17 novembre : un bassin révélateur.

17 novembre : un bassin révélateur.

Entre le miroir aux alouettes et la faillite d’une partie de la gauche.

Depuis un mois environ, des appels à des blocages et à des manifestations se lancent un peu partout dans l’ensemble du territoire contrôlé par l’Etat français. Ces manifestations se sont dotés de symboles : le gilet haute-visibilité jaune.

Cette colère s’est cristallisée contre la hausse des prix du carburant à la pompe, hausse liée à l’augmentation des taxes et du coût du pétrole. L’une des raisons principales est le rattrapage fiscal que connaît le diesel, sur lequel pourtant l’industrie automobile française avait largement misé durant des décennies.

Ce mouvement s’est transformé en traînée de poudre par l’intermédiaire des réseaux sociaux et des pétitions. Difficile pourtant de savoir ce qui en sera concrètement le jour venu, tant ces événements prennent souvent l’apparence de feux de paille. Il est difficile de croire que cette mobilisation débouchera sur des résultats tangibles, car même si un mouvement d’ampleur avait lieu, il aurait de grande difficultés à s’inscrire dans la durée et à pouvoir créer un rapport de force sur le long terme. Au mieux, il sera un coup d’éclat, au pire, il sèmera une amertume et une désillusion accrue chez les participantes et les participants.

Pour le moment, cependant, il fait parler. Face à cette flambée, un contre-feu s’est lancé, notamment à gauche et à l’extrême-gauche, pour dénigrer cette mobilisation, la jugeant peu importante en regard d’autres enjeux et récupérée politiquement par l’extrême-droite. Nous tenions à apporter notre pierre au débat.

Oui, le 17 novembre est la cible de la récupération politique par l’extrême-droite. C’est une certitude. Mais non parce que la lutte contre la hausse du prix du carburant est fasciste ou poujadiste en soi, mais bien parce que les organisations progressistes et révolutionnaires qui la condamnent ont fait le choix d’abandonner ce terrain à l’extrême-droite, de lui offrir un boulevard, de lui donner un cadeau.

Les fascistes sont des maîtres dans l’art d’utiliser les affaires de corruption, dans l’art d’utiliser les scandales, dans l’art d’utiliser tout ce qui frappe aux viscères les masses populaires. Ils sont des professionnels de l’excitation de la colère, de son détournement, du fait d’entraîner les masses dans des voies pires encore. Les fascistes sont prêts à instrumentaliser la grogne contre les taxes pour l’utiliser contre les migrants, d’utiliser la situation dans les EHPAD pour parler de délinquance, de maquiller les chiffres du passage à l’euro pour nourrir le chauvinisme et le nationalisme le plus putride.

Alors que sur le terrain des questions sociales ils sont incapable de pouvoir s’exprimer et se positionner sans tomber dans le ridicule le plus achevé, ils manœuvrent habilement sur ces terrains, pour livrer les travailleurs pieds et poings liés à leur plus grand bourreau : la grande bourgeoisie monopoliste française, « bien de chez nous ».

Une des choses que nous enseigne l’histoire du combat contre le fascisme et le nazisme, c’est bien qu’il faut faire extrêmement attention à ne pas laisser ce genre de boulevards ouverts.

Dans les années 30, Dimitrov, dirigeant l’Internationale Communiste, revenait sur ces problèmes : Je me souviens, par exemple, d’une réunion de chômeurs tenue à Berlin avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. C’était pendant le procès des fameux accapareurs et spéculateurs, les frères Sklarek, procès qui durait depuis plusieurs mois. L’orateur national-socialiste qui parla à cette réunion, utilisa ce procès pour ses buts démagogiques. Il cita les spéculations, les affaires de corruption et les autres crimes commis par les frères Sklarek ; il souligna que le procès intenté contre eux traînait depuis des mois ; il calcula combien de centaines de milliers de marks ce procès avait déjà coûté au peuple allemand et, aux vifs applaudissements des assistants, il déclara qu’il fallait, sans tarder, fusiller des bandits comme les Sklarek et verser au profit des chômeurs l’argent dépensé pour le procès.

