100 jours de guerre (1/2)

Après cent jours de conflit entre la Russie et l’Ukraine, il nous paraît important de faire un bilan rapide de la situation et de ses conséquences.

L’opération spéciale initiée par le gouvernement Russe a fait long feu. Ce qui devait être une opération « indolore », supposée atteindre ses objectifs en profitant de la stupéfaction du reste du monde, est devenu une guerre d’usure dont l’arme principale est l’artillerie. La Russie semble avoir atteint l’exact opposé des objectifs qu’elle s’était fixé : neutraliser l’Ukraine et la maintenir hors de système d’alliance occidental. En dernière instance, elle parachève le processus entamé en 2014, celui de l’émergence d’une nation ukrainienne soudée (avec une narration construite autour de personnages parfois ultra-réactionnaires), celui de l’avancée de l’OTAN vers les frontières Russes et celui de l’isolement de la Russie vis-à-vis de l’Europe. Nous sommes solidaires de l’Ukraine et des ukrainiens et ukrainiennes. La lutte contre l’invasion est une lutte légitime, cependant, nous ne pouvons pas oublier non plus que cette invasion fait partie d’un engrange dans lequel la Russie a été prise contre son gré.

Dans la grande confrontation entre les puissances mondiales, la situation de la Russie apparaît comme singulièrement difficile. Aucune des puissances dominantes ne peut accepter qu’elle puisse se développer librement, même après avoir perdu son régime communiste. C’est là une conséquence d’une représentation de la géopolitique dominée par les écoles successives de Mahan, Mackinder, Spykman ou Brzezinski. De plus, son affaiblissement, consécutif à la fin de la guerre froide, a permis à l’UE et à l’OTAN de prendre position sur les territoires de l’ex-URSS. Il est d’ailleurs notable que les stratèges américains, notamment Kennan (le concepteur de la théorie du containement) ou Brzezinski considéraient que cette expansion exagérée risquait de ruiner, en dernière instances, leurs efforts pour maintenir la Russie dominée. Au lieu d’être intégrée comme un partenaire par les puissances impérialiste occidentale, la Fédération de Russie a continué à être traitée comme une paria, comme une puissance de seconde zone ou comme une menace. Les mêmes causes donnant des effets similaires, la Russie ressemble un peu à l’Allemagne des années 1920-1930 : un vaincu traité avec mépris, ce qui nourrit un sentiment de revanche. Un engrenage de méfiance et de tension s’est donc initié, dans lequel la peur des pays frontaliers de la Russie et la volonté d’autoprotection de cette dernière ont conduit à une spirale infernale. Plus « l’étranger proche » de la Russie avait peur, plus il allait vers l’occident. Plus il allait vers l’occident, plus la Russie avait peur. Plus elle avait peur, plus elle usait de pressions sur cet étranger proche. Plus ces pressions étaient fortes, plus cet étranger continuait de s’éloigner.

L’influence russe.

L’influence Russe est depuis longtemps pointée du doigt et diabolisée. Pourtant elle n’a rien d’exceptionnelle : comme tout acteur géopolitique, la Russie essaie forcément d’avoir une influence sur ses partenaires comme sur ses adversaires. Tous les pays le font, avec des moyens nettement plus importants : les USA avec le National Endowment for Democracy, la France avec la Francophonie, la Chine avec les instituts Confucius, le Qatar avec Al Jazeera et AJ+… Ces stratégies d’influence servent à modeler l’environnement économique et géopolitique de ces puissances grandes ou moyennes. Seulement, l’influence russe dérange plus, notamment parce qu’elle rencontre un succès certain dans certaines régions du monde. Tandis que l’Occident évoque la période de la colonisation, la dimension a-occidentale de la Russie est appréciée. Selon l’adage « La Russie n’a pas d’amis, elle n’a que des partenaires », la Russie accepte de mener des accords avec l’intégralité des acteurs politiques et géopolitiques, sans jamais chercher à les enfermer dans des accords les liant. Ses partenariats ne s’accompagnent ni d’accords contraignants, ni d’exigences en termes de fonctionnement interne des États ou des régimes. De plus, la politique hypocrite des démocraties libérale, qui consiste à formuler constamment des exigences moralistes et à ne pas les respecter, ne se retrouve pas chez la Russie. Cela se voit dans la manière dont les condamnations et les sanctions ont été prononcées à son encontre : beaucoup l’ont condamnée, mais la grande majorité des pays en dehors de la « communauté internationale » des puissances occidentales, n’ont pas voulu se priver de commercer avec elle.

