La guerre désirée – par les bourgeoisies.

1914-1918 : le centenaire.

Partie 2 : La guerre désirée – par les bourgeoisies.

E.Vertuis

Chaque bourgeoisie s’est investie dans cette guerre atroce. L’historien Jacques R. Pauwels a ainsi travaillé sur la question des raisons des entrées en guerre des différents Etats. Dans 1914-1918 : la grande guerre des classes, il fait un retour sur la boucherie impérialiste.

A l’exception de la Serbie, qui ne pouvait que rejeter l’ultimatum Austro-hongrois -conçu d’ailleurs pour être inacceptable, et hormis la République de Chine qui croyait naïvement pouvoir chasser certains occupants en entrant dans le conflit, tous les camps se valent. Chacun recherche l’affrontement, ou cherche à pousser l’autre à l’affrontement, pour des raisons on ne peut plus crapuleuses. Cela demande de revenir un brin en arrière, tant dans l’histoire de la diplomatie que dans l’histoire de l’économie.

Car ce qui caractérise cette guerre, c’est sa veulerie et sa crapulerie.

Durant le XIXe siècle, les jeux de la diplomatie européennes poussent à essayer de créer un équilibre entre les différentes puissances. Chaque nation garde en mémoire le souvenir de l’aventure napoléonienne et des ravages qu’elle a pu causer, et la ligne directrice de chaque empire, royaume ou république, est de tenter de limiter les risques d’apparition d’un hégémonie nouvelle. La Sainte-Alliance, fondée en 1815, avait pour but de veiller à cela, en faisant appel à des valeurs religieuses surannées, rassemblant la Prusse, l’Autriche et la Russie. Véritable chape de plomb contre le développement des aspirations à la liberté, elle a fait de la première partie du XIXe siècle un contre-coup de l’élan révolutionnaire de la fin du XVIIIe.

Cette politique s’est peu à peu décantée, donnant naissance progressivement à des puissances globalement équilibrées, mais, de ce fait, intrigant constamment les unes contre les autres. Une Allemagne ciblant l’Autriche, mais se méfiant d’une alliance entre France et Russie, une Autriche tentant de maintenir un souffle de vie dans la Sainte-Alliance, tout en tenant de se liguer avec l’Allemagne pour éviter une descente vers l’Adriatique de la Russie. Un Empire Ottoman grignoté de toute part, mais trouvant dans des amitiés avec l’Allemagne la possibilité de se maintenir, une France essayant de se lier avec la Russie pour emprisonner les puissances centrales… Et une Angleterre soufflant le chaud et le froid, voulant à tout prix maintenir la division.

Ce jeu d’équilibre aurait pu continuer éternellement si, parallèlement à cela, le capitalisme n’était pas rentré dans une nouvelle phase, celle de l’impérialisme.

A la fin du XIXe siècle, un bouleversement s’est produit dans le fonctionnement du capitalisme. Les besoins de capitaux toujours plus grands des industries les ont poussées à se rapprocher et à fusionner avec les banques. Les capitaines d’industries se sont alors mués en investisseurs, toujours à l’affût des placements les plus juteux. Or, si le marché national pouvait être intéressant pour les produits de consommation, pour la vente de marchandise, des profits incommensurables se trouvaient par delà les mers et les océans. Pour les engranger, il faut des conquêtes. Pour réaliser ces conquêtes et les tenir, les bourgeoisies s’appuient -et s’appuient toujours- sur les Etats, sur les armées. Les pavillons nationaux sont avant tout les pavillons des cartels, des trusts, des monopoles industriels et bancaires.

Alors que les conquêtes coloniales, commencées avec la conquête de l’Amérique, servaient à la base à découvrir et conquérir de nouveaux marchés, ainsi que, parfois, à résorber un « trop-plein » de population, elles se sont muées de plus en plus en terrain d’investissement, produisant des superprofits monstrueux. Les colonies et les dominions devenaient une obsession pour les bourgeois qui les tenaient, et ne pas en posséder revenait à courir le risque d’être écrasé.