Un communiste se lève et demande la parole. Le président refuse d’abord ; mais, sous la pression des assistants qui voulaient entendre le communiste, celui-ci obtient enfin la parole. Lorsque le communiste monta à la tribune, tous les assistants dressèrent l’oreille dans l’attente de ce qu’il allait dire. Eh bien, que dit-il : « Camarades, déclare-t-il d’une voix ferme et puissante, l’assemblée plénière de l’Internationale communiste vient de terminer ses travaux. Elle a indiqué la voie du salut pour la classe ouvrière. La tâche essentielle qu’elle pose devant vous, c’est, camarades, la « conquête de la majorité de la classe ouvrière ». L’assemblée plénière a indiqué qu’il est nécessaire de « politiser » le mouvement des chômeurs. L’assemblée plénière vous invite à élever ce mouvement à un degré supérieur. » Et l’orateur continua à parler dans le même sens, convaincu apparemment qu’il « expliquait » les décisions authentiques de l’assemblée plénière. Un tel discours pouvait-il émouvoir les chômeurs ? Pouvaient-ils être satisfaits qu’on s’apprêtât d’abord à les politiser, puis à les révolutionnariser et ensuite à les mobiliser pour élever leur mouvement à un degré supérieur ?

Assis dans un coin, j’observais avec amertume comment les chômeurs présents, qui avaient tant voulu entendre le communiste pour apprendre de lui ce qu’il leur fallait faire concrètement, se mettaient à bâiller et à manifester une déception bien claire. Et je ne fus pas du tout étonné qu’à la fin, le président retirât brutalement la parole à notre orateur sans aucune protestation dans les rangs de l’assemblée… »

Or, nous agissons bien souvent de cette manière. Nous oublions bien souvent un principe édicté par Mao : « Le marxisme comporte de multiples principes, mais ils peuvent tous se ramener en dernière analyse à une seule phrase : on a raison de se révolter contre les réactionnaires. »

Or, nos « gilets jaunes » ont-il raison d’être en colère ?

Peut-on condamner la mobilisation contre la hausse des prix ? Dans sa forme, peut-être, elle est critiquable, elle est insuffisante, elle présente des failles. Bertolt Brecht est souvent cité pour avoir dit « si le peuple pense mal, changeons le peuple ». Certains s’en sont servi dans une dimension anticommuniste pour prétendre que Brecht appelait à manipuler l’esprit des masses pour les faire obéir. Or, il s’agit de l’inverse. Brecht voulait, par cette phrase, indiquer que les analyses politiques qui permettent de luter contre les idées fausses n’apparaissent pas spontanément. Elles ne peuvent être qu’apportées par un travail en amont. Lorsque Mao dit que les idées justes proviennent du peuple, il n’omet pas de mentionner que les communistes, pour appliquer une ligne de masse qui leur permettre d’aller vers la victoire, doivent combattre les idées fausses et réactionnaires, mais également reformuler les mots d’ordres spontanés pour les rendre politiques. Partir des masses pour revenir vers les masses.

Certains en ont déduit un culte de la spontanéité qui les ont amenés à considérer avec angélisme que toute ce qui provenait des masses populaires était un pur cristal. Certains spontanéistes en sont allés jusqu’à voir dans les pogroms l’expression d’un sentiment d’injustice qu’il fallait soutenir, tout comme les lynchages.

D’autres ont, à l’inverse, déjà renoncé. Les idées fausses au sein des masses, les imperfections, les failles, les faiblesses, leurs sont rédhibitoires. A leurs yeux, les travailleurs et travailleuses sont des moutons, sont abrutis, sont trop souillés pour être la force révolutionnaire.

Dans un cas comme dans l’autre, les positions sont fausses. Par un étrange retournement de situation, ce sont souvent ceux-là et celle-là même qui clament au fait de ne pas hiérarchiser les luttes qui se sont empressés de catalogue la lutte contre la hausse du carburant comme indigne, comme inférieure aux autres.

