prend des accents sinistres. A nouveau, les tensions crispent les États. L’hypothèse d’un affrontement entre la Chine et les USA, l’hypothèse d’un effondrement rapide de l’Europe. L’hypothèse de l’émergence de nouveaux régimes fascistes, racistes et prêts au pogroms.
Dans les discours qui mentionnent l’islamo-gauchisme, ce sont les mêmes éléments fondamentaux que ceux qui ont donné naissance au judéo-bolchevisme. Ces discours de haine, ces discours de division doivent être combattus.
C’est comme cela que nous rendons hommage aux victimes et aux combattants et combattantes de la Liberté. Au soldat mort en Normandie, à la partisane Yougoslave, au FTP-Main d’Oeuvre Immigrée, à la pilote de l’aviation soviétique, au combattant coréen qui libérait son pays, au Tommy tombé à Villers-Bocage, à la résistante Allemande qui a dit « non »…Mais aussi à ceux et celles qui ont, dans les champs, dans les trains, dans les usines, porté ces fronts.
Et à ceux qui n’avaient rien demandé. Qui ont subit cette guerre. Qui, parce que né Juif, née Tzigane, se sont retrouvés un matin dans un train vers la nuit et le brouillard. Ceux et celles qui se sont trouvés dans le viseur Norden d’un bombardier. Ceux et celles qui ont reçu un V1 ou un V2. Ceux et celles qui ont été empoisonnés, torturés, violés par des soldats d’un pays qu’ils ou elles ne connaissaient pas.
Rendons leur hommage en détruisant les causes de toutes les guerres.
En luttant contre le capitalisme et l’impérialisme.
En luttant contre le colonialisme et le néo-colonialisme.
En luttant contre le fascisme et son influence dans les masses.
En luttant pour la révolution socialiste et pour la paix.
En menant jusqu’au bout la lutte des classes pour éradiquer l’exploitation et l’oppression.
En faisant en sorte que demain ne soit pas avant-hier.
1A lire à ce sujet, les mémoires de Soudoplatov, qui a géré ces réseaux.
2Les obus de DCA Allemands ne possédaient pas de fusée de proximité qui leur permettaient d’être efficace en passant à proximité de la cible. A titre de comparaison, avec l’adoption de ce système et de calculateurs analogiques, la DCA alliée s’est montrée autrement plus redoutable.