Pour les Etats lancés tard dans l’aventure, comme l’Allemagne, ce retard devenait menaçant. Pour l’Autriche Hongrie, enclavée, cela devenait, là aussi, une situation ingérable. Quant à l’empire Ottoman, les conquêtes occidentales se faisaient même sur son dos. En 1885, le partage du monde, signé à Berlin, laissait l’Italie, le Japon, l’Allemagne lésés. Lésés et furieux. D’autant que, à cette date, à l’exception de l’Abyssinie et de la Chine, le monde est partagé. Chaque mouvement se fait désormais en se heurtant à des possessions, des protectorats et des zones d’influences d’autres puissances.

Logiquement, à la tête d’un immense empire colonial, la France aurait dû pulvériser sans la moindre difficulté l’Allemagne, dont les minuscules possessions ne sauraient être comparées à la magnificence de l’Empire français. Pourtant, elle s’est maintenue. Ce paradoxe illustre une des caractéristiques fondamentales de l’impérialisme : son caractère putréfié.

En situation de monopole sur un pré carré, la bourgeoisie française ne s’est guère posée de problèmes. Les investissements ont pour but de rapporter le plus possible, ce qui implique, finalement, de ne placer que le minimum dans le développement technologique et industriel, le minimum dans la possibilité d’expansion du niveau de vie des masses populaires, et de faire montre en flèche les fortunes d’une poignée de parasites. La « tonte de coupons » est ce qui est le plus prisé en termes de rendement. Mais pendant ce temps, l’industrialisation, le développement de biens de consommation, piétinent. Les colonisés meurent sous les coups de l’administration coloniale, massacrés, surexploités… mais les populations de métropoles ne voient guère la couleur de ces richesses non plus. Quelques miettes, tout au plus. La France de cette époque est un pays miséreux et arriéré, hormis dans les citadelles de l’impérialisme.

De son côté, la bourgeoisie Allemande avance à marche forcée pour compenser son retard. Pour contrer la France, elle mise tout sur l’industrialisation, sur l’artillerie lourde, sur les voies ferrées. Déjà en 1870, face à la Prusse, cette mobilité supérieure à fait ses preuves. Contre l’Angleterre, elle développe activement une marine de guerre ultra-moderne, équipée de machineries à mazout, alors que les dreadnoughts anglais dépendent du charbon -moins calorifère, plus pénible à transporter, demandant un équipage pléthorique. La weltpolitik du Kaiser permet de s’approvisionner auprès des puits de pétrole de l’empire Ottoman. L’Allemagne prépare une entrée fracassante sur la scène internationale. Elle peut même narguer à plusieurs reprises la France au Maroc, en déployant ses navires de guerre flambants neufs dans les eaux du protectorat. La bourgeoisie Allemande a repoussé dans le temps ses projets d’oisiveté et d’aisance pour se préparer à arracher sa place au soleil. Voilà ce qui explique que l’Allemagne puisse développer son industrie et mener un paternalisme social de front, tandis que la France agricole demeure dans un sous-développement industriel et social.

Au fur et à mesure que le XIXe siècle cède sa place au XXe, les impérialismes se regardent avec une agressivité toujours plus grande. Chacun cherche à jouer ses cartes.

Il n’existe, dans ce conflit, aucun Etat dont les bourgeoisies n’aient pas eu des motifs criminels. Il est impossible de dégager un « camp du bien » et un « camp du mal » qui puisse s’illustrer, l’un vis-à-vis de l’autre, par des qualités morales supérieures, par une volonté d’agir pour la liberté, pour la protection des peuples, pour mettre fin à l’escalade furieuse et criminelle orchestrée par les impérialistes et par les marchands de canons.

Les Alliés ont déclaré qu’ils représentaient le camp du droit quand les puissances centrales étaient celui de la force. C’est une vérité incontestable. Les Alliés se sont appuyé sur des traités forgés lorsqu’ils étaient en position de suprématie. Leur droit était celui des puissances impérialistes anciennes, dominantes, mais en perte de vitesse, qui avaient étouffé sous les traités inégaux le développement des concurrents internationaux, dont l’Empire Allemand. La force était celle de ceux qui voulaient s’imposer, gagner leur « place au soleil », pour reprendre la formulation de Bismarck. Ce droit prenait les borugeoisies de ces pays à la gorge, leur mettait le revolver sur la tempe. Ou prendre une place plus importante, ou être broyées.

