La bataille de l’histoire. VIII

Comprendre l’histoire pour construire le Parti.

Une des choses qui démarque le courant que nous incarnons, c’est-à-dire la « tradition » léniniste, des anarchistes et des trotskistes, est que nous ne concevons pas la révolution comme un phénomène extérieur, indépendant de notre volonté. Nous considérons qu’elle arrive grâce au fait que la théorie révolutionnaire rencontre le mouvement spontané. Et que de cette rencontre naissent des forces organisées, lesquelles permettent aux masses d’accomplir la révolution. En somme, nous n’attendons pas, toute notre existence, que la révolution arrive, nous considérons qu’il faut créer les moyens pour qu’elle ait lieu.

D’où le besoin d’une organisation efficace, disciplinée, structurée, qui puisse réaliser cette tâche. Dans la conception léniniste du Parti, Lénine s’est étroitement inspiré du modèle militaire d’organisation. Ses conceptions sont fortement imprégnées par sa lecture assidue de Clausewitz. C’est d’ailleurs ce primat de l’efficacité qui a toujours marqué l’activité de Lénine et ses luttes idéologiques. Cette approche a façonné la manière dont il en concevait le fonctionnement, la structure, mais aussi le contenu politique. Nous pensons qu’il faut le prendre par ce biais-là en tout premier lieu, en utilisation la théorie matérialiste-dialectique pour comprendre quelles doivent en être les formes actuelles. C’est-à-dire reconstruire en partant du commencement, non espérer faire surgir, subitement, sur la base de nos maigres forces, le Parti du prolétariat.

En France, aujourd’hui, le mouvement communiste est d’une faiblesse désolante. Soit il est incarné par le PCF et, dans son sillage, par un nombre d’organisations satellites révisionnistes, soit il est fait de particules. Ces particules n’ont pas une influence sur les événements politiques, alors qu’elles sont pourtant capables de pouvoir les analyser correctement. Elles peuvent avoir une certaine présence locale, mais elles restent faibles. Les tentatives d’unité existent. Nous en avons produit certaines. Elles restent le plus souvent sans réponse. Pourtant, les organisations, par principe, affichent toutes cette volonté. Reste à savoir ce que ces organisations entendent derrière ce mot d’ordre.

En tout état de cause, aucune organisation, à moins d’être d’un orgueil sans nom, ne peut prétendre concentrer cette masse critique suffisante pour être le Parti. Certains disent qu’ils sont un parti. C’est quelque chose qui nous paraît un tant soit peu prématuré. Mais cela pose la question de quel regard posent-ils sur les autres, qui de fait, ne sont pas le Parti. Concurrence ? Hostilité ?

Il nous paraît même complexe d’analyser qu’est ce qui pourra être le centre de gravité autour duquel se construira ce Parti. Cependant, tendanciellement, les organisations agissent comme des micro-partis, parfois à leur corps défendant. Ce n’est en soi pas dramatique, mais idéologiquement, là où le problème est plus profond, c’est sur le fait d’en avoir conscience ou non. Une organisation qui n’en a pas confiance ne pourra que aller vers le dogmatisme, dans le sens où la progression de ses membres ne se fera pas vers une qualité meilleure dans la compréhension du marxisme, mais uniquement dans une progression vers les positions de son centre et vers l’imitation imbécile de celui-ci. À l’inverse, une organisation qui en a conscience, sans sombrer dans l’agnosticisme plat, aura la possibilité de voir émerger de véritables cadres autonomes, compétente, et surtout, capable d’entretenir un débat interne, processus essentiel dans la progression théorique, idéologique…et organisationnelle comme pratique. Les lignes de démarcation jugées infranchissables, les conflits individuels (justifiés ou non !), entravent objectivement ce travail. Le travail des uns et des autres est systématiquement écarté, n’est jamais reconnu.

Cette faiblesse est liée à la conjonction de deux poids terribles. D’une part l’absence de décantation et de synthèse de l’expérience passée. Celle-ci demande un travail monstrueux. La seule organisation qui aurait potentiellement pu le réaliser est le PCF. Or, celui-ci a simplement jeté par-dessus bord l’ensemble de l’expérience. Les autres organisations, soit celles nées après son virage révisionniste, soit celles qui sont apparues récemment, n’ont pas pu matériellement le faire, ne serait-ce que du fait de cette absence de masse critique précitée. Chaque organisation détient une petite part d’expertise, une petite pièce d’un grand puzzle. Mais elles ne sont pas assemblées.