Une partie de la gauche petite-bourgeoise et intellectuelle s’est ainsi démasquée pour ce qu’elle est : donneuse de leçon, méprisante et singulièrement inadaptée à mener la lutte des classes.

Comment reprocher à des individus qui ne sont pas communistes de ne pas agir en communistes ? De ne pas avoir une « correcte pensée politique » ? Au lieu de chercher à faire progresser politiquement les forces motrices de la société, ces organisations, ces individus se réfugient dans un idéalisme béat, dans un utopisme de bon aloi.

Parmi les classe populaires, il existe des tares. Il existe des sexistes, des homophobes, des xénophobes, des individus aux tendances mafieuses, des individus aux désirs petits-bourgeois…Ils sont le reflet de la société et le reflet de l’idéologie dominante, bourgeoise, qui est le vecteur de ces conceptions réactionnaires. Ces idées réactionnaires traversent tout la société. Mais il existe trois voies : les nier, les juger indépassables ou les combattre et rallier sur la base des idées justes qui existent. Or cela ne peut arriver spontanément, sans un apport exogène, de l’extérieur.

Qu’une partie plus ou moins grande de celles et ceux qui participent au mouvement des « gilets jaunes » soit capable de défiler avec Le Pen, avec Dupont Aignant, avec Wauquiez, comment en serait-il autrement ? Ils et elles ont le sentiment de trouver des oreilles compatissantes, des démagogues qui leur parlent, les écoutent les comprennent. Notamment parce qu’une grande partie du camp du peuple, ou du soi-disant camp du peuple, a renoncé à les regarder, à les entendre, à les écouter.

Nous, nous ne ferons pas ce jeu du silence. Nous nous adressons aux « gilets jaunes » comme à l’ensemble de la société. Nous pensons que le fait de se mobiliser contre la vie chère, contre l’étranglement financier, contre la paupérisation sous toutes ses formes est justifié et nécessaire.

Par contre, nous leur disons que les alliés d’aujourd’hui sont les bourreaux de demain. Où étaient ces messieurs Wauquiez, ces mesdames Le Pen quand leurs droits sociaux étaient bafoués ? Quand leurs salaires étaient baissés, quand leurs usines, leurs maternités fermaient ? Nulle part. Lorsque des organisations progressistes méprisent les travailleurs et les travailleuses, il s’agit d’une erreur terrible, certes, mais d’une erreur tout de même. Quant à ces organisations et leurs représentants, pour eux, c’est une stratégie.

Ils ne lorgnent sur le pouvoir que pour appliquer la même politique, sinon une politique pire. Ils ne sont là que pour servir la bourgeoisie et se doter de places de fauteuils, de sinécures. Ils se disent « anti-système » mais sont les agents les plus fanatiques de la baisse du niveau de vie et de l’écrasement des travailleurs et des travailleuses, en particulier les plus pauvres et les plus précaires.

Ce sont des agents de la division et de l’opportunisme.

Lutter contre la TVA, cet impôt injuste et cynique, lutter contre la vie chère, lutter contre les manœuvres de l’Etat bourgeois pour faire endosser la plus grande partie des taxes par les masses populaires, cela leur a paru trop trivial, trop matérialiste au sens négatif du terme. En somme, trop sale. Il faudrait se cantonner aux luttes qui ennoblissent l’esprit, pures, éloignées, pour de grands principes, pour de belles phrases.

Même si il est vrai que le carburant n’a pas tant augmenté que ça par rapport à l’inflation, il n’en demeure pas moins qu’il est un poste de dépense important pour les travailleurs et les travailleuses, d’autant plus que nombre des plus précaires sont relégués aux confins des villes ou des zones périurbaines par les coûts des loyers ou par le désir d’un cadre de vie moins affreux. A cela s’ajoute le fait que les transports en communs entre les banlieues et les zones industrielles sont du domaine du cauchemar et que, avec des moyens financiers limités, il n’est pas possible matériellement de se doter de la nouvelle hybride qui consomme peu, mais bien souvent il faut accepter de rouler avec des véhicules hors d’âge, polluants et puants. Pas par amour de la belle mécanique, mais par absence de choix.