Dire, comme l’a fait Mélenchon, qui, décidément, ne peut s’empêcher de s’exprimer à tort et à travers, que la guerre est la faute du Kaiser, revient à mentir. Tout a été fait pour que la guerre ait eu lieu. Seulement, les Alliés ont manœuvré pour bénéficier de l’avantage moral de jouer le rôle de défenseurs, non d’agresseurs. Mais chaque belligérant a présenté sa cause comme étant juste, seulement, l’histoire n’a retenu que le slogan du vainqueur.

La France des Lumières, elle aussi, avait ses revendications. Blessée par la défaite de 1870, la bourgeoisie française n’avait pas toléré la perte de l’Alsace-Lorraine. Non que les Alsaciens, locuteurs de l’Allemand, ne lui manquent particulièrement, mais, en revanche, ses ressources en sous-sol et son patrimoine industriel, oui.

Les gouvernements français successifs vont pousser par ailleurs cet esprit revanchard jusqu’à l’obsession. Ainsi, dans le manuel d’apprentissage de la lecture Le tour de la France par deux enfants, glorifiant la grandeur de la mère-patrie, les protagonistes sont des orphelins qui quittent l’Alsace. Le système scolaire français tire d’ailleurs ses racines de cette volonté de revanche : l’éducation Allemande, vue comme meilleure, est une des raisons qui poussent à la création de l’Education Nationale. Elle est vue comme particulièrement utilitariste : augmenter les compétences techniques de la Nation et l’unifier sous le patriotisme en prévision de la guerre. L’enseignement de l’Histoire est d’ailleurs fait uniquement sous cet angle là : instiller l’idée que la France est une grande nation, belle et humaniste, et que les Alsaciens croupissent dans l’obscurantisme en attendant la libération. Il s’agit également de l’argument qui sous-tend la colonisation. Il s’agit d’une mission civilisatrice au premier plan.

L’aspect colonial joue de manière très importante dans la rivalité franco-allemande, mais également dans l’alignement diplomatique de l’Angleterre. Les Allemands sont devenus des rivaux. Bien que rivale de la bourgeoisie impérialiste française durant les conquêtes coloniales, bien qu’ayant mené un « grand jeu » contre l’expansion de celle de la Russie dans l’Asie Centrale, la bourgeoisie anglaise redoute le développement de l’Allemagne. Surtout, elle est particulièrement soucieuse de protéger la Belgique, qu’elle considère comme un dangereux balcon vers ses côtes. Pour s’assurer la division de l’Europe et sa sécurité, elle est prête à mobiliser ses troupes.

La Russie tsariste veut sortir de son enclavement. Elle a chèrement payé sa vulnérabilité lors de la Guerre Russo-japonaise en 1904-1905, où ses navires de guerre, épuisés après 9 mois de mer du fait de la fermeture de Suez par les Anglais, ont été pulvérisés par les Japonais. Elle cherche à s’affranchir des Dardanelles, pour ne pas être coincée par l’Empire Ottoman. Elle s’appuie sur le panslavisme pour affirmer son rôle de grand-frère sur les autres peuples slaves et les unifier sous sa tutelle. L’empire, prison des peuples, est un Etat arriéré et putréfié, qui fonctionne à la mobilisation réactionnaire, autour de l’antisémitisme notamment. La révolution de 1905 a poussé le Tsar à lâcher du lest, mais, aux yeux des grands seigneurs, ce ne sont que des concessions temporaires, qui seront reprises par la suite.

L’Autriche et l’Empire Ottoman, dans ce conflit, sont plus des proies qu’autre chose. Ces empires d’un style suranné tombent en déliquescence. Tout comme l’Empire Russe, ils se maintiennent par les coups de forces et la répression. Mais au sein d’eux bouillonne un tumulte d’agitation nationale. La Russie et l’Angleterre lorgnent sur les Balkans, cette dernière et la France louchent aussi avec envie sur le Levant et le Moyen-Orient, d’autant que cela permettrait de couper l’Allemagne de ses positions dans la région.

Chacun court vers la guerre. Même ceux qui sont neutres savent que ce n’est que leur engagement qui leur permettra de siéger à la table des gagnants et te toucher leur pactole à la fin de la guerre. Des USA au Portugal, le monde retient son souffle en attendant de voir le conflit qui va se dérouler.

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