Le deuxième aspect est un problème de méthode, qui place la question de l’unité des communistes et de l’adhésion aux organisations sur des bases inadaptées. Comme mentionné plus haut, la plupart des organisations se sont créés autour de petits noyaux, lesquels ont tenté de répondre, avec bonne volonté, aux questions qui se posaient. Mises au pied du mur, elles ont tenté de tout reconstruire. Elles l’ont fait en prenant appui sur ce qu’elles connaissaient, sur ce qui leur paraissait le bon monde d’emploi. Mais, en avançant de manière autonome, elles ont avancé de manière sectaire les unes par rapport aux autres.

Plusieurs raisons entravent le regroupement des organisations communistes.

Le primat du Parti est juste. Mais érigé en principe unilatéral, en fétiche, il devient un frein au développement des organisations, il peut devenir même une barrière infranchissable. Bien souvent ce qui est mis en avant dans le refus de travailler ensemble, ce sont les différences idéologiques. Or, celles-ci sont à la fois primordiales tout en jouant à la fois un rôle d’arrière-plan ou de prétexte. Ce paradoxe apparent s’explique :

L’idéologie détermine la forme des organisations. Elle détermine comment nous pensons l’articulation de nos différentes activités. Donc, de ce point de vue là, elle est au dessus des questions d’organisation. Mais les arguments « idéologiques » qui justifient le rejet du travail commun sont pas ceux qui sont déterminants dans la conception de l’organisation ou du parti. Ce sont des éléments subalternes, secondaires, mais qui sont érigés en barrières infranchissables.

L’idéologie : du primat au prétexte.

L’importance de l’idéologie est reconnue par la plupart des acteurs de la scène politique communiste. Mais pas ce que cela signifie de manière concrète. Très souvent, les exigences sont invraisemblablement élevées. Il faudrait avoir statué sur tout avant de pouvoir travailler en commun, parvenir à un alignement parfait avant de pouvoir aller plus loin. Souvent, cela est dû au fait que nous prenons à rebours la manière dont les partis se sont construit, en considérant qu’il faut les prendre à leur stade les plus achevés.

Or, la reconstruction a posteriori a impacté le fonctionnement interne des organisations politique, mais également leurs perspectives. Consciemment ou non, la très large majorité des petits groupes existant à l’heure actuelle en France est marquée par une image déformée. Image déformée qui créé des objectifs, eux aussi, distordus. Dans l’ensemble, ce qui est recherché, à l’issue d’un processus plus ou moins long, c’est la naissance d’une organisation qui a tranché tous les débats, qui peut prendre position sur tout, qui fonctionne comme un Parti abouti et expérimenté – ou plutôt comme l’idéal-type de celui-ci. Cette construction mentale est logique : nous retenons de grandes étapes. Schisme avec les anarchistes, séparations avec les sociaux-chauvins et les réformistes, lutte entre les mencheviks et bolcheviks, lutte contre l’opposition de gauche, puis contre celle de droite, puis encore contre l’opposition unifiée, révolutionnarisation culturelle, révolution culturelle…

Cette mise en avant des ruptures fait oublier les unités. Dans les rapports des courants les uns envers les autres, ou des groupes les uns envers les autres, l’attitude est rarement celle de « unité-critique-unité », mais plus « critique-unité-critique ». Pourtant. Au moment de la Révolution de 1917, les tendances qui ont constitué l’opposition ouvrière, l’opposition de gauche ou de droite, ont tergiversé parfois, mais ont fonctionné d’une manière suffisante pour que la Révolution puisse avoir lieu.

De plus, le Parti s’est également appuyé sur des éléments non-bolcheviques présents dans les soviets, mais qui votaient comme les bolcheviques sur les décisions essentielles, parce que influencés par la justesse des conceptions léninistes. Elles ont même parfois dépassé les positions bolcheviques, comme sur l’interdiction des journaux bourgeois et des partis non-bolcheviques.

Au pouvoir, lorsqu’on se penche en détail sur l’histoire du PC(b)US, celui-ci n’est parvenu à fonctionner de la manière idéalisée qu’après la déstalinisation. À cette date, il n’a plus rien d’une organisation révolutionnaire, ayant pour ambition de transformer l’URSS en société communiste. Devenu un outil de gestion de l’Union soviétique, non plus un outil de combat au service de la classe ouvrière et de la paysannerie, il s’est mué en parfait levier d’adhérents bureaucratisés. Un objet mort. À l’inverse, la vie politique du Parti Communiste Bolchevique était chaotique. Elle était une lutte constante, un équilibre précaire entre activistes et cadres, entre lutte-antibureaucratique et tâches à accomplir. Les différentes purges ont montré davantage cette vie tumultueuse qu’un rapport unilatéral. Les premières ayant été du haut vers le bas, (chitska de 1933), mais les suivantes ayant été davantage du bas vers le haut (proverka de 1934, puis la « révolte » du rayon de Belyi par exemple1…). De plus des conceptions contradictoires existaient et ont existé dans le parti, jusqu’au moment où leur expression s’est manifesté de manière antagonique. Cela fait relativiser au niveau des bases dont nous avons besoin pour construire un rapprochement et une unité.