La Russie sert également de bouc-émissaire pour toute une série d’événements. On se rappelle les propos de Blanquer sur les fameux hackers russes qui auraient saboté le site du CNED. Dernièrement la Russie est même accusée d’avoir une responsabilité dans la gestion ratée de la finale de la ligue des champions. On parvient à un degré de mensonge invraisemblable qui non seulement ridiculise celui qui le profère, mais contribue aussi à accentuer chez le gouvernement russe le sentiment que l’Occident n’est pas un partenaire, mais un ennemi.

Le choix de la guerre.

L’échec diplomatique est dû à un certain nombre de facteurs. D’une part, la vision du monde russe se nourrit d’une croyance en l’inéluctabilité du conflit. Il existait un créneau pour tenter un coup de force, mais celui-ci n’a pas marché. D’autre part, certains voulaient attiser cette montée en tension : des ultras ukrainiens, pour provoquer un cataclysme par lequel ils pourraient régler son compte à la Crimée et au Donbass ; mais aussi les USA, qui pouvaient, grâce à cette opération, enterrer le pipe-line North Stream 2 et ainsi punir l’Allemagne. En revanche, en dépit de défauts et de faillites, rien ne peut montrer que le président Zelenski ait fait preuve de duplicité dans ses négociations.

Les accusations de l’Ukraine comme étant un pays fascisé et nazifié nous paraissent irréalistes. Pour s’appliquer, elles demanderaient alors une extension extraordinaire de la définition de ces termes. Terre d’enjeux géopolitiques, la politique interne à l’Ukraine est pour autant fatalement clivée et brusquée. L’interdiction de plusieurs partis doit être lue à la lumière de ce siège géopolitique. En témoignent aussi les lois sur la langue russe prises après 2014, lesquelles étaient discriminantes à l’encontre des locuteurs du russe. Ces lois avaient pour vocation de forcer la création d’un état linguistiquement homogène et illustraient la peur d’une Ve colonne russophone – peur qui ne s’est d’ailleurs pas avérée crédible.

La décommunisation a été aussi soulignée, mais elle reflète tout autant un authentique anticommunisme qu’une manière de couper les ponts avec la Russie. Dans l’ensemble, la population du pays, pour peu qu’elle ait connu cette période, regrette souvent les années 70-80 et la vie simple de l’époque. En effet, l’Ukraine s’est appauvrie depuis la fin de l’URSS et a été touchée par des maux terribles, notamment le pillage continuel par les oligarques locaux quels qu’ils soient. Si l’invasion russe est un mal terrible, le mépris des gouvernements précédents à aussi fait souffrir la population d’Ukraine. Zelenski, élu sur un programme anti-corruption, n’a été qu’une remédiation partielle du problème tant il est profond. Il faut cependant lui accorder un certain crédit : il a été la marionnette de l’oligarque Ihor Kolomoïsky, pourtant, il a fait voter une série de lois qui ont entravé ses activités et l’ont empêché de reprendre le contrôle de la PrivatBank, la plus grande banque d’Ukraine.

Quant à l’activité des organisations néo-nazie, Anna Colin Lebedev a d’ailleurs produit une étude particulièrement intéressante sur la question des régiments comme Azov ou des organisations comme Pravy Sektor1. Elle a montré leur implantation relativement faible et leur absence d’homogénéité politique. Les références à la Grande Guerre Patriotique et à la lutte contre l’occupant nazi ont été au moins aussi importantes que celles à l’OUNA et aux collaborationnistes. Mais, en dehors de la question interne à l’Ukraine, la présence de symboles d’extrême-droite banalisée par les médias occidentaux donne un très mauvais signal au reste du monde.

Dans le bourbier ukrainien.