Rouler plus chèrement, d’autant, non pour le loisir, non pour le voyage, mais bien pour aller sur son lieu d’exploitation. Payer plus pour être exploité, tandis que la grande bourgeoisie échappe aux taxes, aux impôts. Ne s’agit-il pas là du suprême cynisme ?

Alors, logiquement, le prix du carburant, auquel tout automobiliste est confronté, est un prix marquant, un prix symbolique plus que concret. L’évolution du cour du yaourt est plus difficile à suivre, est moins affichée sur d’immense panneaux. En France, la part du transport automobile dans le budget des ménages est l’une des plus élevées d’Europe avec 15% environ des dépenses.

Nous regardons la hausse des taxes du carburant de la même manière que la volonté de mettre des péages urbains en ne voyant là qu’une manière inégalitaire de faire rentrer des deniers dans les caisses de l’Etat tout en peignant cela en vert. Il est fascinant de voir le nombre de groupes et d’individus qui, tout en traitant ceux qui se mobilisent de dupes, sont eux-mêmes dupés par ces taxes prétendument écologiques. Peut-être que ceux qui se vêtiront du gilet jaune iront ensuite participer aux promotions sur le Nutella, sans penser aux Orangs-outans. Pas par mépris pour leur existence, pas par haine cynique et veule, mais parce que, dans la situation sociale où sont certains et certaines, étranglés par un niveau de vie qui ne fait que baisser, une promotion sur un produit de consommation courante est toujours ça de pris. Et le fait que nous l’expliquions ne signifie pas que nous le considérions comme juste politiquement.

Il est terrible de voir les méfaits qui sont causés, notamment par les extractions d’hydrocarbures, par les ravages des industries automobiles, par l’exploitation au sein de celle-ci. Il est bien sût terrifiant de voir les chiffres sur les disparitions des espèces animales. Mais ceux qui écrivent « va te faire foutre avec ton putain de 17 novembre » et qui se figurent que ceux qui sont exaspérés sont des promoteurs du tout voiture, de la pollution, se trompent. Bien sûr, nous sommes pour un respect de l’environnement, pour le développement de technologies réellement vertes – non ces faux semblants. Qui ne le serait-pas ? La bourgeoisie elle-même, même la plus rapace, ne se réjouit pas de la destruction de la planète et des conditions qui permettent à la vie d’exister sur elle.

Mais la solution, la vraie, n’est pas une taxe marginale, n’est pas de faire payer le coût d’une prétendue transition écologique aux masses populaires. La solution n’est pas dans des mesures fiscales ou individuelles.

La solution est politique : elle est dans le contrôle réel de la production par les masses populaires, par les travailleurs eux-mêmes. Ce qui fait que la bourgeoisie, que les capitalistes, que les investisseurs détruisent la planète, c’est une recherche effrénée du profit. Pas seulement du profit moyen, mais des plus hautes sources. Les capitalistes sont persuadés que s’ils n’exploitent pas ce gisement sous une réserve, leur taux de profit baissera et ils seront broyés par la concurrence. Et même si leur « conscience » parle, elle se dit surtout que « si ce n’est pas eux qui en profitent, s’en seront d’autres. » D’où cette spirale infernale, mortifère, dévastatrice.

C’est cette spirale qu’il faut briser, et elle ne peut être brisée que par l’action révolutionnaire, pour chasser du pouvoir les agents de la bourgeoisie, pour détruire les outils de l’oppression, et l’exploitation. Par le fait de remettre entre les mains des travailleurs les moyens de contrôler réellement l’économie mondiale, mais également de conserver ce contrôle, face aux immanquables tentatives de restauration.

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