Quelque part, il n’est pas possible de surestimer les exigences et le caractère monolithique attendu pour une fusion, car les moyens de pouvoir atteindre réellement ces exigences ne peuvent naître qu’au bout de la concentration d’une masse critique suffisante.

Dans un texte de présentation datant de septembre 2018, nous définissions les choses ainsi :

« Comprendre la question du Parti demande tout d’abord de la replacer dans un certain cadre. Le Parti n’est pas une fin en soi, il est un moyen. Il est le moyen par lequel les masses s’organisent, sont dirigés par leurs éléments les plus avancés, et peuvent faire la révolution puis procéder à la construction du socialisme. Le Parti est donc un moyen essentiel, mais construit autour d’un certain pragmatisme. Son but est de fonctionner convenablement. Avoir stratégiquement raison ne suffit pas. Il faut également être capable d’être tactiquement dans le vrai, mais même de l’être aussi d’un point de vue de l’opératique, pour d’une manière qui permet de triompher des obstacles. Il est vrai qu’idéalement, l’opératique, la tactique, devraient être subordonnés à la stratégie, mais dans les faits, dans la construction du parti, cela exige parfois de temporiser sur sa volonté de démonstration et sur sa volonté de polémique pour pouvoir, d’une manière large, construire l’espace qui permettra après de traiter ces questions d’une manière réelle, influente, efficace et, surtout, décisive.

Ce qui sépare le Parti de l’organisation c’est un stade qualitatif supérieur. Il est possible de faire une analogie avec la vie. On peut définir le vivant – à part le stade viral – comme un métabolisme et un matériel génétique. Le matériel génétique est la théorie, l’idéologie. Le métabolisme est la possibilité d’avoir une action affirmative au sens clausewitzien du terme, vis-à-vis de l’environnement, d’avoir un ordre du jour qui ait un impact, qui puisse être autre chose que simplement répondre à la bourgeoisie. Le métabolisme seul est le règne de l’opportunisme. Le matériel génétique seul est celui de l’incantation. C’est rester au stade viral de la vie, se contenter de lancer des mots d’ordre sans réalité vers les masses.

[…] Trois conséquences directes : d’une part, les autres organisations sont ignorées ou considérées comme hérétiques. L’unification ne peut se faire, de fait, car la foi parfaite ne peut trouver de terrain d’entente, ne peut évoluer, ne peut être débattue. Le un se divise en deux est ainsi employé comme excuse pour rejeter toute évolution de manière téléologique : « comme il y aura une rupture à un moment ou un autre, autant la faire maintenant ! ».

Deuxième conséquence, elles ne peuvent organiser la classe ouvrière, du fait d’une exigence de connaissance universitaire de la théorie. Exigeant la perfection, elles se retranchent derrière sas après sas pour filtrer les entrées. Ces organisations s’adressent à la petite bourgeoisie radicale et étudiante, mais non aux prolétaires.

La troisième conséquence est que les mots d’ordres ne correspondent pas à la réalité sociale, à la situation politique ou au niveau de conscience des masses. Elles se contentent de voir le rôle du Parti comme celui de lancer en l’air des slogans. »

Derrière ces exigences, derrière le fait de botter en touche sur le travail commun, y compris avec des individus et des groupes proches, il existe une raison : la primauté de l’appareil sur l’unification.

La fusion des appareils : le goulot d’étranglement devant lequel beaucoup renoncent.

Construites comme des mini-partis, les organisations possèdent donc un appareil centralisé, avec une certaine culture interne, spécifique. Elle estime qu’elle a réalisé un travail particulier, qu’elle a mis en place des choses positives, et que le fait que ce travail puisse être remisé et que son mode de fonctionnement puisse changer cause un réel trauma interne.

Or, l’idée d’une fusion entre organisations n’échappe pas aux lois de la dialectique. L’unité, plus souvent, se traduit pas un « un se divise en deux » plus que comme une synthèse. C’est-à-dire que, au sein du groupe qui est fondé, un appareil prendra le pas sur l’autre. Sa culture deviendra hégémonique. L’autre sera donc écrasé et ses partisans irréductibles condamnés à l’exclusion.