La situation sur le terrain ne peut qu’évoquer la Première Guerre mondiale, avec une inégalité féroce entre capacités offensives et capacités défensives. Cela ne concerne pas uniquement l’armée Russe et l’armée Ukrainienne, mais bien l’ensemble des forces militaires. Ainsi, les armes portatives de l’infanterie, l’exemple le plus remarquable a été le missile Javelin, rendent les percées menées par les blindés extrêmement coûteuses. Les petits drones à faible signature radar, à l’image du drone turc Bayraktar, ont permis de contourner la suprématie aérienne russe. L’armée ukrainienne, dont les éléments lourds sont paralysés, agit donc comme une immense techno-guérilla.

Cependant, si elle empêche la Russie d’avancer, si elle rend illusoire l’idée d’une percée du front (puisque l’ensemble de la population ukrainienne peut potentiellement posséder et utiliser ces armes), elle ne permet pas de pouvoir reprendre le terrain perdu. Aussi, cette sensation d’encerclement et cette absence de zones sécurisées attise des comportements violents de la part de l’armée russe. Si certains comportements de la part de soldats russes n’ont rien de surprenant (pillages, viols, violences…etc.) et sont le propre de la quasi-intégralité des armées, d’autres sont plus atypiques. Les massacres de civils à Boutcha, dans la banlieue de Kiyv sont ainsi inexplicables. Lorsqu ils ont eu lieu sur d’autres théâtres d’opération, ils étaient le plus souvent le résultat de campagnes de déshumanisation menées par les officines de propagande. Mais dans le cas présent, la position du gouvernement Russe était plus de dire qu’il s’agissait de frères et de sœurs tenues en otage par un « gouvernement nazi. » Les services secrets Allemands, qui ont intercepté des communications entre troupes russes, ont déclaré que ces atrocités semblaient faire partie de la doctrine standard de l’armée, dans le but de paralyser de peur les civils.

Génocide ?

Pourtant, la notion de génocide nous paraît inappropriée. Cela ne vise pas à diminuer la reconnaissance de la souffrance des civils, mais cela vise à pouvoir l’analyser, la comprendre, et finalement aussi à restituer la réalité des processus qui ont amené ces souffrances. Le terme de génocide est un peu une carte joker. Elle est l’arme nucléaire de la morale. Cependant, tout comme l’arme nucléaire, cette appellation demande un usage raisonné. Tout comme la doctrine des « représailles massives » de Foster Dulles n’avait aucun sens dans la guerre froide – envoyer les bombes atomiques dès que quelqu’un bouge une oreille est inapplicable, la doctrine qui consiste à qualifier toute action violente de génocide, ou tout régime ennemi de totalitaire, est stupide. Elle contribue à remplacer l’analyse par l’émotion, à niveler toute les violences et tous les régimes. Elle revient à ne plus rien comprendre et à naviguer à vue.

Dans cette guerre, il y a des crimes qui ont été commis et que l’État Ukrainien est légitime à juger. Cependant, il n’existe pas de preuve que ces opérations soient destinées à éliminer une partie de la population ukrainienne. Elles évoquent plus les actes de violence envers des civils dans les zones où des guérillas sont actives et où les forces d’occupation paniquent. Elles sont du même ordre que les actions en Irak, en Afghanistan, mais aussi au Vietnam ou en Algérie. La guerre d’une armée contre une nation est systématiquement une guerre qui pousse à ce que la violence transgresse les limites entre les troupes régulières et les civils. Dire, comme Zelenski l’a fait devant la Knesset d’Israël, que la Shoah et l’invasion de l’Ukraine sont sensiblement la même chose, n’a pas servi sa cause.

L’issue de la guerre est incertaine. La victoire est hautement improbable et la négociation est rendue compliquée par l’accumulation de rancœur d’un côté, et par les sunken costs d’une opération ratée de l’autre. En somme, aucun camp de peut gagner, donc il faut que l’un accepte de perdre. Peut-être qu’une issue négociée est possible, si les uns et les autres parviennent à trouver un terrain d’entente. Mais dans dans tous les cas, toute possibilité de coopération entre la Russie et l’Ukraine est morte et enterrée pour au moins une génération entière.

1Les Combattants Et Les Anciens Combattants Du Donbass : Profil Social, Poids Militaire Et Influence Politique

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