Comme, de facto, c’est l’organisation la plus homogène, la plus disciplinée qui l’emporte mécaniquement, celle qui joue le plus carte sur tables et qui respecte le plus la règle du jeu est mécaniquement en désavantage. Il en résulte alors une tendance au manque que confiance, à la défiance, qui fait que l’unité échoue régulièrement. In fine, lorsque l’unité est évoquée, elle correspond en réalité à l’intégration, au phagocytage d’une organisation par une autre.

Cette réalité n’est d’ailleurs pas exclusive au milieu militant, elle concerne aussi la bourgeoisie. C’est pour cela que les impérialismes, même en difficulté, ne fusionnent pas. Parce que, en dernière analyse, cela signifie qu’un dévore l’autre. Nous avons construit l’UCL avec une structure légère et évolutive dans le but de l’intégrer dans quelque chose de plus grand. Mais cela ne signifie ni unité sans principe, ni le fait que nous ne soyons pas, nous même, vulnérable à ces tendances. Il s’agit donc d’une lutte idéologique qui se mène chaque instant. Nous pensons essentiel d’avoir constamment ce memento mori2 en tête.

L’image de la famille peut paraître étonnante dans ce cadre-là. Pourtant elle revient inlassablement dans les travaux sur le fonctionnement du Parti Communiste d’Union Soviétique. Localement il se créé des familles, des groupes d’affidés, avec leurs règles, leur culture, leurs fonctionnements…et d’ailleurs parfois leurs sales histoires. Ces familles n’ont qu’une hantise, que d’autres viennent voir ce qui se passe en leur sein. Ces appareils, avec leurs petits chefs, qui possèdent leur petite renommée, leur petit empire, les empêche de s’inclure dans quelque chose de plus grand, qui les noieraient. Les cas les plus graves se replient sur un rôle de navigateur solitaire, sur un blog, sur une expression personnelle et uniquement personnelle, mais sur une incapacité à réaliser le moindre travail d’organisation. Noyés dans leur subjectivisme érigé en vérité absolue, ils ne servent qu’à parasiter le développement de quelque chose qui les dépasse.

Comme chacun se perçoit comme le centre, comme chacun est son propre référentiel galiléen, rien n’avance. De plus, la peur précitée de la contamination idéologique et de la perte de contrôle rend toute avancée extrêmement dure à réaliser, tant est puissant l’esprit de secte.

Parfois, nous pensons qu’il faut accepter que nos positions soient remisées temporairement, que nos magnifiques envolées lyriques servent de fonds documentaire. Nous pensons que dans une certaine mesure, mieux vaut avoir tort avec le Parti qu’avoir raison stratégiquement en nous privant des moyens tactiques d’agir. Cela, uniquement dans la mesure où il est possible d’aller à contre courant et de défendre nos positions par la démonstration et par le débat franc et ouvert.

Avancer : une responsabilité.

On ne peut se satisfaire de la situation actuelle. Si, dans la très large majorité des cas, les animateurs et animatrice des mouvements communistes sont issus de la petite bourgeoisie radicale, et donc ne joue pas leur vie, ce n’est pas le cas de tout le monde. L’inclusion dans un travail internationaliste nous à mis une gifle en plein visage : comment répondre à l’appel pressant des organisations qui défendent les intérêts du prolétariat des colonies et semi-colonies dominées par la France ? Que pouvons-nous leur donner comme excuse ?

En réalité, ce n’est pas avec de la candeur et de la tendresse que ce sont figées les formes des organisations politiques de combat, c’est sous la pression des événements et sous la pression d’autres forces politiques. La constitution de la SFIC puis du PC s’est faite par une pression intense exercée par le Komintern. Ce qui en est né est un outil imparfait, fruit de l’urgence. C’est le caractère impératif, obligatoire, de répondre à l’appel pressant de ceux qui luttaient qui l’a emporté sur l’esprit de secte et de groupe.

L’histoire de la création des partis est donc une histoire brusquée, dans laquelle il a fallu combattre chaque chapelle, chaque secte, mais également imposer la nécessité primordiale d’accumuler les forces pour construire le Parti. Un Parti ne se proclame pas, tout comme l’abolition des classes sociales se proclame. Le Parti existe quand la très grande multitude de tâches qu’il a à réaliser sont réalisées ou réalisables.

Nous devons être ambitieux stratégiquement et humbles tactiquement. Nous devons être différents de ce qui nous entoure.

1En 1937, dans le district rural de Belyi, les plus hauts dirigeant locaux, dont le plus élevé en rang était Kovalev, ont été démis de leurs fonctions à la suite d’une mobilisation importante. Par effet de domino, cette chute a entraîné la chute de potentats locaux.

2 Souviens toi que tu vas mourir.

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